Ulysse, souviens-toi ! : La Maison des otages
Dans Le Loup des steppes, Harry Haller, au risque de perdre la raison, avec l’espoir d’une renaissance, ouvrait
les portes innombrables de sa psyché ; dans le train fantôme de Maddin, le
revenant pseudo-homérique parcourt une bâtisse un peu trop lisse, hélas…
À notre Pénélope du Nord
Genève, ses banques, son lac, sa
placidité chocolatée à toute épreuve – la capitale des coucous ne connut jamais
d’attentats autres que « pâtissiers », tel celui infligé à ce pauvre
JLG – accueillait le week-end dernier la septième édition du Festival
International du Film d’Auteur (FIFA, donc, mais rien à voir, on s’en doute,
avec le foot, sport de millionnaires
plébiscité par les prolétaires, y compris un certain Albert Camus). Cette
manifestation élitiste, à l’aimable confidentialité au temps de l’hégémonique
transparence numérique, regroupait un aréopage conséquent et
représentatif : on y croisa ainsi le kolossal
Michael Kaneke, le phobique (des transports) Lars von Etrier, l’arty Gus Van Desant et même, tenez-vous
bien, chers lecteurs francophones sidérés et cinéphiles, l’ermite Terrence
Molick ! Tous venus, tous là (ou presque), afin de fêter entre initiés (happy few, dirait Stendhal, romancier cinématographique, sa Chartreuse
de Parme allant aussi vite que du Mack Sennett) une « certaine
idée du cinéma ». Honte aux béotiens, fi des multiplexes, que le pop-corn aille se faire griller
ailleurs : nous concevons et pratiquons les images animées comme un art,
libre à vous de l’appeler le septième, énonceraient-ils volontiers. On ironise
et on se gausse, mais les totems (et les veaux plaqué or) le méritent (le
valent) bien, avec leur risible esprit de sérieux, leur éthique en plastique,
leurs provocations puritaines, leur panthéisme à faire rougir un publicitaire
(même si, certes, cette catégorie précise
d’imagiers ne brille guère par ses scrupules). Dans la salle « à
l’italienne », drapée d’écarlate à l’instar d’un abattoir vintage, les bandes assommantes
s’enchaînèrent pour le plaisir onaniste d’une frange (bien peignée) de la
critique française, romande et cosmopolite, nimbée d’une ambiance de cérémonie
secrète entre VIP évoquant vaguement la secte sexuelle de l’ultime Kubrick.
La présence de Guy Maddin détonait,
car le Canadien taquin et badin, remercions-le pour cela, n’affiche nulle
arrogance ni ne donne de leçon, dans ses films et en dehors. Bien sûr, l’auteur
autonome pèche d’une autre manière, et son univers fourmillant, jaillissant,
épuisant, ressemble bien souvent à une caverne d’Ali Baba méta, fantasmatique
et nécrophile. Cinéma de mémoire et de relecture, de récits en rhizomes, de
rêveries solipsistes en noir et blanc, constitué d’incantations au passé, de
(vaines) tentatives pour retrouver le secret (surfait) des premiers âges, leur
magie surnaturelle et muette, leur pouvoir hypnotique et médiumnique. Maddin, pas si fou, s’entoure de talents,
notamment au niveau de la photographie (Benjamin Kasulke), du montage (John
Gurdebeke), de la musique (Jason
Staczek) et de la distribution (un salut au rarissime Jason Patric, inoubliable
tankiste de La Bête de guerre), mais ses projections spectrales et ludiques
peuvent vite ennuyer, équivalent fétichiste et alchimique de certaines
installations d’art contemporain (la morgue en moins, ouf). Cependant, le Guy
nous sied assez, surtout avec Careful, variation incestueuse sur
le film alpestre et le son inaudible (!), à la fois son meilleur film (le plus
supportable, modéreront les médisants) et art poétique étrangement émouvant,
encore équilibré, sa poésie sentimentale ne frisant jamais l’hystérie. On
aimerait juste lui dire : Eh, l’ami, sors un peu de ta chambre (interdite) de
grand adolescent nourri à la pellicule, ouvre les volets du confortable studio
(tombeau), laisse entrer l’air toxique mais vital du monde comme il va (et ne
va pas). Méliès, itou autarcique célèbre, finit par tenir un magasin de jouets
dans une gare, quand les frères Lumière, eux-mêmes épris des chemins de fer, connurent
un écrasant succès en parcourant la planète via
leurs opérateurs : Maddin connaîtra-t-il un jour le même sort ?
Parviendra-t-il au contraire à unir les deux courants fondateurs du cinéma, en
France et au-delà, le documentaire cousu à l’imaginaire dans la robe sensorielle,
les frères ennemis enfin associés, en inséparable reflet, dans un miroir mécanique par
nature fantomatique ? Examinons, en guise de piste plutôt que de réponse
(définitive) son opus mythologique,
vrai-faux polar dissimulant un psychodrame familial mâtiné de retour, de
prison, de désir.
