Les Professionnels : Que Viva Mexico !


Syndrome de Stockholm ou renaissance de la révolution ? Suivons la piste sèche et chaleureuse de ces « experts » manipulés, solidaires et dignes d’une célébration contemporaine…   


De Richard Brooks, nous connaissions surtout ses adaptations cinématographiques, plus ou moins convaincantes littérairement, mais irréprochables dans leur mise en valeur des acteurs (surprenant Yul Brynner, incandescente Liz Taylor, charismatique Burt Lancaster, troublant Robert Blake), d’après Dostoïevski (Les Frères Karamazov), Tennessee Williams (La Chatte sur un toit brûlant), Sinclair Lewis (Elmer Gantry le charlatan) ou Truman Capote (De sang-froid) et ses scénarios « au cordeau » pour Siodmak (Les Tueurs, transposant Hemingway) ou Huston, son mentor (Key Largo, relisant Maxwell Anderson). Cet homme de mots, jusque dans son épitaphe, se considérait avant tout comme un raconteur d’histoires, empruntant à la littérature de solides structures narratives. Reporter, dramaturge, rédacteur/lecteur de nouvelles radio sur NBC, scénariste chez Universal, romancier aussitôt porté à l’écran, Brooks servit deux ans dans le corps des Marines, devint ami avec Bogart, épousa Jean Simmons, s’attira les louanges des Cahiers du cinéma, œuvra à la MGM, avant de se réinventer en scénariste-réalisateur-producteur indépendant. En 1965, après l’échec de l’épuisant Lord Jim, il choisit d’adapter un obscur roman de « genre » et livre, vite fait, bien fait, Les Professionnels (1966), gros succès critique et commercial sous l’égide de la Columbia ; il reviendra une seule fois au western, en 1975, avec La Chevauchée sauvage, exceptionnellement écrit sans matériau de base. Parade financière et remise à flot dans le sillage du naufrage de sa relecture de Conrad ? « Que nenni », Les Professionnels s’avérant sans doute l’un de ses films les plus personnels, sur le tournage duquel cet auteur volontiers râleur (bien que généreux) prit un évident plaisir, ainsi qu’en témoignent des archives attentives mais bon enfant.



Brooks s’entoure d’une imparable équipe de « professionnels » (« de la profession », ajouterait JLG) : Burt Lancaster (belle décennie comptant Un enfant attend, Le Guépard, le méconnu Les Chasseurs de scalp, abordé sur ce blog, et le renommé Le Plongeon), Lee Marvin (idem, avec L'Homme qui tua Liberty Valance, À bout portant, Les Douze Salopards, Duel dans le Pacifique), Robert Ryan (inoubliable boxeur intègre dans Nous avons gagné ce soir, adversaire de Spencer Tracy dans le mésestimé Un homme est passé), Woody Strode (fidèle de Ford, face à Douglas dans Spartacus, l’un des tueurs d’Il était une fois dans l’Ouest), Jack Palance (intense dans Le Grand Couteau, un peu moins dans Le Signe du païen, participations remarquées chez Godard et Franco) et Ralph Bellamy (pas encore à tourmenter Mia Farrow pour Polanski ni à fréquenter Landis). Parmi tous ces hommes très virils, malgré leurs faiblesses et leurs blessures, devant et au-delà de la caméra, Claudia Cardinale (qui croisa déjà Visconti, Fellini, Blake Edwards, Henry Hathaway ou Comencini) et Marie Gomez (à la poitrine et au caractère propres à séduire un Russ Meyer) ne déméritent pas, bien au contraire, laissant les rôles décoratifs à d’autres consœurs (tout le monde ne peut certes pas se vanter de jouer les Angie Dickinson dans Rio Bravo). Citons encore les talents conjugués de Conrad L. Hall à la photographie (Incubus, curiosité bergmanienne en espéranto avec William Shatner, Butch Cassidy et le Kid, Le Jour du fléau, Marathon Man, La Veuve noire, Tequila Sunrise et deux drames roublards de Sam Mendes, dont le second, Les Sentiers de la perdition, se vit récompensé d’un Oscar posthume), Maurice Jarre à la musique (Franju et Lean, mais aussi Fleischer et Clément), Peter Zinner au montage (De sang-froid, Le Parrain, Voyage au bout de l’enfer) et Ted Haworth à la direction artistique (L’Inconnu du Nord-Express, L’Invasion des profanateurs de sépultures, Certains l’aiment chaud et Les Proies ou Croix de fer). 



