L’Insoumis : Annotations sur Alain Delon
Dans la douceur grise de l’hiver automnal, sa flamme sombre et solaire de
Samouraï…
En ces temps de commémorations
intéressées (instrumentaliser le passé afin de faire écran au présent),
d’hommages hyperboliques (chaque « artiste » devient
« immense » à sa mort lucrative, le Swan de Phantom of the Paradise
s’en gaussait déjà) et de nostalgies nécrophiles (nous vomissons certes cette
pathétique époque du pathos, qui nous
le rend bien, du reste, mais pas au point de chérir un illusoire « âge
d’or », au cinéma ou en dehors), rassurons le lecteur : on ne dressera
point ici une inutile statue à l’un des meilleurs acteurs de sa génération (le meilleur ?), toujours vivant, à
peine, cependant (son absence remarquée d’un piètre portrait télévisuel
« autorisé », diffusé récemment, pompeusement intitulé Alain
Delon, cet inconnu, suffisait à le rendre caduc, malgré la narration
empathique d’Audrey Fleurot, avec laquelle il formerait sans doute un joli couple
cinégénique, tandis que son dernier « rôle » remonte à 2008, avec la
caricature amusée, davantage qu’amusante, de son empereur narcissique dans l’horrible
Astérix
aux Jeux olympiques) et on laissera volontiers les « zones
d’ombres » (sentimentales, paternelles, relevant parfois du fait divers) de
sa biographie officielle et officieuse (une personnalité publique ne possède
qu’une vie privée d’intimité), le particularisme de ses amitiés
« dangereuses » (avec les truands François Marcantoni & Jacky
Imbert), de ses opinions à contre-courant (en matière d’homosexualité
« mariée », notamment) ou de ses « présidences »
aléatoires (Miss France, sérieusement ?) aux enquêteurs autoproclamés
(Bernard Violet, brièvement censuré) et aux donneurs de leçons assermentés
(incapables d’envisager les contradictions, surtout en eux-mêmes).
Alain Delon, dans ses multiples
avatars d’homme d’affaires international (priorité au Japon), d’amateur de chevaux,
de boxe (« transfert » de Rocco et ses frères) et de collectionneur
d’art (à l’instar d’Edward G. Robinson ou de John Wayne) ne nous intéresse
guère, en vérité, facettes diverses, quasi
cubistes, du même visage familier, insaisissable, vu et revu, adoré ou haï,
depuis une cinquantaine d’années, sur les écrans, petits et grands, de France et
d’Italie (salutaire « échec » à Hollywood) ; nous écrivons de
préférence pour célébrer, bien que notre « miroir » puisse à
l’occasion se fêler sous des accès courtois de colère, jamais pour élucider un
« mystère », hobby des
« psys », excités assurément par la profession du père, directeur
méta d’un cinéma « de quartier » (modeste antiquité datant d’avant
l’ère des multiplexes), par le divorce, le placement en famille d’accueil à
l’ombre des murs de Fresnes et les renvois scolaires, par l’engagement dans la
Marine (après un CAP de boucher/charcutier) puis le service en Indochine, par la
fréquentation désargentée de la pègre parisienne, par les rencontres
déterminantes avec Brigitte Auber (délicieuse voleuse de La Main au collet) ou le
germanopratin et cannois Jean-Claude Brialy, responsables de son introduction
au sein de « la grande famille du cinéma français », qui le
récompensera, du bout des lèvres et après deux nominations chez Losey ou
Lautner, grand écart culturel assumé, d’un César le temps d’un Blier (Delon ne
se déplacera pas et l’inattendu Coluche récupérera pour lui la dérisoire
statuette attribuée via le longuet Notre
histoire).
