Quoi de neuf, Pussycat ? : Sur les traces de Céline Tran


Petit portrait d’une héroïne de notre temps (qu’en penserait Lermontov ?), d’une enfant du siècle sans confession (ni concession), d’une « icône » finalement inconnue…


Elle naquit à la fin d’une décennie dans une capitale médiévale de la sorcellerie, au sein d’un couple « mixte » (les présentations américaines parlent « d’ethnicité asiatique »). Sa majorité l’amène à « Sciences Po Grenoble », avant une bifurcation vers Lettres Modernes (formation universitaire, pour le pire et le meilleur, de votre serviteur). Mens sana in corpore sano : gogo-dancing – quelle ridicule dénomination – en boîte de nuit et en parallèle. « De fil (string) en (talon) aiguille » (ou bas résille) et du mouvement vers l’immobilité : un photographe « de charme » la remarque – variation de la légende dorée hollywoodienne du hasard qui fait les stars – et la voici aussitôt sous contrat, un pied (menu) dans la pornographie et le second toujours en faculté. Feu Alain Payet la filme pour la première fois dans une œuvre Dorcel parisienne, au titre utilisant son pseudonyme japonais (modifié d’une unique consonne, six ans après, à la suite d’un dérisoire procès, assorti d’une coûteuse infraction). Le parcours s’apparente désormais à un annuaire polymorphe propre à ravir les amateurs de name dropping : exclusivité avec Colmax, passage chez Christophe Mourthé (davantage doué derrière un appareil photo qu’une caméra), l’almodovaresque Miguel Bosé ou le sarkosyste Doc Gynéco, apparitions sur M6 (téléfilms anodins, alloués en guise d’éducation sexuelle, et surtout soporifique, aux adolescents hexagonaux), Jimmy, MCM (« télé-réalité » narcissique, en présage d’un documentaire de quatre heures dédié à sa vie outre-Atlantique), bientôt TPS Star.




Elle s’exila aux USA, y pratiqua une « schizophrénie » naturelle (« métisse »/française, bilingue/cosmopolite, underground/mainstream) et très réfléchie. D’un côté, du gonzo anatomique, acrobatique ; de l’autre, du « porno chic », pour le quatuor de majors d’alors : Digital Playground (signature contractuelle à la clé), Ninn Worx (Perfect loué ici même), Vivid et Wicked Pictures. On la vit ainsi dans d’éprouvants trios, flanquée de Melissa Lauren, Nacho Vidal et Rocco Siffredi, réunis à Berlin par l’impitoyable John Stagliano (elle tenait itou le caméscope), ou à l’occasion d’une intense étreinte solaire en compagnie de la souple et mutine Asa Akira (complicité des obscénités chuchotées en français). La musique la sollicite aussi (du rap, de « l’électro »). Un court métrage stroboscopique de Gaspar Noé met en abyme et fait voyager son image à Cannes et Sundance. Dotée d’une nouvelle poitrine (remember Melanie Griffith dans Le Bûcher des vanités), la showgirl et productrice-réalisatrice orne les couvertures de magazine (SM), accumule les récompenses plaqué or du « milieu », retourne en France, se met au sport, travaille le temps d’un DVD pour Wild Side, écrit en ligne pour la presse dite « branchée », répond avec précision, humour et sincérité aux grasses questions de « la bande à Ruquier » ou à celles, plus germanopratines, de Frédéric Taddeï, se lance dans la lingerie (elle joue également les « ambassadrices » d’une marque de vêtements geek, baptisée d’après les « autistes » nippons cloîtrés devant leur console) et avoue son attirance pour les films (« violents ») d’action et d’horreur, « deux genres très sexuels » (nous dirions plutôt corporels, mais cela se rejoint).




