La Double Vie de Véronique : On ne vit que deux fois
Elle essuya le front du Christ sur son dernier chemin, en recueillit « l’image
véritable » sur son voile : (sainte) Véronique ou le témoignage d’une
énigme, à célébrer ici et maintenant…
Quand le collier clouté du Mondo
cane serre trop fort, quand la nuit de l’âme semble insondable, quand l’empire de la tristesse s’étend au
moindre geste du quotidien, on ressent l’absolu besoin de se souvenir de la
beauté, l’impérieuse nécessité d’un élan violent, l’imminence d’une
transcendance. « Au milieu du chemin de la vie » (Dante), dans
l’enfer profane des jours, le soleil décline plus vite, les puissances se font
plus rares et presque tout, déjà, possède l’arrière-goût de la terre patiente,
de l’eau croupie, des draps glacés. Le cinéma, art des morts, fenêtre ouverte
en direct sur L’Au-delà, comporte paradoxalement la promesse provisoire d’une
renaissance, l’avènement d’un serment fait au monde et à soi-même : ne pas
se démettre, pas encore, ne pas se soumettre non plus, mais prendre la fuite,
quitte à la qualifier de psychogénique, à l’intérieur de son territoire intime (exil
et pourtant retour du politique, car le singularité de la psyché ne saurait se
tenir ex nihilo, hors du champ civique), au sein de sa forêt profonde, là où
s’émousse enfin le fil du rasoir menaçant la gorge ou les veines, là où
s’assourdit bienheureusement le constant « bruit du temps »
(Mandelstam). Puisque la révolution se fera sans nous, puisque l’échec paraphe
le « contrat avec Dieu » (Kate Bush ou Will Eisner), puisque nous
écrivons dépourvu des illusions de la jeunesse, de l’utopie, du réconfort, de
l’action, de la sagesse, replongeons dans les eaux glauques et ambrées de
l’odyssée sensorielle offerte par Krzysztof Kieślowski au siècle dernier, mort
et enterré dans sa propre fureur, dans son insoutenable progrès. « Bienvenue
dans l’humanité » ironisait Snake Plissken à l’ultime plan eschatologique de
Los
Angeles 2013 ; « Bienvenue chez toi », paraît murmurer avec
douceur Weronika…
La Femme aux deux visages – ah, Greta – arbore les traits
gracieux et radieux d’Irène Jacob, élève et muse du cinéaste, sidérante
incarnation, primée à Cannes, d’un duo de personnages en miroir, la Polonaise
et la Française, la chanteuse et la pédagogue, l’amoureuse qui part et celle
qui revient. L’argument du film, par essence poétique, tient en quelques lignes
anecdotiques et son résumé objectif échoue bien sûr à en saisir la magie
personnelle, à retranscrire correctement l’impact de son expérience sur le
spectateur. Œuvre lumineuse et obscure sur le mystère des êtres et de leurs
trajectoires, à la fois complexe dans sa forme, dans ses correspondances plan à
plan, note à note, ton à ton, et simple dans son récit, centré sur une
disparition et une transmission, La Double Vie de Véronique immerge
l’œil, l’oreille, le cœur et l’esprit dans son univers dédoublé, d’une évidente
cohérence polysémique et sensuelle. Elle représente également le panneau
central d’un vaste triptyque, lui-même subdivisé en dix épisodes et une
trilogie : Le Décalogue et Trois couleurs : Bleu, Blanc, Rouge. Nous découvrîmes le premier
à la TV, tous les autres en salles ; chacun participe de l’ensemble et
dialogue avec lui (n’oublions pas le couple réflexif, moins connu, de L’Amateur
et du Hasard, ce dernier en avérée matrice alternative de Véronique),
la volonté du cinéaste et de son scénariste Krzysztof Piesiewicz d’élaborer une
sorte de Comédie humaine de la Pologne (et de la France, « par la
bande », nations si proches encore au dix-neuvième siècle, avant la césure
de la laïcité puis du communisme, vrai vainqueur à l’Est de la Seconde Guerre
mondiale) rejoignant l’entreprise romanesque d’un James Ellroy, disons, à
partir de l’Histoire documentée (formation de Kieślowski), transposée, tressée
en flux et fresque continus d’interrogations religieuses, politiques,
sentimentales et esthétiques.