Que restera-t-il de lui après son Passage
(on rit encore du Manzor) vers la terre patiente (ou un au-delà égyptien, selon
son pendentif optimiste) ? Une marionnette inepte sur une chaîne
méprisante et méprisable, perfusion parasitaire de la cinématographie
nationale ? Une publicité retouchée (sans cigarette au bord de La
Piscine) pour un parfum dit sauvage de Christian Dior (« Et quand
je serai mort/J’veux un suaire de chez Dior » chantait Vian dans J’suis
snob) ? Une rétrospective à la Cinémathèque française dès 1964 et
un essai signé Joël Magny, incompréhensiblement paru naguère aux éditions des Cahiers
du cinéma ? L’admiration de Robert Evans, l’inspiration de Paul
Schrader, les reproches de Marianne Faithfull (en tandem dans La Motocyclette semble-t-il « à
plat » de Jack Cardiff, d’après le roman précieux et funèbre de
Mandiargues), les insultes de Helmut Berger ? Des récompenses transalpines et allemandes, couronnant une carrière
assez exemplaire ? Un premier fils reconnu, autrefois turbulent, un
second, reconnaissable, élevé par sa grand-mère, fruit des amours éphémères
(assure-t-elle) avec la souterraine, veloutée, gothique Nico ? Des femmes
belles, talentueuses, discrètes ou surexposées, caractérielles, spéculaires, insupportables,
apaisantes, qui l’aimèrent et ne surent pourtant l’aimer, ou inversement (Romy
Schneider, comédienne et martyre, pour parler comme Sartre à propos de
Genet ; Nathalie Delon, troublant alter
ego physique, aperçue dans Barbe-Bleue de Dmytryk ;
Mireille Darc, adorable Amaranthe des Barbouzes, femme fatale des Seins
de glace, un temps égarée du côté de la TV avant de renaître en
documentariste sensible – on ne développera pas ses relations avec Anne Parillaud,
Dalila Di Lazzaro, Catherine Pironi ou Rosalie van Breemen, plus ou moins
longues et fructueuses) ?
Un peu de tout cela et bien d’autres
choses encore, par exemple une surprenante nationalité suisse acquise au
tournant du siècle, un appel incongru à voter Raymond Barre (« Je vous
parle d’un temps/Que les moins de vingt ans/Ne peuvent pas connaître »
regrettait Aznavour dans la sienne Bohème), des insuccès notoires
(touristique et apparemment catastrophique Le Jour et la Nuit de Bernard-Henri
Lévy, philosophe bosniaque, nostalgique et dispensable Une chance sur deux de
l’estimable mais transparent Leconte) précipitant la fin d’un parcours
glorieux, dans l’amertume blessée d’un retrait prématuré, du théâtre ambivalent
(débuts avec Visconti – et Romy ! – adaptant l’élisabéthain John Ford,
retour, trente ans après, avec deux anodins Éric (-Emmanuel Schmitt et Assous),
en compagnie de sa fille Anouchka et dans la foulée de Sur la route de Madison,
audacieux/anecdotique défi face au suave souvenir sirkien de Meryl Streep & Clint Eastwood), des téléfilms (transpositions-trahisons droitières d’Izzo,
journaliste qui se prit pour un romancier, de surcroît
« marseillais », pour Fabio Montale, rappelant sa lecture
orientée, aseptisée, du Manchette de Trois hommes à abattre, ou insipide adaptation
de Kessel singeant Hemingway, flanqué d’un somnolent Lion) et même des
chansonnettes (collaborations interdites aux diabétiques, le bras autour de la
taille de Dalida, Phyllis Nelson in
English ou sur une mélodie réflexive du disparu Romano Mussumara).
Ajoutons, pour faire bonne ou mauvaise mesure, deux réalisations bien trop
« carrées », voire complaisantes (Pour la peau d’un flic, Le
Battant), assorties de la création d’une société de production en
démonstration d’une activité régulière, et « symptomatique » d’une
tendance avérée à se comporter en control
freak.