Elle reprit son « vrai » nom en 2013, s’amusa, à la même époque, dans une « websérie », comme elle le fit dans une comédie et un dessin animé sis « en banlieue » (Tabatha Cash en embuscade). Protagoniste d’une publicité plébiscitée pour un service de livraison à domicile (topos du X « de papa »), de segments « guerriers » gentiment démonstratifs de misandrie, quelque part entre la cascade et les arts martiaux, VRP de manifestation livresque, « performeuse contorsionniste » vénitienne ou collaboratrice (en noir et blanc) d’artiste-plasticienne, elle se réinvente aujourd’hui en « comédienne et auteure » (de BD, toutefois loin du hentai) pour citer son joli site (au nom en rime), où elle rejoue, dans la langue de Shakespeare, nantie d’un délicieux accent français, une partie du monologue de Vanessa Paradis dans La Fille sur le pont (toujours le noir et blanc, et une réminiscence involontaire – vraiment ? – de l’ouverture bouleversante de L’important c’est d’aimer, œuvre méta qui traumatisa nombre de cinéphiles, dont l’auteur de ces lignes biographiques, et de jeunes filles, promises ou non à « faire carrière » dans l’industrie du « divertissement pour adulte »). On lui souhaite de réussir un jour à intégrer le cinéma « traditionnel » (ou peut-être pas, au vu de l’actuelle et nationale Bérézina), mais l’exemple de Brigitte Lahaie surgit en démenti, malgré Verneuil et Rollin, Alain Delon et Roger Carel. Chacun chez soi, entre soi, parmi ses pairs, à l’intérieur des frontières : la trajectoire entière et identitaire de la jeune femme volontaire s’impose en opposition à cette consanguinité (professionnelle, culturelle), atteste de la beauté fertile des horizons mêlés, des rencontres désirées au carrefour du monde – rien que pour cela, sans angélisme ni prosélytisme, il faudrait donc la louer. 




Mais encore : nous séduisent ses (trop) rares sourires, la douceur de sa voix, la clarté de sa parole (on connaît moins ses écrits, sorry), la maturité de son discours. Dans Ma part d’ombre, poignante enquête sur un fantôme maternel, James Ellroy dévoile qu’il se masturbait sur les « modèles » (pas ceux de Bresson, assurément) les plus tristes, les plus esseulés, « filles » – comme on appelait naguère les prostituées des maisons closes du dix-neuvième siècle, comme on continue à désigner à présent les « travailleuses du sexe » de leurs homologues allemands, dirigés par des femmes d’affaires – perdues dans « l’enfer de la libération sexuelle » (pour paraphraser le Schrader de Hardcore), et cette tendance à privilégier les femmes blessées transparaît dans une certaine cinéphilie, avide d’ardents cadavres, de fiancées affligées, si douces et dociles à idolâtrer (James Stewart, dans Sueurs froides, cristallise mieux qu’un autre cette fascination romantique d’outre-tombe). On la comprend parfaitement pour la partager parfois, mais nous ne négligeons certes pas (de célébrer) les précieuses femmes vivantes, au-delà de la Loire ou en-deçà, et cette esquisse participe à sa façon de cet élan vital. Bien sûr, on retrouve dans le visage (de temps en temps sidérant de dureté, tel celui de ses consœurs) de l’ancienne « hardeuse » (mot d’une laideur supérieure à son objet), ni victime ni bourreau, dans ses grands yeux profonds, la mélancolie « ontologique » (et existentielle) du « genre », qui lui valut sous notre plume le sobriquet désenchanté « d’empire de la tristesse », mais l’on se gardera de chercher à la justifier, à l’expliquer – sans doute caractérise-t-elle autant notre vision de la vie, par et en dehors du cinéma –, à l’instar de l’attirance éprouvée pour l’actrice, irréductible à la libido, à la chimie des atomes (crochus), saisie dans le beau mystère d’une « relation » à distance, placée sous le signe spéculaire (voire spectral). 