La musique de Zbigniew Preisner, sous
le déguisement amusé/retrouvé de Van den Budenmayer (une telle supercherie
avouée ravirait le Welles de Vérités et mensonges) joue un rôle
majeur dans le sortilège exercé par La Double Vie de Véronique, à
l’unisson des images d’aquarium et d’automne signées Sławomir Idziak (une trace
vivace de son travail survit dans le longuet Bienvenue à Gattaca). Trente
minutes d’une partition évanescente et dense suffisent au compositeur pour
laisser une empreinte sonore étymologiquement inouïe, jamais entendue avant ni
après dans un long métrage, même si l’on peut penser en dehors à Henryk Górecki
(surtout à la superbe Symphonie n°3, écrite en 1976, utilisée
par Pialat pour Police, mais révélée au « grand
public » à l’occasion d’un mémorable enregistrement contemporain du film,
David Zinman, au côté de Dawn Upshaw, y dirigeant la London Sinfonietta) et à
Chopin (le morceau allegro au piano
des
Marionnettes). Le choral « diluvien » Tu viendras s’appuie sur des
paroles solaires, au parfum édénique de Cantique des cantiques, et confine à
l’extase ou à l’orgasme, alors que les deux vrais-faux concertos, versions de
1798 et de 1802, donnent à entendre Elżbieta Towarnicka jouant les Beatrice
Portinari (le patronyme de Geneviève Bujold pour Obsession) au Paradis,
dans l’avertissement maritime et métaphorique du chant II.
Weronika/Irène prête son corps à
cette voix surnaturelle et en paie le prix : elle s’effondre en plein
concert, terrassée par la puissance lyrique de l’aria (accessoirement, par une crise cardiaque), emportée, avec un
humour cruel, directement au « septième ciel », tandis que la caméra
survole brièvement le public, figuration possible des derniers instants
terrestres de son esprit en train d’abandonner sa dépouille, ce « corps de
boue » (sainte Thérèse d'Ávila) qu’elle quittera d’une autre manière en
entrant au couvent d’Antonioni sis Par-delà les nuages, d’ailleurs
présents dans le texte dantesque (notons qu’un mouvement similaire advient dans
Opera
de Dario Argento, bien qu’il s’agisse cette fois du déplacement de corbeaux
très poesques, ou dans le pareillement subjectif, post mortem, Enter
the Void de Noé, en moins convaincant). Utilisant de surcroît la flûte spectrale de Jacek
Ostaszewski, les thèmes délicats forent l’écran, créent une aura suprême mise à
contribution par la diégèse, et finissent par informer le film dans son
langage : La Double Vie de Véronique, mélodrame au sens le plus musical du
vocable, s’écoute et s’admire en paysage audiovisuel à parcourir avec tous ses
sens. Quant à la dualité méta des choix de vie (praxis ou pédagogie, vocation ou éducation,
« intermittence » ou fonctionnariat), elle passe par la musique et le
montage : on sait que Kieślowski et Jacques Witta (Gérard Pirès, Denis
Amar, Jean Becker mais aussi Poussière d’ange et Trois couleurs) créèrent/détruisirent des versions plus explicites ou
hermétiques de Véronique, à l’instar de Cronenberg et Ronald Sanders pour Le
Festin nu.
Papillon (des livres pour enfants, du
corps des amants) et/ou marionnette (du spectacle, du destin, du
« refus » de la liberté lisible dans le final), Weronika/Véronique
évolue dans son propre Château intérieur, pour reprendre le
titre d’un célèbre ouvrage de la mystique espagnole du seizième siècle, elle y
fait des rencontres spéculaires (Antek et Alexandre), y suit des parcours dans
l’espace et le temps en forme de tangentes aux frontières du fantastique (appel
téléphonique sans correspondant, bande magnétique « cubiste »),
jusqu’à finir par s’y refléter elle-même, telle les deux figurines identiques
conçues par le marionnettiste. Tout résonne et correspond (dans l’acception
baudelairienne du terme), tout s’harmonise et se répond, la caméra du
réalisateur, qui renonça aux documentaires afin de pouvoir filmer sans remords
des larmes de cinéma, exemplaire éthique du regard et du rapport à autrui,
parvenant à saisir les modifications, infinitésimales ou à grande échelle, de
cette intériorité révélée sur le visage magnifiquement expressif de sa jeune
et talentueuse interprète.
Comment ne pas penser à Kim Novak
dans Sueurs
froides, comment ne pas percevoir la caresse de l’épilogue, la paume de
Véronique tendrement appuyée sur un arbre à l’entrée de la propriété de son
père, en variation inspirée de celle de Madeleine, parmi sa cathédrale de
séquoias, à la bande-son réverbérée, à la mélancolie feinte et cependant
sincère causée par la brièveté d’une vie humaine, le passage de Judy (à San
Francisco, entre les bras de Scottie) aussi court que celui de sa muse
insaisissable, sans traits et sans souffle, réduite à un nom, à un cadavre jeté
depuis un clocher ? Bien avant le Lynch de Mulholland Drive, Kieślowski
retravaillait le motif d’un binôme sexué/divisé du point de vue féminin, et
cela changeait tout, et cela transformait la fable platonicienne et wagnérienne
en immersif et bouleversant portrait de femme à deux voi(x)es, à deux
subjectivités liées par un écho gémellaire, une « musique des
sphères » à réécouter, à revisiter, tel un océan de sensations et de silhouettes
fantomatiques (Le Miroir et Solaris de Tarkovski en filigranes
discrets mais prégnants). Et Marnie vu de dos sur un quai de gare pourrait
rencontrer Véronique et Alexandre à Saint-Lazare la bien nommée, ou Witek à Łódź,
le héros du Hasard emporté par trois scénarios différents suivant qu’il
prend, rate ou laisse partir son train.
Une scène cristallise l’envoûtement
du métrage, sa capacité à charmer dans sa dimension triviale et céleste,
ésotérique et allégorique, individuelle et collective – celle de la rencontre
furtive et fortuite (?) entre les deux femmes, sur fond de manifestation et
avec pour cadre la grande place du marché de Cracovie. L’enfant du pays,
bousculée, fait tomber des partitions, à l’instant même où la touriste prend
des photographies de l’événement ; nul n’ignore que dans la tradition
fantastique, littéraire puis cinématographique, voir son doppelgänger équivaut à mourir, la Nature (et l’art) détestant
autant les doublons que le vide. Alexandre, à Paris, les confondra, prenant son
modèle involontaire pour la photographe ; le cliché surgi d’hier déclenchera
les pleurs de la seconde musicienne, identifiant enfin l’origine de sa
tristesse sans cause. Un autocar qui s’éloigne, un sourire qui se dessine, un
pont bâti sur l’absence et la distance, dans ce moment crucial riche de tous
les possibles narratifs, ouvert à toutes les gloses, empreint d’une intensité
physique (voire quantique) et métaphysique, dans son épiphanie différée,
diffractée, de cette chambre (obscure), avec l’amour et le sexe, séparés par
la Mrs. Robinson (belle et blonde Grażyna Szapołowska), comme échappée de Fenêtre
sur cour, de Brève histoire d’amour (extension du
chapitre 6 du Décalogue, sous-titré Tu ne seras pas luxurieux), romance
scopique achevée en écho sur un sourire féminin, en réponse éphémère mais
tangible, ridicule et généreuse, insuffisante et faramineuse, aux questions
insolubles, aux errances partagées, au désespoir commun à un peuple, à une
époque, à une modernité vite rattrapée par les ombres du passé (dissoutes dans
la clarté factice de « l’économie de marché »).
La Double Vie de Véronique, film frémissant, troublant,
violent, apaisant, nous donne à regarder l’univers infini et en boucle, l’union
mystique du microcosme et du macrocosme, à travers une bille de verre étoilée enchanteresse,
une pluie soudaine en acte de présence et de résistance (à la solitude
ontologique, à tous les désastres individuels, aux régimes confisquant non
seulement le réel, sa représentation, mais encore la « vie
intérieure » de leurs « sujets »). Le Diable, peu importent
son nom et son masque, et pas uniquement celui de Żuławski, cherche toujours à
nous dévoyer du chemin de notre noblesse, à nous éloigner du feu clair de la
création, à nous faire désespérer des autres et de nous-mêmes : Krzysztof
Kieślowski (adoubé par Kubrick, mélomane sentimental et satirique, dont
personne n’oublie la poignante chanson de Christiane Harlan dans Les
Sentiers de la gloire), comme il le fera avec le testament vibrant de Rouge
et son juge misanthrope (impeccable Trintignant), mort-vivant ranimé par un
mannequin de passage (Irène Jacob, « ni tout à fait la même, ni tout à
fait une autre »), nous invite à « l’épanchement du songe dans la vie
réelle » (Nerval), au regain de l’émerveillement d’une vision (croyante ou
enfantine), à la traversée des marais du deuil, afin d’atteindre l’autre rive
de notre identité cosmique (poussière d’étoiles glissée dans la glaise fragile
et sans merci de la chair). La foi (dans ce que l’on voudra ou refusera)
déplace des montagnes, dit-on ; elle permet surtout de réaliser un tel
film – Dreyer, Bergman, Bresson, prirent à leur tour et dans leur temps ce beau
risque de l’affirmation de l’incertitude – et d’écrire un tel article (athée),
modeste réminiscence souhaitée « au diapason » (spirituel).
Très bel hommage complet et émouvant, ça me fait penser, allez savoir pourquoi, à
RépondreSupprimer"l'ultime one man show théâtral dans le Marionnettiste de Lodz (1984) de Gilles Ségal"
https://www.charles-denner.com/la-derniere-reverence/
Image évocatrice, où l'indémodable Denner ressemble à un autre marionnettiste :
Supprimerhttps://www.youtube.com/watch?v=d03wJOgoq1k
https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2014/09/giorgino-le-territoire-des-loups.html