Fusilier marin et
« taulard » en Asie, courtisé par Selznick, pressenti pour Lawrence
d’Arabie, en projet avec Peckinpah, jadis représenté par la célèbre et
puissante Sue Mengers, impliqué dans « l’affaire Markovic », brouillé
avec sa mère, faisant un procès (le remportant) à Anthony pour usage illicite
de sa marque, photographiant Romy Schneider dans son cercueil et conservant
trois tirages dans son portefeuille, frère de l’assistant réalisateur
Jean-François Delon (Borsalino, La Veuve Couderc, Un
flic), ex-propriétaire d’une villa au Maroc et d’une chapelle privée dans
le Loiret (où s’inhumer), commandeur des Arts et Lettres (insignes remis par
l’ineffable Jack Lang) et officier de la Légion d’honneur, parrain de Géraldine
Danon (brève actrice reconvertie en « globe-trotteuse » maritime et
familiale) et « donateur » d’un César à Marion Cotillard adoubée en Môme
par « les professionnels de la profession », partisan de la peine de
mort décapité in extremis par l’ancien
milicien José Giovanni pour Deux hommes dans la ville, soutien
du candidat Sarkozy en 2007 et défenseur des Le Pen père et fille, admirateur
de John Garfield (Le facteur sonne toujours deux fois, présenté par ses soins à
la TV), Robert Walker (le psychopathe très urbain de L’Inconnu du Nord-Express)
et d’un certain Charles de Gaulle, ami d’Annie Girardot (il assiste à ses
funérailles, pas à celles de Rosemarie Albach) et lecteur de London ou Hesse, « mythe »
et « légende », people et
« relique », VRP d’un produit à son effigie, collé à lui en seconde
peau (dure et parfois rugueuse), Alain Delon, ni tout à fait le même, ni tout à
fait un autre, se démultiplie dans la vie et au cinéma, se révèle et se
métamorphose au miroir explicite et infidèle de sa filmographie (matrice de ses activités complémentaires), persona
mise à nu, vêtue de panoplies facilement identifiables ou se risquant à la
surprise.
Acteur et non comédien, pour
reprendre ses mots, « tempérament » et personnalité au service de
rôles éloignés de la « composition » (avec des exceptions), il
assume, involontairement flaubertien, la part identitaire de Jef Costello
(« Le Samouraï, c’est moi, mais de façon inconsciente ») et
ses choix professionnels, affirmés grâce à son statut, tissent une sorte d’autobiographie rêvée, dans
laquelle ses incarnations successives finissent par donner corps à une figure singulière,
unie dans sa polymorphie, au carrefour de l’image médiatique – en partie
supervisée par lui-même, en partie recomposée par la critique, le public,
conquis ou réticent – et de l’être intime sans cesse fuyant, dérobé, reconnu, si
différent du « moi social » mis de côté par Proust dans le processus
d’écriture (Delon ou l’unique raison de subir le scolaire et soporifique Un
amour de Swann (mal) relu par Schlöndorff & Carrière, car il
interpréta un subtil et poignant Charlus). Un peu moins de quatre-vingt-dix
films : autant de portes psychiques à ouvrir, tel le protagoniste du Loup
des steppes, autant de reflets narcissiques cadrant une vérité
fragmentée, contradictoire, cohérente. Contrairement à ce que pensait Sainte-Beuve (à
propos de Baudelaire), un écrivain ne se confond pas avec ses textes, ne se
limite pas à eux, qui ne sauraient le « trahir » ni le fixer pour
l’éternité de l’analyse (psychologique, littéraire), et il en va pareillement
pour un acteur, irréductible à la somme des entrées de sa filmographie, caché
sous le masque lourd et pratique du drame ou de la comédie, exhibé/dissimulé
dans la lumière des « feux de la rampe » ou du projecteur des
« salles obscures ». Revisitons donc Delon, à défaut de portraiturer
Alain, « félin » racé dans sa cage dorée, au fil des films et des
souvenirs.
Après deux galops d’essai avec les
frères Allégret (préférons Yves à Marc), Delon rencontre Romy Schneider sur le
plateau de Christine et rempile avec Michel Boisrond (cible de Mylène
Demongeot, Pascale Petit, Jacqueline Sassard et… fils de Bourvil !) – débuts
dans des bandes probablement mineures, avant le doublé parfait de 1960 : Plein soleil, Rocco et ses frères. Clément et Visconti adaptent librement et
brillamment Patricia Highsmith et Dostoïevski (L’Idiot) dans deux
allégories sensuelles sur le Mal et l’innocence, sertissant son évident talent,
sa beauté juvénile et « diabolique » (il ne s’aime pas, se trouve trop « minet
») avec une ferveur homoérotique bientôt portée à son acmé par le fétichiste
Melville. L’acteur collabore enfin avec des réalisateurs de valeur et s’invente
deux pères de substitution, recroisés pour deux titres « animaliers » (requiem du Guépard, jazz des Félins, Claudia Cardinale
plutôt que Jane Fonda). Un peu avant, il travaille avec l’architecte Antonioni
(L’Éclipse
et son final « atomique ») et Duvivier (sympathique mais mineur Le
Diable et les Dix Commandements), qu’il reverra au terme de sa route
pour Diaboliquement
vôtre (ah, Senta !), variation/acclimatation prémonitoire du giallo
dans l’Hexagone, précédant Peur sur la ville et rimant avec L’Homme
sans mémoire ou Je suis vivant !
