La Vénus à la fourrure : Un poisson nommé Wanda


Des corps, un fouet, le décor et le cadre d’un désaccord recadré : osons la génuflexion entre l’ombre et la lumière…


Un couple en filme un autre, énième variation autour d’un texte assez terne devenu à son corps défendant un étalon de psychopathologie sexuelle, avant l’avatar récent et désolant des rances nuances pour adolescentes béotiennes et mères ménopausées.


Esclave obsédé par la signature d’un contrat commercial (études en droit du réalisateur/directeur de la photographie/producteur), maîtresse amoureuse réticente, vite lassée, elle-même soumise à un « blouson noir » d’opérette – l’histoire de désamour, constamment privée de sexe, ne peut que mal finir, avant même d’avoir commencé pour de vrai.


Facticité des situations, théâtralité (formation de la cinéaste/scénariste/monteuse) assumée, inoffensif jeu de rôle amorcé par un prénom kafkaïen (Gregor) et bercé par un lyrisme d’emprunt (Tchaïkovski, Mahler, Grieg), l’adaptation très libre frise le redoutable exercice arty mais prend soin de ne pas ennuyer au-delà de ses soixante-sept minutes.


Dans un élégant noir et blanc contrasté, velouté, la chair disparaît au profit de l’esprit, et le voyage intérieur du protagoniste revisite la chambre, le train, le zoo, espaces métaphoriques et mentaux d’une liaison sous le signe de la soumission.


Assis sur un banc de marbre sépulcral jouxtant l’entrée utérine d’un possible palais de justice aux colonnes phallique ornées de svastikas, Severin attend Wanda, qui viendra et ne s’attardera pas, perdu dans ses souvenirs, ses projections, ses imaginaires, dans les suites hypothétiques d’un procès après la lettre écarlate et brûlante gravée au fer fumant sur sa poitrine offerte (le S sinueux de Slave).


Si Maartje Seyferth et Victor Nieuwenhuijs peinent (à jouir) à peindre le portrait d’une passion dans ce film trop propre sur lui, sans l’odeur fiévreuse du coquillage mallarméen respirée à pleins poumons par les exploités du divertissement pour adulte, sans le beurre sodomite de Bertolucci usité dans un appartement vide à Paris, sans le glamour de série B transmué par une rousse incendiaire (Rita en Gilda, relecture pirate et inspirée du rapport/transport SM), ils réussissent (leur coup « shooté ») en contrebande, presque par omission.


Ni pacte faustien (on renvoie vers De Palma), ni douleur exquise (on oriente vers Ōshima), l’œuvre s’avère une élégie sur une fidélité d’enfance.


Notre prisonnier volontaire, tigre dans sa cage dorée (aucune contingence matérielle dans cette économie fantasmatique) chipée à Schrader, accessoirement contrôleur ferroviaire (rails du désir à la Lumière, à la Hitchcock), emprunte des sentiers séminaux jadis foulés par Mankiewicz sous l’influence de Tennessee Williams.


Sur une langue de terre entre les eaux (féminines, bien sûr), pourchassé par de sombres Amazones sur le point, croit-on, de le lyncher, le rêveur, centaure d’occasion, pastiche un célèbre cliché de charrette (« mariage à trois » de Lou Andréas-Salomé, Nietzsche et Paul Rée), le regard tendu vers l’érection d’une sorte de terril (« mont de Vénus », sans doute), siège strombolien pour l’épiphanie de sa dominatrice en majesté littérale.


Celui qui, enfant, dévora une vie biographique (et priapique) des martyrs, qui, pubère, connut le climax avec une tante salace et fouettarde adepte des plaisirs inconnus (ceux, disons, de Joy Division), parvient presque à l’extase, en présage du marquage à venir infligé par son rival de paille (on pense à Bataille collectionnant les atrocités prises sur le vif, entrevues dans le musée sectaire du très surfait Laugier).


Voici la source aveuglante de la mélancolie, l’origine (du monde) de l’autarcie ludique puis problématique des amants.


Hélas, l’âge dit tendre ne saurait se reconquérir, à l’instar de l’inoubliable jouissance alpha, pas même au prix de sévices risqués (elle manque de glisser sur le tapis, dans ses escarpins de nuit, à lacérer le dos chéri), futiles, infantiles.


Il faut dire adieu à l’hier identitaire et bonjour aux métamorphoses, aux récits, aux lignages (Botticelli dans un miroir), avant de partir vers d’autres rives, enfin sorti de la galerie garnie des pylônes (faulknériens) du labyrinthe (des passions, nous souffle Almodóvar).


