L’Exercice de l’État : Au revoir les enfants
Suite à sa diffusion par France 3, retour sur le titre de Pierre Schœller.
Ouverture sur un rêve érotique :
des silhouettes endeuillées, quelque part entre les médecins vénitiens à
l’époque de la peste et les inquiétants adeptes orgiaques réunis pour Eyes
Wide Shut, jouent les déménageurs dans un bureau gouvernemental, quand
surgit une jeune femme brune et nue nous fixant du regard, avant de s’offrir à
la gueule d’un placide crocodile, qu’elle pénètre tel Jonas sa baleine. Ce
songe humide, à la symbolique
plurielle – on laisse les cinéphiles partisans de la psychanalyse s’en repaître
–, issu de l’esprit troublant et troublé du protagoniste, au patronyme
apocalyptique (Bertrand Saint-Jean), donne le ton et délivre le meilleur du
film : un surréalisme sexuel, un réalisme fantastique exogène au cinéma
français (malgré Vigo, Buñuel, Franju et quelques autres) mais propre à
l’imaginaire et à l’imagerie belges (Magritte, André Delvaux pour ne citer
qu’eux). Schœller, réalisateur français, s’associe aux Dardenne, ici
producteurs, et son opus constitue un hybride séduisant, un tressage réussi de
tendances a priori opposées : le film social et le film-cerveau,
l’observation lucide et documentée d’un milieu doublée du mystère irrésolu
d’une insaisissable personnalité (« Tu es flou », lui reproche sa
directrice de la communication). On pense aussi, devant ce car couché dans la
neige, devant ces autoroutes vides et anxiogènes, à Mocky (Agent trouble ou Litan :
La Cité des spectres verts), Miller (La Classe de neige) et Nicole Garcia (L’Adversaire).
Olivier Gourmet, impeccable à son
habitude, incarne un colosse dont l’appétit physique (belle scène d’amour avec
sa femme), la voix forte, le sourire démagogique (discussion tendue avec
Josepha, la compagne de son chauffeur/chômeur) dissimulent mal un vide
ontologique, une béance bien plus grande que celle avalant la victime consentante
de ses nuits d’insomnie. Saint-Jean semble un frère de Jean-Claude Romand, ministre des
transports ironiquement promis à un accident de voiture sur une large voie
déserte en travaux, péchant par hubris,
avalant les kilomètres et toutes les étouffantes couleuvres de sa position, alors que l’épilogue,
faussement heureux, le décharge in
extremis, par la grâce d’un changement de portefeuille, de cette foutue réforme des gares à privatiser contre
laquelle il morigène, depuis le début. Si la farce sérieuse du pouvoir reste
convenue, si l’hypocrisie du jeu social ne révèle aucun réel secret (d’État),
l’œuvre vaut pour son étrangeté radicale, brute et ouatée (celle des images et
de la musique, composée par le frère du cinéaste, dont les chœurs sardes de la
cérémonie religieuse), son érotisme prégnant (« plan à trois » vite
interrompu par un appel préfectoral morbide, Zabou Breitman enfilant ses bas noirs
à l’arrière d’une automobile de fonction, clin d’œil involontaire ou
inconscient au Cronenberg de Crash et Cosmopolis, avec lequel travailla
d’ailleurs Brigitte Lo Cicero, la femme du rêve, sur la transformation en opéra de
La Mouche au Châtelet), le soin constant du cadre (la scène de l’accident,
modèle de découpage et de montage).
L’annulation impromptue d’un concert
de Wagner provoque ce cri du cœur de la part du ministre : « Mais
qu’est-ce que c’est que ce pays ! » ; pourtant, le spectateur se
demanderait plutôt : « Mais que signifie cet homme ? » Le
long métrage se limite à fournir des indices à défaut d’une réponse, aussi
polysémiques qu’un sondage – Gourmet bande, vomit, s’endort, baise, pleure et
rit, corps obscur lancé dans une trajectoire qu’il ne contrôle pas, agi au sein
d’images grises et glacées, funèbres et quotidiennes, dans une barque moderne à
quatre roues empruntée à Charon. Sans manichéisme, sans faire de généralités
(le personnage du directeur de cabinet, interprété par un sobre Michel Blanc, fan de Malraux, garde raison et conviction, sans succomber au pragmatisme du « privé »,
métaphorisé par un Didier Bezace salace imitant un certain DSK), L’Exercice
de l’État nous fait voyager au pays des morts, dans un espace
létal, au propre et au figuré, dressant un état des lieux des puissances
politiques, économiques et fantasmatiques en conflit à l’intérieur de la psyché
nationale contemporaine. Tandis que Moretti ne convainquait qu’à demi avec son
propre reptile berlusconien dans les eaux troubles du marigot italien, Le
Caïman souffrant des scories de l’autofiction, le drame drolatique de Schœller,
non exempt de longueurs ou de redites, tire sa valeur de sa capacité à unir les
pulsions de vie et de mort, les trahisons et les fidélités, les déclarations et
l’incertitude, le cirque médiatique et la solitude privée, le costume officiel
et la nudité existentielle.