Nous soulignions dans le modeste « essai » l’une des contradictions internes du X, dissimulant à mesure qu’il exposait, rendant le corps abstrait, l’identité enfuie, au profit d’une double abstraction de contes de fées (pervers et puérils, souvent, en dépit de plusieurs réussites et d’un questionnement incontournable pour quiconque s’intéresse/se passionne pour le « septième art »). L’avatar « exotique », et jusqu’à un certain point « ludique », de Katsu(m)ni permit à sa propriétaire (éphémère) de s’exhiber en privé, de se dévêtir en public, à jamais insaisissable, hors de portée véritable, au cœur même des jouissances croisées, dont la sienne, de la myriade d’effusions, organiques ou admiratives. Laissons la liberté à ceux qui y croient (momentanément) ou la commercialisent (depuis une éternité capitaliste), mais notre trentenaire conduit son destin avec une autonomie certaine, une intelligence indéniable et une réflexivité appréciable (sa créature crayonnée se prénomme Celyna). Certains hommes (spectateurs) tombent éperdument (risiblement, persiflent les « hardeurs », nietzschéens ou non) amoureux de femmes mortes, et il en faudrait peu pour que l’on succombe sentimentalement au charme de cette représentante, presque « à son corps défendant » (et désirant), des problématiques contemporaines du corps filmé, de la féminité active, de l’identité transitoire. Je suis une légende pourrait reprendre à son compte la Frenchy la plus internationale de l’univers du blue movie, et plus justement : je suis une énigme, comme chacun d’entre nous.  


Par-delà les trois cents trente entrées de sa filmographie – que d’autres fans se chargent de l’explorer en détail, puisque l’idée de pornographie nous interroge davantage que ses artefacts/produits, que le « Temps détruit tout », ne nous offrant guère plus qu’une brève vie humaine, que les plates-formes « gratuites », honnies par l’ex « star du porno », en proposent une mosaïque cubiste – ; par-delà l’étonnante diversité de ses incarnations, la multitude des masques et des panoplies (d’infirmière « lubrique » ou d’amazone de fantasy) ; par-delà sa discrétion bienvenue et la noblesse de ses silences (pas d’auto-apitoiement, pas de dénigrement, pas de généralisations) ; par-delà son sain prosaïsme (tabou de l’argent, ici comme ailleurs), son « envie d’éprouver ses limites », d’arpenter le « continent obscur » (Freud et son gros cigare) de sa sexualité ; par-delà les clins d’œil énamourés de ses zélateurs respectueux – les anathèmes et le mépris se situent dans le camp des contempteurs, des donneurs de leçon, peu importent leur sexe ou leur « idéologie » – ; par-delà tout ce que nous pourrions écrire sur elle, afin qu’elle se mire sans s’offusquer (sans se reconnaître ?) dans notre miroir (déformant) verbal, la (petite) lyonnaise, enfant dans les années 80 (son « doudou » la suit partout, y compris à la radio), hissée depuis au rang d’égérie polyvalente, d’artiste en devenir, si grande du haut de son mètre soixante-huit (neuf, soufflent ses partenaires conquises), si sympathique dans ses métamorphoses, conserve son aura adulte et son obscure clarté, nichée dans sa chevelure baudelairienne (« luxe, calme et volupté » ? Pas tellement, mais « l’amour reste à réinventer », et le sexe avec, le temps d’un film « interdit aux moins de dix-huit ans », l’instant d’une saison infernale). Oui, nous découvrirons encore beaucoup de l’attachante Céline Tran… 


PS : Courriels croisés du 9 décembre 2015 :

Merci beaucoup Jean-Pascal, je suis surprise de voir qu'il soit possible d'en écrire autant à mon sujet ! Et c'est un sujet que vous semblez avoir bien étudié...
Merci et bonne continuation.
Céline

Merci à vous, pour cette réponse  avec votre permission, je la place en PS de l'article – et le reste.
Toujours « étudier » ce/ceux (ou celles) que l'on apprécie...
Au plaisir de vous lire, sur G+ ou FB – continuez ainsi.
Jean-Pascal
                                 

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