Dans une maison hantée (moins envoûtante que celle, littéraire, de Robert Wise, moins enfantine que celle, en papier, de
Bernard Rose) « par le chagrin », Calypso/Camille, le dédoublé patriarche
narrateur, se retrouve enchaîné au lit de sa fille Hyacinth (House
chanterait Jim Morrison – notez au passage le prénom floral de l’élu d’Apollon)
dans la chambre (prohibée, forcément) du haut (chez Friedkin, le Diable
demeurait également au sommet, avant d’investir l’espace « vital » et
virginal de la gamine). Guy « shoote » en digital son happening (gangsters morts et acteurs vivants quittant
la scène) en pleine tempête d’éléments, de sentiments. La barque, très chargée,
comporte un couteau de scout, un « carcajou »
empaillé, des flingues jetés dans une fournaise, le marais-cimetière d’un
jardin intérieur, une chaise électrique (pas celle de Craven dans Shocker)
à pédales, des trous de serrure (le titre original) pour voyeur(s) mémoriel(s), une
rangée de « pénis poussiéreux » fichés dans leur glory hole en métonymie des cyclopes (on pense aux bras-chandeliers
de Cocteau puis de Polanski) et, last but
not least, un système de messagerie domestique à base de pneumatiques (ah,
l’époque caduque de Sherlock). Côté protagonistes, citons Denny, l’aveugle
clairvoyante, noyée télépathe amoureuse de Manners ; Big Ed, le traître de
mélodrame ; Heatly, meurtrier adopté du fils oublié ; Ogilbe, nervi
adepte de la « levrette » électrique sur femme de ménage désincarnée ;
Rochelle, la Frenchy so sexy en bas
noirs ; Manners, le fils non reconnu pris en otage, si proche de sa maman ;
Chang, « l’énigmatique Asiatique » silencieux et, accessoirement, le nouveau
compagnon de Hyacinth (qui, dans une réminiscence d’attraction-répulsion, court
nue avec ses chiens, métaphore zoophile, voire rollinesque, de l’étrangeté fondamentale
des êtres et de la libido) ; l’autre
fils d’Ulysse, Nedie, en train de se masturber (tel Guy au sein de son petit
théâtre intime ?) ; un médecin endeuillé (l’immarcescible Udo Kier) par
la perte de sa propre progéniture, sans oublier Lo(li)ta, seule fille de la
fratrie entichée de Heatly, en outre cancéreuse et suicidaire.
Ulysse, déjà mort, déjà exécuté,
navigue à vue (et à l’ouïe) parmi ce labyrinthe sans Minotaure mais pas dépourvu
d’humour ni d’énergie. Un incident technique – film incendié durant sa
projection ! –, qui ravit le réalisateur, nous oblige à consulter un
résumé pour connaître le fin mot de l’histoire enchevêtrée : le revenant
fait du catch avec son fiston, une
manière comme une autre de se réconcilier, de communiquer (le Carpenter d’Invasion
Los Angeles ne dira pas le contraire), « liquide » Chang
tandis que Manners passe un coup de fil. Dans la chambre du fils (pas celle de
Moretti), le père loue une invention de son engeance, avant que les fantômes et
les impacts de balles ne disparaissent un à un, soufflés par leur mouvement sur
le drap-rideau inaugural et originel tiré par le vieillard en guise d’oracle.
Piégé dans la solitude de ses souvenirs, une arme à la main, la seconde sur une
poignée de porte qu’il hésite à ouvrir, Manners, au prénom
« aristocratique » (dixit
sa génitrice Isabella Rossellini, dont le père, initiateur du néo-réalisme, ne
goûterait guère, sans doute, les facéties en circuit fermé du gars de Winnipeg,
sinon l’hommage anodin de sa fifille baptisé My Dad Is 100 Years Old),
s’avère l’autoportrait parfait, inventé, de Maddin. Bogie, John Garfield, Bill
Holden (cadavre loquace de Boulevard du crépuscule) et les
archétypes mythiques de la Warner rigolent ou s’en foutent : l’instigateur du guilleret The Saddest Music in the World,
amateur d’Odilon Redon et de Maldoror, continue, sur un rythme de
stakhanoviste, à ériger son immeuble (son mausolée) à la gloire du cinéma
perdu, mort et enterré, dont on soulignera la puissance intacte malgré
l’érosion des ans et des regards (pour faire court et cruellement, disons qu’un
unique plan de L’Aurore abolit toute sa filmographie).
Ne lui jetons pas la pierre – il
pourrait s’en servir, le « bougre », ici commissionné par une
université de l’Ohio, alimentant du moindre matériau son magma inoffensif mais pas désagréable – et replongeons, par
exemple, dans un voyage authentiquement exotique et pourtant familier, naguère
effectué lors d’une nuit blanche devant la TV, avec le troublant et drolatique Singapore
Sling (1990) de Nikos Nikolaidis, cocktail hautement inflammable et œuvre « naturellement » abouchée à la
tragédie grecque (héritage culturel oblige), au BDSM (entre femelles et mâle
mutique mué en sex toy vivant), au jeu de rôle (mère/fille),
aux tabous too much (inceste,
saphisme, nécrophilie, viscérale décoration
d’intérieur à la Leatherface, émétique sexuel, lame meurtrière freudienne attachée
au « braquemart »), à la Laura de Preminger (dans l’écrin
d’une chanson de Julie London), au « film noir » (comme disent les
Américains) et au Kammerspiel
expressionniste (quasi oxymoron – so what ?). Ce mirifique et ravissant
cauchemar, censuré (sans surprise) en Angleterre, ne volait pas, pour une fois,
son culte obscur (auquel succomba volontiers votre correspondant genevois), autant
matrice apocryphe et adulte de ce gentillet Ulysse, souviens-toi !
qu’irrémédiable Descente dans le Maelström (clin d’œil vertigineux à Poe) au
cœur des ténèbres puériles, terrifiantes et transcendées de l’espèce humaine,
Ithaque délocalisée en Enfer (dantesque ou pasolinien) et à quelques
photogrammes à peine du Grand-Guignol (redécouvrir encore Jean Marbœuf,
sympathique franc-tireur de la cinématographie nationale). Le type de longs
métrages, vraiment fous et inspirés, invisible au FIFA (et à l’extérieur, sauf en VOD sur le site d’ARTE), en
bonne logique symbolique et commerciale…
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