Saint-Jean, soleil noir piégé dans la
nuit surexposée de l’arène présidentielle, illustre à merveille et avec
suffisamment d’opacité la « naturelle » animalité politique de
l’Homme, dans le double sens aristotélicien de l’expression : spectacle
sidérant et dérisoire de prédateurs aux prises avec leur voracité, leur mépris
(d’eux-mêmes et du peuple), leur déréliction
inguérissable, car l’État, davantage que de s’exercer, exerce à leur encontre
un charme mortel à des années-lumière de la chose
publique (étymologie du mot « république ») et de l’intérêt
collectif. Avec aisance et silence, le titre de Schœller montre ce divorce à
plusieurs niveaux (les gouvernants et les gouvernés, les dirigeants entre eux, le ministre en lutte avec ses démons intimes) et, surtout, l’absence
à peine remarquée des enfants dans cet univers adulte et puéril, tués dans la
tôle ou étrangers pour leur famille (Gourmet apprend par autrui le devenir de
sa fille). Au royaume des spectres, le sang supposé neuf ne coule plus, ou alors
hors-champ, et l’avenir, plus ou moins innocent, se dérobe pour laisser place à
une danse macabre des dites élites, un
ballet funèbre donné dans le petit cénacle parisien, l’anonymat du temps et des
lieux – à peine entrevoit-on un drapeau rouge de la CGT contre la blancheur poudreuse d’une manifestation – achevant de donner à la fable schizophrène, au hiatus
formel et formaliste, sa portée universelle et allégorique.
Hobbes, dans Le Léviathan, autre
bestiole hyperbolique (et biblique, de surcroît porte des Enfers dans
l’iconographie médiévale, rôle tenu là par le croco inaugural), prêchait, on le sait, un pouvoir absolu pour
ceinturer les mauvais instincts, pas seulement populaires, et Machiavel, cent
ans auparavant, un cynisme éducatif apte à sauvegarder l’intégrité, physique et
spirituelle, du futur Prince au sein de sa fosse aux
serpents florentine – Pierre Schœller boucle sa plongée en apnée dans les
salles dorées et les chambres obscures de la Realpolitik par un moment
suspendu, une fin ouverte et fermée voisine de celle filmée par Cassavetes pour clore Meurtre
d’un bookmaker chinois : Blanc s’éloigne dans les ténèbres d’un cabinet (site de décision et d’aisance,
cf. le soulagement scatologique durant la mutation à l’Emploi), suivi, après
une courte pause, par Gourmet, couple spéculaire, réversible et pas très gay du maître des marionnettes et du pantin
– la comédie sinistre continue autrement, le ministre garde sa fonction à un
autre poste, l’homme de pouvoir impuissant dérobe à notre vue son énigme en
reflet de la nôtre, pauvres et simples mortels sans autres puissances à
disposition que l’esprit, le cœur, la culture, la colère, l’écriture, le
partage – et le droit (bientôt l’obligation ?) de vote…
PS : « renvoi d’ascenseur »
– mais pas celui de Shining – avec ce regard divergent et complémentaire du maître
de la Kinopithèque :
En effet, nous nous retrouvons ici sur bien des points ! J'ai été tout autant que vous interpellé par le corps de Gourmet soumis à tous les régimes du bien et du mal, toujours compressé, jamais écrasé, acteur et corps que je mettrais a posteriori davantage encore en opposition ou en complémentarité avec Blanc, plus mental, plus cérébral, moins sanguin (au risque de provoquer un caillot à pareil endroit), et semble-t-il plus à l'abri, plus préservé.
RépondreSupprimerCorps devenant flou comme Billy Crystal (si je ne fais erreur) dans le Deconstructing Harry de Woody Allen.
Le bien nommé Harry dans tous ses états forme un quatuor apocryphe avec Barton Fink, Le Festin nu - tous deux réalisés en 1991, Judy Davis présente chez Allen aussi bien que chez Cronenberg - et... Le Magnifique de Philippe de Broca : films-cerveaux volontiers organiques, où le corps de l'écrivain somatise son univers et reflète celui du texte ; Crystal, pas encore psy de Robert De Niro, y incarna un double rôle "diabolique", dans la tradition faustienne ; pour rester dans l'Hexagone, le physique de Gourmet (lui aussi bien nommé) résonne avec celui de Cantona dans L'Outremangeur.
Supprimer"Avez-vous cherché les gens les plus désintéressés et les plus propres à vous contredire ? Avez-vous pris soin de faire parler les hommes les moins empressés à vous plaire, les plus désintéressés dans leur conduite, les plus capables de condamner vos passions et vos sentiments injustes ? Quand vous avez trouvé des flatteurs, les avez-vous écartés ? Vous en êtes-vous défié ? Non, non, vous n’avez point fait ce que font ceux qui aiment la vérité, et qui méritent de la connaître. Pendant que vous aviez au dehors tant d’ennemis qui menaçaient votre royaume encore mal établi, vous ne songiez au-dedans de votre nouvelle ville qu’à y faire des ouvrages magnifiques... Vous avez épuisé vos richesses ; vous n’avez songé ni à augmenter votre peuple ni à cultiver les terres fertiles... Une vaine ambition vous a poussé jusques au bord du précipice. À force de vouloir paraître grand, vous avez pensé ruiner votre véritable grandeur..."
RépondreSupprimerFrançois de Fénelon, Les Aventures de Télémaque, fils d’Ulysse, Leyde-Amsterdam, Wetstein-Chatel
Le Candidat De Niels Arestrup
https://www.youtube.com/watch?v=jVbzfJ-zqcU
Le pouvoir à proximité du mouroir, en buffet froid cela va de soi :
Supprimerhttp://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2021/04/le-festin-nu.html?view=magazine
Et Nils aussi au générique de Diplomatie...