Réunion sanglante : Le Plus Beau Métier du monde
Pas de cours et nulle issue de
secours, rien qu’un Zéro de conduite sans récréation et en évident trompe-l’œil…
Agatha Christie s’invite à Festen…
Hier, l’enseignante brimait ses élèves ; aujourd’hui, ils reviennent la
voir avant qu’elle ne trépasse… Le prologue génétique va vite mais s’apparente
itou à un « roman familial » (« Le mari s’est battu contre la dioxine » affirmera
bientôt, doctement, un médecin), avec écoulement de sang durant des jeux
d’enfants au bord de l’eau, dû à une grossesse problématique, progéniture finalement
difforme, époux pendu en tons sépia… Puis un éclair laisse entrevoir la mise en
scène du massacre, chacun à sa place dans le bain de sang collectif, les
vivants, les morts et le spectateur dans l’attente d’une explication…
Au-dehors, un flic sur le point de partir à la retraite dégote une oreille à la
Blue
Velvet, autre fable sur les apparences sociales et l’enfance volée (au
propre, au figuré)… Mi-ja, la fille « adoptive » depuis un an de la sévère
Madame Park, nous raconte les événements en flash-back… Une femme en fauteuil
roulant se tient face à la mer, autant dire à la mort, et ce moment rappelle bien sûr son écho dans Hana-bi, souligné par un joli thème
musical mélancolique… Le temps d’une hallucination, les convives, déjà là,
lèvent leurs verres à sa santé : voilà un indice on ne peut plus clair,
mais invisible à force de clarté, sur le caractère précaire de la véracité des images
(au cinéma et ailleurs, le point de vue informe/déforme la réalité friable du
monde)…Dans une belle maison réaliste hors de tout, du temps, de l’espace, de
la Corée du Sud, se déroule un huis clos mental…
Ici, les phrases se dédoublent
significativement (« Vous devez vivre longtemps », comprendre :
subir jusqu’à la fin de votre vie et au-delà le châtiment de vos fautes) et chaque
personnage constitue bel et bien la projection d’une offense, l’incarnation
d’une blessure, puisque le « septième art » permet cela, cette
prosopopée psychique donnant à voir une intériorité de sentiments et d’émotions
comme objectivée par la caméra, qui filme toujours au présent et « pour de
vrai »... La cicatrice de la médisance sociale se rouvre avec ce couple de
délégués de classe encore « paupérisés », appariés par leur
statut inférieur… Caméra portée, zooms
avant/arrière, rendu DV : le film de famille dérape consciemment et
consciencieusement vers le sordide et le fait divers (il ne faudrait jamais,
depuis Homère, Sophocle ou Shakespeare, se retrouver en famille, de sang ou de parcours)…
Le pire, peut-être : le « bourreau » d’autrefois ne se souvient
plus de ses « crimes », tant l’oubli sévit aussi sur elle, devant
laquelle les adultes continuent cependant à s’incliner (avant Mai 68, les
professeurs vouvoyaient les élèves, mais jamais on ne verrait dans l’Hexagone
un tel degré de déférence asiatique)… Apparaît le double masculin de
l’héroïne-narratrice-affabulatrice : le si « timide » Jung-won…
Duel de femelles : la gamine naguère moquée pour son obésité, trop
parfaite désormais dans sa décapotable rouge et sa robe idem, s’adonne à la chirurgie esthétique frénétique, ses yeux
abrités derrière des lunettes de soleil en portent probablement les stigmates…
Elle joue à renverser l’infirme depuis une falaise, singeant sans le savoir Nathalie
Baye et Michel Serrault dans En toute innocence d’Alain Jessua…
Tandis que Mi-ja conseille de
mouiller dans la glace, au préalable, un grand couteau qui servira à couper le
gros gâteau (mais pas seulement, on s’en doute)… Anciens élèves et nouveaux
amis, comme le dit l’aînée de la troupe ?... Pas vraiment : la transmission
de valeurs et de savoirs – l’éducation, donc – devient l’héritage de la haine
et l’illustration fantasmée d’un impossible pardon… Le petit défiguré au sous-sol,
dissimulé sous son masque de lapin, nous fait penser au Journal d’un monstre de Richard
Matheson et à ses homologues de Phenomena ou Castle Freak
(architecture psychanalytique du « refoulé », à la cave ou au
grenier)… Voici donc un mélodrame de la maltraitance infantile, qui suggère de surcroît