Le passé de documentaristes (d’art) de la femme et de l’homme derrière la caméra, enfants néerlandais de la Seconde Guerre mondiale récompensés à Saint-Pétersbourg et par le syndicat des chefs opérateurs australiens, protège en outre d’une déréalisation totale.


Moins pulsionnel et solipsiste que le petit théâtre primitif (comme la scène en psychanalyse) de Guy Maddin, cette courte mais soignée transposition, bien plus picturale que littéraire, ne renonce jamais au poids des êtres et des choses, ce qui rédime sa beauté dangereuse (et précieuse durant l’actuel règne de la laideur).


Anne van der Ven, actrice éphémère vocalement doublée, blonde gracile et callipyge aux faux airs d’Alison Goldfrapp (et d’Angela Bettis), à la candeur joviale (charmant miscasting, so) et André Arend van Noord, écho d’Amsterdam au Joe Dallesandro selon Gainsbourg et Paul Morrissey, forment un joli couple de cinéma très à l’aise avec sa nudité (« frontale », disent les Américains puritains), avec son évidence lumineuse.


Le cinéma, souvent corseté par une risible et déplaisante imagerie sexuelle bourgeoise,s prend soin de ne pas ennuer n’expose pas assez de pénis (Keitel, Cassel, Anglade, au hasard) ni de toisons (« hardeuses » à foison), ne sait ni ne souhaite montrer de « vrais gens » (Cassavetes) en train de faire l’amour, alors que la filmographie hollandaise (pas seulement celle de Verhoeven, cf. les travaux de Robert van Ackeren) y parvient sans effort, sans drame, sans racolage (différence d’éducation et importance de la peinture, Rembrandt et les autres dans leur belle crudité).


Ne vous méprenez pas : l’érotisme (et la pornographie, sa sœur doloriste, « dégradée », « discriminée ») constitue une question hautement politique, jusque dans sa singularité individuelle, par ces temps de police de la libido sous obédience religieuse, hygiéniste, consumériste, numérique, et à l’heure de l’annexion du réel par des forces de mort, d’inculture, de désespoir, il convient d’en louer avec clairvoyance chaque tentative, par-delà (le bien et le mal) ses imperfections, sa sophistication, son inaction.


Le « dilettante » et la « femme fatale » (en français dans le film), au sein de leur villa quasi sadienne, au miroir spéculaire (pléonasme à défaut d’orgasme) d’un second couple rappelant la loi (du désir, pas uniquement almodovaresque), permet une mise en scène (théâtre accouplé au cinéma) des images érotiques en reflet de l’érotique de l’image.


La fiction s’abouche à la vie et le long métrage à la matrice primordiale, transfert et flux d’énergie fusionnés, poème languide où la pellicule perforée, fourrure (forcément, foutrement « fourrée ») noire ou blanche (hermine, prends garde à ce que je ne te pine, ou, pire, en vienne à t’aimer, ma mie), se mire tel un songe méta de jeunesse, d’insécurité (la demande, l’exigence sexuée d’être aimée), de sincérité, d’artifice.


Rattrapés par la (le « principe de ») réalité, par l’usure des jours qui rend revêche la plus tendre des caresses et tanne impitoyablement la plus pure des peaux, les deux tourtereaux se séparent, privés de silences, d’un au revoir, d’un regard.


Ils aiment trop l’amour, in fine, pour savoir comment s’aimer eux-mêmes, ils ne partagent qu’un bain, des dessins dupliqués jusqu’à la nausée, une carafe d’eau bien claire, une brûlure de cigarette et une solitude à deux.


L’esthète viscontien au visage peint, gisant dans son transat sur la plage majestueusement indifférente, s’amourachait de même d’une illusion charnelle et captivante, enchaîné à l’éphèbe blond contemplé depuis le bord du trépas.



L’opus (premier titre d’un quatuor à l’ombre de Pabst, Polanski, Lynch et… Alina Reyes) de notre duo, omet d’atteindre ces sommets – qui le lui demande ? – cependant qu’il emporte la sympathie (voire l’indulgence) du spectateur, certes moins ravi que Severin en ersatz du bœuf de Dionysos (inventeur « cuit » par sa créature de fer), avec sa belle petite gueule de mannequin dreyerien (et de saint Sébastien), mais au final assez satisfait d’avoir pénétré cet univers bicéphale et finalement tout sauf fatal.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir