Flashdance : La Princesse et la Pute


Suite à sa diffusion par ARTE, retour sur le titre d’Adrian Lyne.


En 1979,  Michael Cimino (et non Sembello, l’auteur du terrible Maniac rythmant l’aérobic de Miss Beals) terminait son Voyage au bout de l’enfer par un infâme (pour la critique démocrate là-bas, pour celle dite de gauche ici) arrêt sur image : l’Amérique blessée, orpheline, littéralement amputée (personnage de Savage) ou impuissante (De Niro, énamouré des cerfs et non de Meryl Streep, honte à lui), poussait la chansonnette collective d’une nation endeuillée mais réunie, demandant malgré tout à Dieu sa bénédiction (sans doute refusée aux imbuvables « Viets », adeptes imaginaires de la roulette russe), comme un requiem profane, le « chant du cygne » d’une certaine conception de la politique étrangère, alors liée à l’interminable guerre froide (et, accessoirement, celui du réalisateur lui-même, bientôt victime et bourreau de sa Porte du paradis). Quatre ans plus tard, changement d’époque, de pouvoir, d’imagerie et de façon de faire du cinéma : les années Reagan sonnent l’avènement du Triomphe de la volonté (financière), pour pasticher la chère Leni Infernal, l’éclosion monstrueuse des golden boys en matrice apocryphe des gremlins de Dante, ou en source spéculaire de Patrick Bateman, la chauve-souris narcissique, fantasmatique et « canicide » de Bret Easton Ellis, tandis que MTV formate de nouveaux standards de représentation musicale, tressant l’autopromotion des « scopitones » (où débuta un certain Lelouch) à l’esthétique télévisuelle de la promotion tout court (les produits vantés coupant les émissions et les films depuis les années 50 et l’invasion domestique US du petit écran), sur un rythme épileptique ou stroboscopique.


Pourtant, Adrian (on peut préférer celui de Buzy) Lyne (tout sauf Chorus) achève sa comédie sentimentale – définitivement rien de musical là-dedans – par la même figure de style « iconique », appliquée à un objet très différent : le couple enlacé, un chien (qui joue bien) à ses pieds, un bouquet de roses rougeoyantes dans l’automne gris de Pittsburgh, Pennsylvanie (ville ouvrière de Romero, chroniqueur lucide des dysfonctionnements de son pays, et par ailleurs point commun « régional », ajouté à la sidérurgie, avec la fresque guerrière « délocalisée » de The Deer Hunter). Rassurons les tenants du « divertissement » : dans Flashdance, l’ancrage social se limite à une ou deux blagues gentiment racistes sur les « Polacks » (remember Rourke durant son Année du dragon), proférées par le cuistot vite revenu de L.A., et l’existence « in a world made of steel/made of stone », ainsi que le crie Irene Cara sur l’irrésistible scie de Moroder (plus inspiré par Tony Montana ou Nastassja Kinski), se résume à une poignée de plans éclairés à la façon d’une discothèque (Internationale du dance floor, disons). Au fil de très longues quatre-vingt-dix minutes se déploie le roman-photo (l’album, vinyle et sur papier glacé) d’une romance de notre temps (de notre tempo), qui ne se prend jamais au sérieux (il ne manquerait plus que cela), qui dépeint avec une absence absolue de tout talent cinématographique le chemin vers la gloire (ou la reconnaissance et l’hommage mémoriel, via une sous-intrigue ouvertement mélodramatique et gérontophile) d’une petite conne sympathique et piètre danseuse autodidacte (Moira Shearer doit en rire encore, avec ou sans ses Chaussons rouges), incarnant maladroitement les signes extérieurs de l’émancipation féminine, dans le sillage des mouvements pour les « droits civiques » de la décennie précédente (concrètement, cela se résume à savoir relever sa courte jupe en cuir noir pour s’asseoir jambes écartées, à suçoter du homard pendant qu’un pied masse un pénis à travers un pantalon, à jeter un escarpin à la tête d’un amoureux trop entreprenant professionnellement sous un tunnel utérin).


Le film entier respire le vide, la bêtise, la régression, avec sa patineuse à la Tonya Harding réconfortée par son papa péteur aux faux airs de William Burroughs, avec son boss d’opérette (amateur d’opéra, ou plutôt son ex, blonde réfrigérante presqu’aussi létale que Glenn Close dans Liaison fatale signé du même « cinéaste »), naguère nourri aux épluchures, roulant désormais en Porsche, avec le blouson noir aboyeur du Zanzibar (une pensée pour Christine Pascal), club de strip faussement exotique. Alex (Foley ?) danse au Mawby’s, habillée mais humide (de la chevelure), alors que Jeanie (elle-même doublée en patins), vêtue d’un string (certaines de ses consœurs effeuillées en frontal nudity), se trémousse pour de salaces billets verts, que son amie, venue en courant la sauver de ce repaire de stupre et de mâles en rut (remarquons la blonde Monique Gabrielle, pas encore Emmanuelle), lui fera lâcher dans un caniveau inondé chipé à Beineix sous une pluie (au sens propre et figuré) de néons à ravir le Coppola électronique et affreusement fleur bleue de Coup de cœur.


Lyne, réalisateur anglais, par conséquent puritain (option victorien) fasciné par les actes sleazy – tels Hitchcock, Powell, Russell, Winner – rebrodera sur le motif moral et commercial de l’attraction-répulsion avec Lolita (que devient Dominique Swain ? Peu importe, à vrai dire), et les affres de Michael Douglas, prospère mari adultère pourchassé jusque dans sa salle de bains par une virago prompte à le guérir de son Moment d’égarement. Seule dans un immense loft avec son compagnon « à quatre pattes » (« Alors, tu as baisé, aujourd’hui ? » lui demande-t-elle élégamment) et son radiateur atteint de fuite (les « psys », allez-y), la belle et si « craquante » Jennifer, pas celle d’Argento, loin s’en faut, quasi clone, dans l’effort, de Valeria Golino (on pardonnera un certain nombre de choses à l’actrice, dont celle-ci, pour sa composition dans La Promise), renverse de la bière sur son T-shirt en matant à la TV un ballet classique exécuté sur l’increvable Adagio d’Albinoni (pastiche contemporain dupliquant le fil rouge du simulacre : fausse danseuse, fausse comédie musicale, faux conte de fées, exit Andersen aux chaussons possédés), lit (?) des bouquins sur Isadora Ducan, se pâme devant du Debussy (Prélude à l’après-midi d’un faune, pièce itou utilisée par le De Palma en soins palliatifs de Passion) et se confesse à un curé souriant à ses dérisoires péchés.


Son mentor féminin enterré sans crier gare (aujourd’hui, à l’heure du « politiquement correct » et du marché des génocides, on en ferait sans doute de surcroît une survivante de la Shoah), elle décide enfin d’affronter sa peur de l’échec, reproche d’engueulade entre les amants – « Tu abandonnes ton rêve (américain), tu meurs » lui assène le transparent et déjà grisonnant Nouri, axiome facile et rabâché de l’autosuggestion, de la compétition, du dépassement de soi au pays des merveilles de l’Oncle Sam (renvoyons vers Scarface pour son satirique et opératique démenti) – et remporte l’audition à la prestigieuse (forcément) école de danse, saut céleste d’un ultime avatar (Sharon Shapiro) et toupie masculine de break dance(r) à la clé. Bruckeimer et Simpson, mercenaires assermentés, Joe Eszterhas, sinistre scénariste profanant sous peu Sueurs froides avec l’aval rigolard de Verhoeven, se frottent les mains et « font la nique » aux critiques catastrophiques, au moyen d’une formule encore plus efficace que celle du Coca-Cola et davantage écœurante : avec un coût de revient estimé à sept millions de dollars, l’opuscule en rapporte plus de deux cents et, cerise sur l’indigeste gâteau, se paie le luxe d’un Oscar pour la meilleure chanson originale attribué à Flashdance... What a (fucking) Feeling.


Sociologie d’un succès ? Cédons volontiers les interprétations à ceux qu’elles intéressent et bornons-nous à constater que les histoires de roturières et de princes charmants fascinent les foules avec une déconcertante régularité, Romy Schneider ou Julia Roberts ne diront pas le contraire, cependant que le box-office, c’est-à-dire la conscience collective d’un temps donné, se contrefout du révisionnisme nazi (ah, l’Autriche et ses valses viennoises délicieusement sucrées) autant que du règne du « fric » capable de tout acheter, y compris les sentiments (Friedkin considère Pretty Woman comme un film abject – nous aussi). Ce que nous dit et nous apprend le métrage « minable » (un salut à un ancien Premier ministre fan de Gérard Depardieu) de Lyne se limite à ceci : en 1983, des hommes et des femmes, relativement jeunes, plébiscitèrent une bluette anodine, torchée à la manière d’un téléfilm, écrite par des illettrés, pas même représentative de la mode morte (et tant mieux) du vidéo-clip, le présage, en moins jacassant, de toutes ces ignobles comédies romantiques présentes, affichant une misogynie supérieure à la pire saynète pornographique supposée « dégradante » et « humiliante » pour le « deuxième sexe » (parce que les magazines dits féminins se gênent, dans leur abrutissement hebdomadaire ou mensuel de ce public). L’unique moment de répit, de grâce obscène, dans toute cette « inanité cosmique » (des « performances » et non plus des conversations, pour adapter Gide), se trouve dans une confession mélancolique d’une danseuse au miroir, vite expédiée dans un rebond de gaieté : show must go on, bébé.


Trois décennies plus tard, démontrant un sens kolossal de la plaisanterie, ARTE programma Flashdance (projet décliné par Cronenberg et De Palma, rappelons-le au passage) en acmé de sa journée dédiée à la danse, et le fit suivre des réjouissances funèbres des « filles du Crazy », attraction parisienne pour touristes souffrant de troubles de l’érection, plat rassis d’hypocrisie servi par la « petite lucarne » aux approches des festivités lucratives de Noël, monceau de simulacre putassier déguisé en spectacle d’art et de lumière (les danseuses, pas assez bonnes pour intégrer l’Opéra, pas assez mauvaises pour s’exhiber dans les discothèques, refusent l’idée même de se toucher, porteuses de gants durant les répétitions, nous apprenait récemment Frederick Wiseman). La chaîne franco-teutonne, à l’unisson de la sombre farce électorale hexagonale (ni la première, ni la dernière, hideuse tapisserie de résultats navrants, de fausse surprise, de petits arrangements comptables, de silence assourdissant de l’exécutif, de walkyries provisoirement radieuses et de résistants de salons), nous infligea en VO cette consternante chorégraphie d’irréalisme, de bons sentiments, de vulgarité, de lourdeur, de laideur publicitaire (la moins acceptable), de « joliesse » rimant avec « fesses », de découpage des corps jamais saisis, et pour cause, dans leur rapport/accord  au mouvement, à l’espace, à la musique, à autrui et au monde – remercions donc nos maîtres pour leur empressement à satisfaire nos vils désirs (à quoi s’attendre, in fine ? On reçut ce qu’on escomptait, bien fait pour nous). En vérité, triste soirée (thématique et politique), triste passé, triste pays et triste article que celui-ci, aussitôt enfoui qu’écrit.      

Sur une doublure obscure :

Sur un producteur autodestructeur :
             

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir