L’Ombre d’un géant : Souvenirs d’Orson Welles
Un centenaire, pour quoi faire ? Loin du chœur (des pleureuses)
critique, voici un petit portrait inspiré de Perec…
Je me souviens d’un éditorial
nécrologique, au cigare et chapeau noir, paru dans feu Starfix et du « découpage »
de Dossier
secret publié dans L’Avant-Scène Cinéma.
Je me souviens des entretiens avec
Peter Bogdanovich, Moi, Orson Welles, dans une traduction parfois hasardeuse, de
son émotion à la vue sur petit écran des sublimes Amberson, non en raison du
montage tronqué, mais bien du temps perdu.
Je me souviens des textes d’Edgar
Allan Poe, interprétés pour un album studio d’Alan Parsons Project, intitulé Tales
of Mystery and Imagination.
Je me souviens de la projection, dans
une salle provinciale et vide, aujourd’hui disparue, de It’s All True, tourné au
Brésil, ressuscité/narré par la fidèle Jeanne Moreau, et d’un téléfilm anodin
avec Liev Schreiber en avatar, RKO 281 : La Bataille de Citizen Kane.
Je me souviens de la sensuelle et
solaire Oja Kodar, filmée dans la rue en caméra cachée, provoquant le désir
populaire (et celui des faussaires) pour Vérités et Mensonges, de cette
ultime compagne ne cachant guère sa juste colère envers Spielberg, admirateur
avare.
Je me souviens de l’adaptation de Dracula
pour la radio avec un tube en carton, et du doute sur l’impact de La
Guerre des mondes : panique générale avérée ou « légende
urbaine » ?
Je me souviens du viol invisible de
la pauvre et droguée Janet Leigh (pas encore farouche sous la douche) dans La
Soif du mal, et du plan-séquence d’ouverture sur le mambo
« explosif » composé par Henry Mancini, avant la version
« révisionniste » de Walter Murch.
Je me souviens du générique en
épingles de l’expressionniste Procès, conçu par Alexandre
Alexeïeff et Claire Parker, de la robe blanche de Romy Schneider, de
l’innocence troublante d’Anthony Perkins.
Je me souviens de sa voix off énonçant « My name is Orson
Welles » durant le générique final – et vocal – de La Splendeur des Amberson.
Je me souviens du livre insultant de
Pauline Kael, de ce mot de « génie » utilisé par tous ou presque dès
qu’on parle de lui, par paresse, par emphase, par bonne conscience
(« l’ogre », l’appelaient-ils, à l’instar de Rainer Werner
Fassbinder).
Je me souviens de sa détestation du
cinéma de Hitchcock, posé en rival américain, des louanges allouées à ses films
anglais.

Je me souviens de l’expression
proverbiale servant à qualifier Stanley Cortez, le maître du clair-obscur de La
Splendeur des Amberson : « A pain in the ass ».
Je me souviens, dans La
Dame de Shanghai, de la blonde chevelure courte et des miroirs brisés
de Rita Hayworth, avant ceux de Bruce Lee dans Opération Dragon.
Je me souviens de la luge embrasée
par les notes de Bernard Herrmann au tout dernier plan de Citizen Kane, avec son
nom coquin, surnom apocryphe du clitoris de Marion Davies, ce qui dut irriter
William Randolph Hearst bien plus que le reste dans ce biopic à charge à peine déguisé.
Je me souviens de la fable, probable
conte arabe, de la grenouille et du scorpion racontée dans Dossier secret, parfaite
autobiographie fictive valant toutes les autres, dans leur vain souci de
démêler le faux du vrai, et du patronyme superbe : Arkadin.
Je me souviens de ses explications à
André Bazin (recueillies dans Orson Welles) sur le caractère de
Quinlan, son double repoussant et pathétique dans La Soif du mal : un
personnage moralement détestable mais esthétiquement admirable.
Je me souviens de son amour de
jeunesse pour Shakespeare, de la fuite à Dublin pour le jouer, du déchirement
constant entre la grandeur des élans et la bassesse des actes, retrouvés tout au long des pièces et des films.
Je me souviens de l’engagement auprès
de Roosevelt, du cinéaste-citoyen enrôlé par John Houseman pour le Federal
Project Theatre.
Je me souviens de son magicien chez
De Palma, qui se vit confisquer le final
cut puis remercier par la Warner sur Get to Know Your Rabbit, en
itérative ironie du sort, et de la relecture de l’attentat
« automobile » de La Soif du mal dans Phantom
of the Paradise.
