Who’s That Knocking at My Door : La Coquille et le Clergyman


Délivre-moi du mâle, implorerait « The Girl » ; absous-moi de mes fautes féminines, répondrait l’enfant de chœur aveugle et sourd au véritable amour – Scorsese sur le seuil : grandeur et imperfection d’une carrière sur le point d’éclore…   


Film d’étudiant (à NYU), de débutant (plus irrésolu qu’absolu), de fils filmant sa maman dès l’ouverture, dans une enfance reconstituée en variation triviale et domestique de l’Eucharistie. Ici, les miroirs reflètent une Madone (à l’Enfant) et un jeune couple en plein coitus interruptus : tu ne baiseras pas avec ta promise avant le mariage, tu n’aimeras pas les « poules » avec lesquelles s’amuser. Du côté de Little Italy, les « blousons noirs » se battent comme chez Robert Wise & Jerome Robbins, regardent des navets à la TV avec des lunettes noires, s’apostrophent et se soûlent. Là-bas, on aborde une inconnue sur le ferry de Staten Island avec une photographie de John Wayne dans Paris Match (la veuve de JFK en couverture), on lui vante La Prisonnière du désert et Lee Marvin, on l’amène voir Rio Bravo en double programme avec Scaramouche. Sous la double égide Cassavetes/Fellini, Scorsese entrelace les formats, les temporalités, les lignes narratives, afin de conter tout l’ennui et l’emprisonnement (à domicile ou en automobile, via des gros plans de cadenas, serrures, portières) de ses vitelloni à lui, pas si pasoliniens ragazzi di vita que cela (ces « affranchis » en herbe piquent une poignée de dollars dans le sac de leur conquête éphémère, vivotent entre le jour et la nuit, les amis et les appartements).


Dès ce premier opus, que le cinéaste commente vite au moyen d’un contexte génétique (au sens littéraire et biblique), la cosmogonie « ritale », méta et « catho » se met en place, et comment pourrait-il en être autrement ? Marty se confie, rat de cinémathèque et grenouille de sacristie, dresse un portrait de l’époque et de New York au moment où ils vont basculer dans la « révolution sexuelle », le « pouvoir des fleurs », la théorie vietnamienne des dominos, le succès hollywoodien du satanique bébé de Rosemary et la gueule de bois révisionniste des années 70, avant le « nouvel espoir » stellaire et lucratif de Lucas. L’un des membres éminents des movie brats se cherche encore et se trouve déjà, style et discours. Les « petits veaux »/« petites frappes » s’ébattent une arme à la main et au ralenti sur une bande-son en scansions rock ou latino non « créditées » (l’héroïne anonyme écoute Sinatra, Getz/Giberto, Dinah Washington et lit la tendresse de la nuit selon Francis Scott Fitzgerald). Les travellings et les plongées, les surimpressions et les plans-séquences, les fondus et les arrêts sur image, résonnent avec les recherches de Penn puis de Peckinpah, tandis que la fin faussement ouverte, boucle bouclée sur le dénouement d’une liaison, sur le ressassement d’une étreinte aussi blanche qu’une bougie cireuse, verrouille le destin du juvénile Harvey Keitel, unique Juif (son personnage goy en plaisante) de la communauté italo-américaine.



Commencé dans la cuisine maternelle, le film s’achève bien sûr à l’église, avec de vertigineuses et vivaces contre-plongées sur le Christ crucifié, sur la pietà sculptée, sur les stigmates adorés, embrassés, vomis (effusion de sang dans la bouche du protagoniste), petit théâtre intime que le fébrile séminariste de hasard connaît bien, autant qu’Abel Ferrara. La pilule transforme les femmes en partenaires de péché, le fossé entre la mère et la prostituée se creuse au fil des nuits blanches et des jours matinaux (Keitel débarque à six heures et demie chez la douce et blonde et séduite et disparue Zina Bethune pour lui « pardonner » son viol, lui proposer de l’épouser « quand même », la traiter de putain, s’excuser, lui poser une question cruciale, que la VOST omet pourtant de traduire : « Tu te prends pour la Vierge Marie ? »). Beauté du noir et blanc moins granuleux que celui des ombres raciales de John, du ring (marital) dévolu au « taureau enragé », et très belle scène d’ascension vespérale dans un « trou perdu » des environs (au sommet du Stromboli, une épiphanie attendait pareillement Ingrid Bergman). Le réalisateur, traumatisé par Alexandre Nevski peint par Eisenstein et la rupture d’un sceau suédois, donne dans la chronique de mœurs, l’incommunicabilité sentimentale, l’aliénation des grandes villes (Travis Bickle va bientôt y conduire son taxi).



