Le Complexe du castor : Hollow Man
Le Voyeur, pareillement orphelin traumatisé,
ne se séparait pas de sa caméra, pour d’identiques raisons ; écoutons donc
ce que l’étrange « main parlante » nous dit de son auteur…
Avec ses allures d’élégant téléfilm
de luxe psychologique (notons la photo vert d’eau de Hagen Bogdanski, à
l’ouvrage sur La Vie des autres, la dentelle de la partition « tangoesque »
un peu envahissante composée par Marcelo Zarvos, le montage délicat de Lynzee
Klingman, autrefois assembleuse du « fraternel » Vol au-dessus d’un nid de coucou) ;
avec sa seconde ligne (narrative) adolescente superflue, sinon pour démontrer
la malédiction d’un héritage pathologique – « La dépression est une
affaire de famille », nous apprend doctement le générique de fin, de même
que la nature écologique du tournage, soucieux de réduire son « empreinte
carbone » – et attirer les fans
de la transparente et cireuse Jennifer Lawrence en pom-pom girl « différente », un peu après le soporifique Winter’s
Bone, un peu avant la Diane chasseresse dystopique de Hunger
Games ;
avec ses noms très connotés (Walter Black, Jerry Co., comme les trompettes
bibliques, le mariage de la carpe athée, Miss Foster, et du lapin croyant,
Mister Mel, ne manquant pas de sel « mystique ») ; avec cette
absence du monde et des seconds rôles procédant d’un autisme social (luxe de
classe de la maladie mentale, à l’instar des dilemmes nutritionnels inconnus
aux ventres plébéiens, vides ou mal nourris) ; avec ses réconciliations
finales effectuées sur des montagnes russes, conçues par l’ingénieur-épouse en
métaphore scolaire des hauts et des bas de l’existence ; avec sa morale
stoïque et surtout basique (mensonges des parents/professeurs/médecins : « Tout
ne va pas s’arranger, mais rien ne vous oblige à rester seul »), Le
Complexe du castor ne charma ni le public (particulièrement américain,
rétif au mesuré mélange des tons adopté par l’opus) ni la critique (indifférence polie à Cannes, un « papier »
plutôt enthousiaste de Jean-François Rauger dans Le Monde et puis… rien
d’autre).
Si la pathologie fait écho, le
troisième film de Jodie Foster en tant que réalisatrice résonne avec de
glorieux aînés. La piscine de l’ouverture, sur laquelle dérive, à moitié mort,
l’héritier qui possède tout sauf un sens à sa vie, rappelle celle de Boulevard
du crépuscule (Gibson, en voix off,
adopte un viril accent anglais prononcé, le castor quasi cockney, disons,
suite à la chute sur son chef d’une TV où paradent les Sex Pistols) ; la funeste fuite au
plafond convie l’humidité symbolique de Dark Water (les protagonistes
se noient dans un récit prenant l’eau, au propre et au figuré) ; l’épiphanie
au ralenti de Norah, « salve de vitalité », emprunte au Scorsese de Mean Streets ; Porter,
tel Mocky chez Franju, se tape La Tête contre les murs, là encore
littéralement (dans le commentaire audio, Jodie qualifie cette scène itérative
de « métaphore du film : un moment à la fois drôle et pas marrant ») ;
la réussite commerciale de son entreprise
en difficulté décuple la sexualité du P.-D.G., de la même façon que sa machine
à téléporter, combinée à une « frénésie » d’insecte, provoquait le
rut épuisant (pour sa compagne) du scientifique dans La Mouche de Cronenberg ;
la disparition progressive du ventriloque au profit de sa marionnette évoque bien
sûr le Magic de Richard Attenborough (belle intensité du sieur
Hopkins) ; enfin, le discours « optimiste » de la jeune fille
lors de la remise des diplômes (tournée après coup) lorgne vers son homologue
en similaire coda de Carrousel.
Signalons en outre que cet alliage de « tragédie et ironie », cette
volonté affichée de « savoir se moquer du désespoir abject de sa
vie » (paroles extraites du commentaire), réunis dans le mot-valise de dramedy, réveillent le spectre de la
comédie à l’italienne, cependant délocalisé dans un contexte économique
méconnaissable (l’actrice résume assez bien : « Ce film a un ton européen
mais il parle d’une famille américaine »).
On sourit en effet souvent à ce
mélodrame en huis clos achevé dans un parc d’attractions (pas celui, certes, du
Sang
du châtiment de Friedkin), à cette saison en enfer d’un loser incapable de réussir son suicide dans
une salle de bains (contrairement à son père), qui roule en vieille Mercedes,
pratique l’auto-flagellation et le bouddhisme light à base de tambourins et en réunion, qui dort et dort encore,
somnambule incrédule atteint de « dépression chimique » aidé par une
« marionnette thérapeutique » (pragmatisme étasunien opposé à
l’existentialisme allemand ou français), perdu dans les miroirs de sa grande
maison dont la ruine dissimulée vaut pour celle de son mariage. Black mate à la
TV un épisode au bord d’une falaise de Kung Fu (Jodie Foster apparut
dans la série), essayant inutilement de donner à boire de l’alcool à Carradine
(pas encore « suicidé » « pour de vrai »), et son fils fera
de même plus tard, immobilité spéculaire de gisants sous le double signe
problématique de la filiation et de la paternité (Anton Yelchin possédant des
faux airs de Julien Boisselier). Ce Cyrano rémunéré (trouver sa voix/voie)
écrit des dissertations pour ses petits camarades et découvrira vite le secret
de son amoureuse, elle-même « veuve » de son frère. Les relations
entre le père et ses deux enfants se déploient via de jolies scènes de séparation (avec le cadet) ou de retrouvailles
(avec l’ainé). Porter sauvera d’ailleurs son géniteur in extremis, après son
amputation hors-champ (« Un repoussoir pour tous les studios, mais ma
raison pour faire ce film » dit encore Jodie).