Je me souviens du « merveilleux
train électrique » pour désigner le cinéma, des quelques heures passées en
compagnie de Gregg Toland, le directeur de la photographie de Citizen
Kane, pour connaître tout ce qu’il faut savoir à propos d’une caméra.
Je me souviens de son affirmation sur
la légion d’imposteurs au sein de ce
métier, bien avant les « professionnels de la profession » chambrés
par Godard.
Je me souviens de la lumière
écrasante du Maroc et de la partition ténébreuse d’Angelo Francesco Lavagnino
pour Othello.
Je me souviens des décors en
carton-pâte de Macbeth, de sa couronne de galette des rois, des sorcières
grotesques, de l’éprouvante variante de Polanski après sa tragédie.
Je me souviens du cri plaintif de Loretta Young (et du nôtre) face aux
images insoutenables des camps
d’extermination dans Le Criminel : « Pourquoi me
montrez-vous cela ? », présage du traitement Ludovico dans Orange
mécanique, de la réponse de Claude Lanzmann à travers les plans manquants de Shoah et de son
personnage in fine empalé par le
Temps.
Je me souviens des jolies pages
consacrées par Friedkin dans ses mémoires à Citizen Kane, source
séminale et intarissable où s’abreuver sans se lasser, aussi essentielle pour
lui que Le Sacre du printemps de Stravinsky.
Je me souviens des éloges adressés à Croix
de fer de Peckinpah, autre maverick
autodestructeur – mais Welles ne possédait pas de tronçonneuse pour massacrer le bureau de récalcitrants
producteurs.
Je me souviens qu’il trouvait les
films de Kubrick trop longs et qu’il aimait sincèrement le cinéma de Pagnol
(traducteur méconnu de Hamlet), incarné pour l’éternité par
Raimu, « l’un des plus grands acteurs au monde » (on confirme).
Je me souviens de lui chez Pasolini,
dans l’histoire de fromage picturale et méta de La ricotta.
Je me souviens du piano mécanique et
du maquillage canaille de Marlene
Dietrich dans La Soif du mal.
Je me souviens du sujet de Monsieur
Verdoux finalement réalisé par Chaplin, peut-être son meilleur film, le
plus âpre et le plus wellesien, certainement.
Je me souviens de l’angélique
blondeur, propice au sacrifice, de Suzanne Cloutier dans Othello, opposée à la
fastueuse fourberie de Micheál MacLiammóir en Iago.
Je me souviens de la célèbre
réplique, rajoutée par ses soins, du Troisième Homme, sur la Suisse et
ses horloges à coucous.
Je me souviens de brèves apparitions
chez Guitry (Si Versailles m’était conté…) et Clément (Paris brûle-t-il ?).
Je me souviens de la musique d’Erik
Satie et du climat de rêve érotique dans Une histoire immortelle.
Je me souviens des plafonds en
contre-plongée de Citizen Kane avant ceux de Michael Winner dans Un
justicier dans la ville.
Je me souviens du monologue poignant
d’Agnes Moorehead dans La Splendeur des Amberson, qui fit
s’esclaffer certains spectateurs de l’Amérique « profonde ».
Je me souviens de Mark Robson, auteur
du précieux La Septième Victime, et de Robert Wise, réalisateur de La
Maison du diable, un chef-d’œuvre d’horreur sonore sous influence
wellesienne avouée, autrefois monteurs pour ses premiers films.
Je me souviens des photos de plateau
de The
Deep, quelque part entre Le Couteau dans l’eau et Calme
blanc.
Je me souviens d’œuvres drolatiques
(« Cititzen Kane est une comédie », déclarait-il, et idem Le
Procès), mélodramatiques, magnifiques, fabriquées avec des
« cachetons », des « spots », des « panouilles »,
et une science absolue du cinéma, pas seulement des emplacements de caméra,
découvertes pour la plupart à la TV, grâce à Claude-Jean Philippe & Patrick
Brion.
Je me souviens de ceci et de ne vous oublier
jamais, très cher Orson Welles…
Merci à vous !
RépondreSupprimerOrson Welles sings
RépondreSupprimerhttps://www.youtube.com/watch?v=XHwtAFD7Fhw
And dances!
SupprimerAimable numéro, faussement miso...
Projet Poe :
https://www.youtube.com/watch?v=J8BKQ5MTFQY