Un homme écartelé entre ses « potes » et l’élue de son cœur, entre l’insouciance et le drame irréversible (elle se fait violer dans une voiture hivernale, comme si les rebelles sans cause de Nicholas Ray croisaient la route d’un vétéran du Vietnam emmenant sa chérie voir du X sirupeux sur la quarante-deuxième rue). Pour complaire au public de celle-ci, le catholique romain, favorisé par la technique démocratique, s’enhardit à commettre une séquence mentale masturbatoire, quitte à donner des sueurs froides, soutenue par le passage le plus œdipien et indien de l’épopée liminaire et crépusculaire des Doors : dans un loft à Amsterdam, Keitel accumule les conquêtes en discrète frontal nudity, se laisse gentiment dévorer par des succubes arty échappés sans mépris d’un Godard. Les hommes parlent, crient, gesticulent, s’esclaffent (devant de l’alcool, tels les maris de Johnny) et les femmes se font détrousser, peloter, embrasser, délaisser. Ils ne savent pas s’aimer, encore moins affronter la terrible et banale vérité avouée en preuve de confiance, de don véritable, car cela reste inaudible, inacceptable, sorte de revers des bravades dites viriles (le chahut autour des deux filles, transposé dans une bande signée Siffredi, dégénérerait assurément en gang bang).



Sous ses allures d’autobiographie officieuse et cinéphile, sous ses formes diverses, disparates et impures, sous ses titres successifs, le premier labeur de Scorsese annonce tout le reste à venir, pour le meilleur et le pire. Catholicité inquiète, famille (avérée/de procuration) étouffante et rassurante, incompréhension de la psyché féminine couplée à un attachant portrait de femme (Alice incarnée par Ellen), aspiration à une transcendance et enlisement dans la boue des habitudes, du quartier, de l’éducation, guerre des sexes à l’orée du féminisme, violence des mots et parfois des gestes, vitesse de la caméra, du regard, des raccords, musiques d’alors substituées au chœur antique à l’usage de tragédies de poche répétées à partir du même motif – l’individu dans le groupe, l’amour dans la loi, la culpabilité dans l’élan –, attraction-répulsion pour les mystères de la chair et fascination pour l’énigme de l’Incarnation : la filmographie future se chargera de développer. Ce coup d’essai, de maître, sut s’attirer les faveurs de Cassavetes (billet pour accompagner Minnie et Moskowitz) et de Corman (financement des mésaventures de Bertha Boxcar).


Près de cinquante ans après, qui frappe à la porte de l’œuvre, sinon le Diable, certainement (de la publicité, du désarroi, des interrogations professionnelles et personnelles), et le cinéma, heureusement. De la rue à l’université, de l’exercice de style au journal intime, de l’héritage (notez la figure du père étonnamment absente, sa puissance déplacée sur l’avatar problématique du Duke) au marivaudage, de la bière à l’eau bénite, Martin Scorsese hésite, apprend, corrige et tente (le maniaque énamouré de Bill Lustig et Joe Spinell se souviendra de cette dichotomie à la première personne et jusque dans le corps filmique). Voilà pourquoi il convient de redécouvrir ce mélodrame sec et prometteur, à l’humour religieux (un cierge pour décorer la table – sacrilège !) mais pas seulement, pas encore pris dans le tourbillon souvent épuisant des titres à venir, leur brio un peu creux, leur opulence opératique. Ce film de chambre sans sexe (le joueur impuissant jette sur l’ultime modèle féminin un jeu de cartes probablement privé d’as de cœur) nous montre un artiste à ses débuts, lesté d’une mémoire cinématographique et d’une foi vacillante, le « septième art » advenu en révélation et religion laïque. Dans les ténèbres finales, J. R. prie et Martin l’imite. Pour exorciser la souillure originelle, pour remercier les pères (et les pairs) d’un divertissement populaire et adulte, pour espérer grandir loin des mauvais garçons infantiles, suffisamment à distance, histoire de les portraiturer, célébrer, honnir, pour trouver un sens à une existence absurde, décevante et illusoire, on ne peut qu’entrer dans les ordres ou faire des films…  

                   

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