des abus sexuels sur élève mineur (par une femme, diantre !)… Et la Thénardier de
Corée de refuser les pauvres cadeaux d’enfants pauvres offerts lors de la fête de
départ (carte manuscrite et chaussettes Astro Boy !)… « Nous sommes
tous des perdants ! » explose l’un des membres avinés, officieuse
morale, sociale et politique, du film et du pays… L’incontinence adulte « raccorde » la perte de contrôle d’un corps à celle du pouvoir sur les bambins, l’odeur
nauséabonde et malséante duplique celle du trauma
(ah, cette scatologie en rime avec les satires de Ferreri ou l’humour cantonais
du feu cinéma de HK !)… La toilette improvisée de la malade par la fille
de la classe manque de virer à la noyade en baignoire…
Commencent les tortures : compas plantés
dans les mâchoires, lames de cutter
coupées puis avalées avec de l’eau bouillante, paupières agrafées (Orange
mécanique se servait de griffes, Opera, de lames de rasoir), Prométhée christique dévoré par des
fourmis rouges… Un beau et court mouvement en grue vient « cueillir »
une victime fumant sur la plage (fumer
nuit gravement à la santé, rengaine connue)… Le film entier, jusque dans
ses maladresses de première œuvre sincère et maîtrisée, peut se lire tel un dessin
d’enfant battu (spéculaire à ceux ornant le mur de l’escalier, galerie domestique
exhumée)… Madame Park rêve d’un enfant « normal », lui demande son pardon… Le flash-back,
dans la diégèse, dure trois heures, plus un dernier quart d’heure révélateur
(écoutez le cœur de Poe)… Le cadavre de la mère retrouvé dans l’appartement du supposé
tueur rime avec la dépouille empaillée de Madame Bates dans Psychose,
complété de pieds dans l’eau et d’un autel illuminé de cierges, alors que des sous-vêtements
féminins surprenants égarent vers Mygale de Thierry Jonquet… Les victimes
mortes doivent en vérité leur trépas (énonce le légiste) à un empoisonnement,
et elles se réunissaient là chaque année… Un morceau au piano chipé à Beethoven
reprend celui du poste de radio au début, requiem
pour la pendaison (éjaculation ?) du père… Les excréments des couches adultes
en miroir souillé de la robe blanche immaculée de la tueuse, bientôt salie par
le sang des proies achevées autour de la table du banquet, disloquées par leurs
inutiles vomissements, enveloppées dans une pluie de pétales de cerisier…
Les premières règles paraphent le
« vrai » flash-back, et l’humiliation en classe de sixième, et la
comparaison avec un tas de fumier, et l’indifférence passive du professeur… Venger
une mère morte, la culotte souillée de sa fillette à la main, renversée sur la route
par une voiture, qui travailla « toute sa vie comme un chien » et mourut
de la même façon… Un premier fondu au noir sur Madame Park au sol, enchaîné via un zoom arrière à un
second fondu, bégaiement méta du film clos sur l’image mélancolique d’une jetée
désertée, occupée par un fauteuil vide (remember
la coda d’Osterman week-end de
Peckinpah), suite à ce double suicide… L’humble mais ferme Lim Dae-wung réalise
ainsi un film subjectif et choral (bonne distribution homogène), sorte de relecture
hardcore mâtinée de torture porn de Carrie au bal du diable,
et réussit là où échouait lamentablement le récent petit clip dit préventif de Mélissa Theuriau consacré au harcèlement
scolaire, avec sa caricature (irritante pour les intéressés) de professeur insensible à la souffrance d’un enfant
roux en cible d’une classe « Benetton »… Réunion sanglante ou, par le
détour du film d’horreur, une réponse sadienne et marxiste à la violence estampillée « symbolique », étudiée jadis en nos contrées par Pierre Bourdieu, ou considérée « concrète », analysée par un François Dubet, à une
époque de violence effective, des deux côtés de l’Atlantique, l’école finissant
elle-même par fabriquer les éléments destructeurs d’une société inégalitaire,
consumériste et glacée – bienvenue dans l’humanité, ricanait Plissken chez Carpenter,
en s’en « grillant » une : bienvenue Entre les murs (souterrains)
et par-delà, semble chuchoter ce petit théâtre de la cruauté, agréablement et lucidement « mal
élevé »…
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