La décennie 60 compte d’autres
sommets, plus ou moins élevés : Mélodie en sous-sol et Le
Clan des siciliens de Verneuil, agréable diptyque avec Gabin, modèle reconnaissant
; La
Tulipe noire et légère de Christian-Jaque, en duo, dix ans plus tard, avec le ludique Zorro de Duccio Tessari
(tourné pour faire plaisir à Anthony) ; L’Insoumis, belle et âpre
réflexion de Cavalier sur « les événements d’Algérie » clos deux
années plus tôt à Évian ; Paris brûle-t-il ?,
interminable et stérile reconstitution en partie écrite par Coppola et Gore
Vidal, avec sa valse serinée par Mireille Mathieu (au secours !) ; Les
Aventuriers, réussite amicale, sentimentale, mélancolique et mélodique
(les notes du grand François de Roubaix) d’Enrico (et Lino) ; Le
Samouraï, chef-d’œuvre abstrait sur un autiste et intense chronique
d’une mort annoncée (John Woo, traumatisé, fera porter à Chow Yun-fat les
lunettes de la marque Delon dans Le Syndicat du crime !) ; Adieu
l’ami et Jeff de Jean Herman/Vautrin, à visionner vite fait pour Bronson
et Miss Darc ; La
Piscine, drame domestique et presque métaphysique en
retrouvailles/funérailles méridionales avec une resplendissante Romy ; enfin,
le William
Wilson inoffensif de Louis Malle pour les Histoires extraordinaires
(très vénéneux sketch de Fellini, façon
Bava, où Terence Stamp « perd la tête », littéralement).
Boxeur christique dès vingt-cinq ans,
évadé de prison à trente-quatre, Delon apprend son métier, découvre ses
ressources, affine son jeu, joue de la fascination qu’il provoque, sur les
femmes et les hommes, tente sa chance aux USA (Ginette Vincendeau, exégète universitaire de Gabin, attribue de manière intéressante le ratage de son rêve
américain à plusieurs facteurs, parmi lesquels « different uses of
minimalism and different representations of heterosexual masculinity »), au
côté d’Ann-Margret (Les Tueurs de San Francisco), Dean Martin (Texas, nous voilà) et Anthony Quinn, ce dernier grimé en général
Bigeard (Les Centurions ou le FLN vu de Los Angeles ; notons son
interdiction de distribution française, dans le sillage des Sentiers
de la gloire). Dans le britannique (et itou à sketches) La
Rolls-Royce jaune, il se voit même délaissé par Shirley MacLaine au
profit du « parrain » George C. Scott (no comment).
Les années 70 apportent la grisaille
(économique) et la maturité (esthétique) : Delon devient une star mais ne s’endort pas sur ses
lauriers (dorés). Plus aventureux que Belmondo, son vrai-faux double à la
trajectoire parallèle (Marc Allégret, Godard, Verneuil, Melville, Boisrond,
Clément, Deray, Lautner, Agnès Varda, Blier, une période italienne) et
irréconciliable (orientation jugée « commerciale », « populaire », « de genre », à
partir de 1974, après le fiasco de Stavisky…, pas le meilleur Resnais,
pas le pire non plus, et qui ne méritait certainement pas son médiocre accueil à Cannes ni son « bide » public), l’acteur enchaîne Borsalino
(divertissement surfait, querelle concernant l’emplacement des noms sur
l’affiche, thème « addictif » de Claude Bolling) et Le
Cercle rouge (grand film mystique et existentialiste avec un Bourvil
regagnant son prénom, en improbable et mémorable commissaire corse), Soleil
rouge (anémié chambara
européen) et La Veuve Couderc (joli partenariat avec Simone Signoret, « répétition »
du similaire Les Granges brûlées), Un flic (chambre verte melvilienne à
vraiment redécouvrir) et Le Professeur (mélodrame lycéen du délicat
Valerio Zurlini), Traitement de choc (gifle à Annie) et Scorpio (Burt Lancaster,
aussi gay que chez Visconti, par le « pervers »
Winner), Deux hommes dans la ville (Gabin et la chemise blanche au col découpé
pour la guillotine), une suite superfétatoire à Borsalino et un « polar atmosphérique
» de Lautner (Les Seins de glace), Zorro (moins « homo » que
celui de George Hamilton, quoique) et Le Gitan (moustache presque aussi
ridicule que la perruque bouclée du Gang), le kafkaïen Monsieur
Klein (brillant et ténébreux Losey, produit par Delon, comme chacun
sait) et le chabrolesque (Stéphane Audran comprise) Mort d’un pourri, Airport
80 Concorde (ah, Sylvia !) et le « malade » (tout sauf
« grand film », pour parler tel Truffaut à propos de Pas
de printemps pour Marnie) Toubib (dystopie sentimentale lestée
de la transparente Véronique Jeannot, pas encore Joëlle Mazart en Pause-café ;
son personnage se prénomme Harmony, celui de Marlène Jobert, dans Le
Passager de la pluie, s’appelle Mélancolie – devinez notre favorite).
L’Assassinat de Trotsky (Burton & Losey) et Les
Grands Fusils (Tessari ter)
font assez envie, alors que l’on ne conserve que de brumeuses réminiscences d’Armaguedon
(Alain Jessua, pas Michael Bay !), de Flic Story (Delon en Borniche, opposé à Trintignant), de L’Homme
pressé (celui de Paul Morand, pas celui de Noir Désir !). Si, à la
même époque, Eastwood & Burt Reynolds (dans une moindre mesure, au moyen de
l’attachant Anti-gang) questionnent et « maltraitent » leur
double diégétique, dans sa masculinité, sa légitimité, son rapport aux « femmes »
et à la « violence », Delon, au seuil des années 80 et durant
celles-ci, va se contenter, hélas, de gérer son image, de réduire ses rôles, de
s’auto-servir des plats réchauffés insipides et parfois indigestes : Pour
la peau (de Brigitte Lahaie) d’un flic à peu de prix, Le
Choc (mollasson, amorti) avec une certaine Catherine Deneuve, Le
Battant (interprété par Alain Delon, réalisé par Alain Delon, produit
par Alain Delon, raté par lui), Parole de flic (« biscotos »
en Afrique, maquillage de clown, à
l’unisson de Belmondo dans le pareillement loupé Hold-up). José Pinheiro récidivera
avec Ne
réveillez pas un flic qui dort (d’accord) et se prendra pour Bertolucci
avec Mon
bel amour, ma déchirure (titre en clin d’œil à Brel et présence incandescente
de Catherine Wilkening), faisant à nouveau équipe avec Delon sur Fabio
Montale et Le Lion. Ne surnagent dès lors que Deray, Schlöndorff et Blier.
La « décade » (pas
prodigieuse) suivante atteste d’un abandon incontestable, paraphe une sorte de
démission, avec sept films seulement. Dancing Machine, poussive
chorégraphie de Gilles Béhat (énergique Urgence) le transforme en professeur
de danse infirme, rival de Patrick Dupond et au lit avec la débutante et
gracile Tonya Kinzinger (Sous le soleil, Star
Academy, Danse avec les stars, pour
qui sont ces serpents qui sifflent sur sa tête de danseuse gracieuse,
d’actrice sans une once de malice ?). Nouvelle vague, même avec Domiziana
Giordano (l’interprète, au sens professionnel du terme, presque préraphaélite, de Nostalghia),
prend rapidement l’eau, le dédoublement « symbolique » s’avérant
inopérant, le lyrisme godardesque alourdi par une narration exsangue essayant
de ranimer l’éclat libre du Mépris ou de Pierrot le Fou. Sur
l’inabouti Retour de Casanova, Delon « dévora tout cru » le
pauvre Édouard Niermans, réalisateur prometteur de l’émouvant Poussière
d’ange (Fanny Bastien et Bernard Giraudeau, couple inassorti et au bout
du rouleau), depuis reconverti, à l’instar de Béhat, à la TV (un sort à la Arnaud
Sélignac, son contemporain). Un crime de Jacques Deray résonne un
peu avec Raimu et Belmondo chez Simenon (Les Inconnus dans la maison), mais
on sent que « le cœur n’y est plus », que Delon s’ennuie (et nous
aussi). Les Cents et Une Nuits de Simon Cinéma (quel titre affreux !)