Il faut de la sensibilité, de la
finesse, afin de rendre à l’écran la dichotomie d’un personnage bipolaire,
connaissant d’abord l’atonie puis la « phase maniaque » caractérisée
par une énergie débordante (le renouveau du mois de mai accompagne le regain
des affaires, tandis que la décharge capitaliste des rêves brisés recueille les
jouets bradés) et la peu productive réalisatrice n’en manque assurément pas. Le
Complexe du castor pouvait n’être que l’exposé lacrymal d’un cas
clinique, et sachons gré à Jodie Foster de ne jamais céder à cette tentation
(bien que le « syndrome Cold Case » frappe
parfois, avec des chansons-doublons explicitant à gros trait, à peu de frais,
une montage sequence pour le spectateur stupide ou inattentif).
Son parcours depuis l’enfance et sa distance par rapport à la célébrité
l’autorisent à filmer avec un recul bienvenu un « effondrement
impudique car médiatisé », tandis qu’elle trouve en Gibson un comédien
talentueux et courageux, suffisamment pour recevoir et honorer à sa juste
mesure le cadeau réflexif d’une actrice-amie. L’œuvre, faisons court, gagne
notre sympathie par la bienveillance, la tendresse et la douceur d’un regard
particulier, celui de Jodie porté sur Mel (la folie traverse la filmographie de
l’acteur, chez Miller ou Donner, mais elle s’exprime ici avec une force et une
« vérité » ne pouvant laisser indifférent). Un peu vite étiqueté
autobiographique, Le Complexe du castor constitue « en réalité » un diptyque
endeuillé avec Hors de contrôle (vigilante movie tendu et méconnu signé Martin Campbell, où un flic perd sa fille), une double
descente marginale, risquée, dans les abysses du désarroi et de la perte,
superbement incarnée par l’auteur complexe et « clivant » de La
Passion du Christ (lire notre éloge modéré sur ce blog).
Le cœur d’un film bat souvent en
sourdine, sa puissance se dérobe aux évidences autant qu’aux apparences et
Jodie Foster, presque par mégarde, sans ostentation, révèle in fine
dans son commentaire la dimension profondément personnelle de ce castor
mal-aimé, cependant tout sauf détestable : « C’est un peu l’histoire de ma
vie, la partie la plus difficile de ma vie » ; plus tôt, elle soulignait
le lien entre Walter de retour chez lui, dans une maison vide, et la fin d’une
tournée promotionnelle effectuée pour un nouveau long métrage. On peut
indiscutablement vibrer plus fort à d’autres peintures que celle de cette
solitude de nanti en milieu fermé, de cette mort d’un mari d’autrefois, qui ne
reviendra pas, plus sous sa forme passée, en tout cas (belle scène au
restaurant du couple vieilli, « souffrant », de Maverick, la déchirure
centrale, identitaire et sentimentale, vainement exorcisée par des photos de
famille heureuse, religieusement baignée par les halos colorés des ponts de
Brooklyn et Williamsburg), mais Le Complexe du castor, avec modestie
et sincérité, nous conte aussi une histoire d’hommes blessés, tourmentés, de femmes
vivantes, clémentes, et le sourire de Jodie/Meredith, ses grands yeux bleus troublés par
les larmes, mère assistant en retrait à l’étreinte père-fils, crève-cœur pour
tout spectateur masculin, peu importe la nature de l’entente ou de la
mésentente, brillent d’une belle lueur dans la lumière un peu trop contrôlée,
un peu trop sage, du film. Le Petit Homme, sympathique et
anecdotique premier essai, étudiait déjà, sous le masque de la fiction, la
différence méta d’une personnalité attachante, comme une esquisse de cet autoportrait
inattendu, élaboré avec un enthousiasme, une intelligence et une générosité à
son image.
Ca reste un film intelligent comme çà douce et belle réalisatrice qui c'est bien dommage ce fait trop rare ^^
RépondreSupprimerOn ne peut que confirmer, pour l'intelligence et la rareté - "console" l'actrice, plus prolixe...
SupprimerC'est un très bon film. Je l'ai mis dans mon top 10 des films sur la crise de la quarantaine: http://marlasmovies.blogspot.fr/2015/07/10-films-ne-pas-rater-sur-la-crise-de.html
RépondreSupprimerJe ne garde que le Bergman et le Kubrick ; quant à Gibson, il brilla dès Gallipoli de Weir...
Supprimerhttp://lemiroirdesfantomes.blogspot.fr/2015/04/gallipoli-running-man.html?view=magazine