L’œuvre se situe au croisement du western dit classique et de sa reformulation baroque/opératique par Leone. Si, superficiellement, Les Professionnels peut faire penser aux Sept Mercenaires (1960) et à La Prisonnière du désert (1956), il atteste en outre de l’apport du révisionnisme transalpin, tout en pratiquant l’allégorie politique, à la suite du Train sifflera trois fois (1952, cf. notre article). Sturges troussait un conte moral à base de rédemption et de collectivité, Ford – dont le soi-disant manichéisme, paresseuse tarte à la crème critique, ne résiste pas aux visionnages, notamment celui du Massacre de Fort Apache, avec son Fonda fanatique (Sergio s’en souviendra pour son diable aux yeux d’azur) – interrogeait les liens familiaux et « raciaux » sur fond de quête obsessionnelle, Zinnemann injectait dans sa parabole sur le maccarthysme une dimension autobiographique, avec sa locomotive filant vers Auschwitz, et Leone, grand amateur de classicisme, comme tout bon adepte du baroquisme (il parviendra à un équilibre miraculeux des deux courants esthétiques et existentiels dans Il était une fois en Amérique, son chef-d’œuvre proustien et opiacé), s’amusait avec un mauvais esprit réjouissant devant davantage à la commedia dell’arte qu’à Kurosawa. Brooks tisse ces fils faussement antagonistes – le « réalisme » et « l’amoralisme » supposés de la trilogie des Dollars remplacent une imagerie mythique par une autre, cela et rien de plus – afin de dessiner sa propre tapisserie, trois ans avant le séisme de La Horde sauvage (et le retour de Ryan).



On sent déjà dans son film, particulièrement avec le personnage de Marvin, veuf revenu des idéologies, révolutionnaires ou amoureuses, l’amertume et l’immense sentiment de gâchis préludant au funèbre poème de Peckinpah (qui comporte itou ses moments de détente, de lumière, contrairement, là encore, à ce qu’affirment les tenants de son « nihilisme crépusculaire », peu coutumiers, apparemment, de l’usage d’un dictionnaire), mais mâtinés, tamisés, par un humour constant, même noir, et un humanisme résistant. Peckinpah, grand sentimental ne rêvant que d’utopie à deux dans un désert solaire (renvoyons vers Un nommé Cable Hogue (1970), l’un de ses titres favoris, porté par l’irrésistible Stella Stevens), succombera, dans sa vie et sa filmographie, à une mélancolie rageuse, alors que Brooks, même quand il filme un fait divers aussi sordide que celui retracé par Capote, ne perd jamais foi en la justice (de son pays d’adoption), soulignant au contraire ses « dysfonctionnements » (la peine de mort, question toujours cruciale et banale aux USA). Le divertissement, hollywoodien ou pascalien, ne renonce pas à ses droits, et la réflexion politique sur les lendemains de révolution (ou de mission rémunérée) qui déchantent, sur le problématique engagement US à l’étranger, bien perçue à l’époque par une partie de la critique française (Jean A. Gili, disons, par ailleurs émérite connaisseur du cinéma italien), se voit cousue à l’étoffe (des héros, pourtant un peu fatigués) de l’aventure, comme les Pensées servant de doublure au manteau du philosophe de Clermont-Ferrand.



Grandeur (quasi perdue) d’un cinéma d’artisans et d’artistes, offert pour distraire et faire réfléchir, s’adressant aux enfants (Lancaster « transpire » cette énergie audacieuse de l’âge premier, décuplée par la force de sa drolatique libido adulte) et à leurs parents (la grâce indicible de Strode, la sensibilité poignante de Ryan, la sensualité blessée de Claudia, sa merveilleuse voix cassée déclamant des dialogues brillants, dans ce qu’elle considère à raison comme son meilleur film américain). De sa persona (il semble portraiturer l’actrice), Burt affirme, lapidairement : « Beautiful, classy, and guts » – on ne saurait mieux dire, en effet. Palance, remarquable en « contre-emploi », impitoyable exécuteur des Colorados, assassins assermentés, mais amoureux fou de son otage volontaire, cristallise les enjeux du long métrage, assez court avec ses cent (fusils) minutes, « désossé » de tout « gras », aussi fluide et nerveux que les chorégraphies létales et narcissiques de Bruce Lee, au long de son affrontement/dialectique (au sens presque marxiste du terme) avec Lancaster, et nous ne résistons pas à la tentation de citer in extenso et en VO sa réplique au sujet de la révolution, pas seulement celle de Villa, pas uniquement née au Mexique : « La Revolución is like a great love affair. In the beginning, she is a goddess. A holy cause. But... every love affair has a terrible enemy: time. We see her as she is. La Revolución is not a goddess but a whore. She was never pure, never saintly, never perfect. And we run away, find another lover, another cause. Quick, sordid affairs. Lust, but no love. Passion, but no compassion. Without love, without a cause, we are... nothing! We stay because we believe. We leave because we are disillusioned. We come back because we are lost. We die because we are committed. » Plus en amont, Lancaster confiait à Ryan, surveillant de loin les « insurgés » : « Maybe there's only one revolution, since the beginning, the good guys against the bad guys. Question is, who are the good guys? »



Cela pourrait friser le relativisme, le pragmatisme cynique, ceux affichés par Rod Steiger dans Il était une fois la révolution (1971), homme du peuple auquel les beaux parleurs « ne la lui font plus », dégrisé de leurs discours égalitaristes, leur crachant à la gueule (et à celle des spectateurs bien-pensants, de droite, de gauche dans l’Hexagone, républicains ou démocrates, outre-Atlantique) sa colère désespérée, celle de tous les aveuglés, anonymes et tombés « pour leurs idées », baisés par les autres qui restent debout, depuis l’éternité de la lutte des classes et des conditions de vie. Leone, gamin sous le fascisme, ne s’en laissait pas/plus conter par les « mouvements sociaux » de l’après Mai 68, anticipant, à sa façon, l’enfer consumériste, italien et mondialisé, dépeint par Pasolini avec Salò ou les 120 Journées de Sodome (1976), lui-même mise à jour de l’imaginaire coercitif sadien à la mode vintage des chemises noires (pour mémoire, Brass, de son côté, « remakera » Les Damnés avec Salon Kitty). Brooks ne partage pas un similaire background et sa clarté d’appréhension, sa connaissance des petits arrangements et des grandes désertions de l’âme humaine, n’oblitèrent pas l’affirmation de valeurs identifiables et identifiées : l’amitié, l’amour, l’honneur (d’une parole, d’un contrat in fine retourné). Sans caverne mais avec un défilé rocheux, sans traversée du miroir (d’Alice) mais au sein du cadre ample, aride et ocre du Nevada (parc national de la Vallée du Feu) et de la Californie (Vallée de la Mort), notre cinéaste nous invite à une aventure platonicienne, un dessillement du spectateur, amené à réinterpréter le postulat de départ et les rôles, les positions morales de chacun (et par conséquent les siennes, dans la salle et au-delà).



À l’intérieur de ce canevas simple – aller du point A au point B, récupérer la « fille » (« Cherchez la femme », dirait Colette), revenir à l’origine et au propriétaire indu (mais qui paraît sincèrement épris de sa belle infidèle, ce qui le rachète un instant) – et cependant complexe – l’opus, tel un mille-feuille générique, ose le mélange des tons et des registres, à la fois western, film politique, film d’amour, comédie dramatique et questionnement méta –, Les Professionnels brille par une myriade de ravissants détails : une lanterne qui oscille doucement dans la nuit ; un rideau perlé, coloré, emprunté au Voyeur ; une attaque nocturne aux flambeaux avec un wagonnet qui dut inspirer le Spielberg de la franchise Indiana Jones ; une introduction vivace et guillerette (Jarre donne une couleur musicale à chaque personnage présenté dans ses attributions, son quotidien professionnel) en présage de l’ouverture sépia et iconique de La Horde sauvage ; la robe sans soutien-gorge et le ventre nu de la Cardinale ; la douleur tacite et inflexible de Marvin, bientôt saisie dans son point d’incandescence par le Fuller d’Au-delà de la gloire, film magistral renvoyant le Ryan de qui vous savez à sa pâle imitation des actualités « shootées » par Stevens durant le mois de juin 1944 ; Lancaster, plaisantant avec son bourreau la tête à l’envers, pendu en sous-vêtements de vaudeville ; la pietà de Marie Montez, putain et passionaria morte entre ses bras, les cartouchières nouées en croix hawksienne sur ses seins ; la phrase finale de Marvin, adressée à son commanditaire « remercié », en réponse à l’injure de « bastard » : «  Yes, sir, in my case an accident of birth. But you, sir, you are a self-made man », à cheval entre la satire de l’American Way of Life et le brio caustique d’un Mankiewicz. Nous laisserons aux cinéphiles la joie d’en élire d’autres…



Après ce sommet, Richard Brooks poursuit son chemin, moins connu de nous, apparemment moins intéressant, en dépit de son célèbre « thriller sexuel » À la recherche de Mr. Goodbar (1977), dans lequel Diane Keaton, enfin débarrassée de Woody Allen, s’encanaillait, voire « s’encrapulait », pour user du mot de Rimbaud, la nuit venue, ne donnant plus de sages leçons mais en recevant, et de très sévères, jusqu’à en mourir, dans le domaine sexuel, sa némésis incarnée alors par un certain Richard Gere. On aimerait bien (re)découvrir ce sujet à la Schrader, voir ce qu’en fit l’aimable Brooks, continuant à traiter de révolution, mais celle des mœurs, cette fois-ci. Que cet article enthousiaste, pour le moment, vous donne envie de (re)voir Les Professionnels, grand petit film mené avec une maîtrise, une foi et une vérité passionnantes et passionnées, au confluent de ses travaux précédents, à l’acmé du combat le plus physique et réflexif pour le pouvoir, l’indépendance, la liberté, « le pain et les roses » de Loach. Le film s’achève par une fuite-retour au Mexique, les amants criminels escortés par les aventuriers (pas ceux de Robert Enrico, quoique) ; Sam peut se moquer en préparant sa fusillade dantesque : le quatuor des cavaliers de Brooks, ni virginalement héroïques, ni porteurs des fléaux de l’Apocalypse, continue à sourire et à avancer vers un horizon de beauté. 



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