lui offrira un caméo et Bertrand Blier, avec Les Acteurs, une ironique
épitaphe méta (nul besoin de revenir sur BHL, Leconte et Astérix risiblement
redessiné par Frédéric Forestier et surtout Thomas Langmann). Il annonça sa
« retraite » en codicille à Une chance sur deux (1998) et s’y
tient désormais, avec les deux ou trois exceptions précitées, homme de parole
et acteur déçu par ce qu’il voit, par ce(ux) qu’il ne voit plus.
Delon ou « un destin
français », pour reprendre le sous-titre d’un bel album dédié à sa mère
par Guilia Salvatori, la fille d’Annie Girardot ? Certainement, avec en
sus un « rayonnement » asiatique (biographique et médiatique). Par
l’excellence, l’intelligence, la finesse et la précision de son jeu, par ses
orientations audacieuses et indépendantes, par un faisceau de films majeurs et
à juste titre reconnus, admirés, restaurés de nos jours (Plein soleil, Le
Guépard, par exemple), par son humour rarement souligné (peu de
comédies à son actif, et un sourire plus proche de l’aura damnée d’un Tom
Ripley que de l’autodérision d’un César), par sa volonté, son ambition et son
appétit de puissance atteignant leur zénith dans les années 70-80 (avant la
chute et sa responsabilité partielle dans celle-ci), cette discipline
(échauffement de sportif sur le plateau de Notre histoire), ce travail, ce
talent et cette « gueule d’amour » qui bat d’une menace sourde, d’une
conscience pointue de son charme, à la limite de l’arrogance et du défi
(« Je ne fais peur qu’aux imbéciles », en effet, ou aux cinéastes
trop peu sûrs d’eux-mêmes pour faire peser leur propre poids dans sa balance
« partiale »), il demeure, à quatre-vingts ans, bien mieux qu’un « monument » ou
une « icône », un acteur essentiel du cinéma français d’hier, la trace
vivante et vivace (dans les métrages et les mémoires) d’une grandeur rabattue
par mille et un paramètres (structurels et idéologiques, indissociables à nos
yeux), sans que ce constat ne s’apparente à du regret ou à l’autosuggestion,
comme énoncé supra, puisque nous
gardons foi, même congrue, même vacillante, dans le cinéma, même national, ce
qui nous sépare un peu de notre objet/sujet.
Roi déchu dans un Xanadu
Frenchy où veille Mireille, Alain Delon s’adonne
à la mélancolie (on le comprend) et à la nostalgie (on lui pardonne). Il faudrait
l’aimer jusque dans ses aspects les moins aimables, ne pas lui faire de procès
rétrospectif, ne pas se sentir obligé d’approuver chacune de ses déclarations.
En lui, Dieu merci, ne parade pas le parvenu, en lui sommeille une solitude
certaine, cause farouche de déliaisons (amoureuses) et de réalisations (les
films, dérisoire et précieux trésor à transmettre). Les femmes de sa vie, les
enfants autour de lui, l’argent, les honneurs, les récits métaphoriques, les
protagonistes à son image (à son corps complice ou défendant) et néanmoins si
lointains, la goujaterie (lettre de rupture à Mademoiselle Schneider) et le
geste chevaleresque (« baptême » tendre et un peu coupable de La
Piscine, main tendue à Losey, sans arrière-pensée), ce que l’on sait,
ce que l’on croit savoir, ce qui émane des œuvres et des apparitions, ce qui se
trame derrière ce regard « d’acier » où affleure, dans ses plus
belles interprétations, une incompréhensible blessure, tout se mélange et
redéfinit Delon, le donne à percevoir différemment, sans complaisance ni
raccourci, sans idolâtrie ni instruction à charge.
Oui, finalement, tout s’abolira
bientôt, Alain Delon (Alain à l’intérieur de Delon) le sait mieux que
quiconque, et les disparitions successives de Melville, Visconti, Losey,
Clément, Verneuil, Lautner, prennent des allures de sinistres faire-part, de
présages de son propre décès (et du nôtre, et du vôtre). Nous (en France et
au-delà, sur ce blog et dans la
« vraie vie », riches ou pauvres, noirs ou blancs, croyants ou
athées, hommes ou femmes) vivons des jours de cendres, perdons à chaque instant
l’élan vers l’insouciance, écrivons attablés avec la Faucheuse (Baudelaire, Mallarmé,
Burroughs, Jean-Hugues Anglade dans 37°2 le matin, écrivaient
accompagnés de leurs chats, en venaient à leur parler) et l’acteur (ou le
comédien au cinéma) agit de même, pratiquant un art funéraire et spéculaire,
une épuisante course contre la montre laissant (trop) peu d’ardeur, de silence
et d’espace pour aimer ceux qui le méritent, pour vivre à son rythme une
histoire, Notre histoire, au dénouement toujours tragique, jamais
vraiment serein. Que lit-on aujourd’hui dans les yeux d’Alain Delon, dans sa
parole rare, dans le spectre intact de ses films, sinon cette tristesse non
simulée, ce dépouillement (pas dénuement, aucune inquiétude sur son
compte bancaire) flagrant, cette appréhension avide (retrouver Romy) vers
l’autre rive, qui nous attend tous sagement, que nous finirons tous par
rejoindre, demain ou dans un siècle.
Chez Melville, Losey ou Winner, Delon
se contemple dans un miroir (Belmondo aussi, dans Le Doulos, juste avant de
succomber, Roi-Soleil fugace dans l’encadrement de la glace), se dédouble et
regarde droit dans les yeux sa mort future, son imminent trépas, le cinéma en
témoignage adulte, acté, d’une disparition. On se « contrefout », à
vrai dire, de savoir ce que diront de lui les prochaines nécrologies, la langue
appauvrie, répétitive, qu’elles utiliseront pour retracer son itinéraire
(d’enfant gâté, obstiné) sur cette terre (d’orgasmes et de larmes) : les
mots que vous venez de lire valent pour eux-mêmes – osons ce manque d’humilité,
« mimétisme » mineur des représentations de l’acteur – et sa
filmographie mérite largement une exploration attentive et objective. Nous
aimons Delon, pour longtemps (?) encore, et cela nous va, et ceci suffit.
Annexes
Alain Delon en musique(s), par le
mélomane Thierry Jousse, amateur éclairé de la miroitante « bande
originale » de Mort d’un pourri
Article cité :
Ginette Vincendeau, « The perils of trans-national stardom: Alain Delon in Hollywood cinema », Mise au point [En ligne], 6 | 2014, mis en ligne le 01 mai 2014, consulté le 16 janvier 2016
"Sa crainte est surtout de mourir avant son chien Loubo, un berger malinois qui vient égayer sa solitude depuis maintenant trois ans. « C'est mon chien de fin de vie, un berger belge que j'aime comme un enfant, confie-t-il. S'il devait mourir avant moi, ce que j'espère, je n'en prendrais pas d'autres. (...) Si je meurs avant lui, je demanderai au vétérinaire qu'on parte ensemble. Il le piquera afin qu'il meure dans mes bras. Je préfère ça plutôt que de savoir qu'il se laissera mourir sur ma tombe avec tant de souffrances. »
RépondreSupprimerDans une ambiance quelque peu crépusculaire, il ouvre à Match sa maison de Douchy, un domaine de 55 hectares situé dans le Loiret, où il vit reclus, comme un vieux loup solitaire. Et tient à poser dans la chapelle, où il a prévu de se faire un jour inhumer, tout près des 50 tombes de ses chiens, fidèles parmi les fidèles... Il y a cinq emplacements prévus autour de son caveau, situé juste derrière l'autel. « On verra qui me rejoindra par la suite », dit-il sans s'épancher davantage."
https://www.lepoint.fr/people/alain-delon-veut-mourir-avec-son-chien-19-01-2018-2188050_2116.php#
https://www.youtube.com/watch?v=VzrdQ45YGmo
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