Shérif Jackson : L’Ange de la vengeance
Pas de mules pour sœur Sara(h) – allusion au titre en VO de Sierra torride –, pas de « seconde chance »
(fitzgéraldienne) non plus pour cette ancienne « travailleuse du
sexe » (à l’instar de Miss MacLaine chez Siegel) : à l’Ouest, rien de
bien nouveau, excepté un (faible) fumet de déréliction très métaphorique…
Ni « féministe » – quarante
ans de revendication pour honorer/affubler du vocable n’importe quelle femme
armée, combative, sur grand écran et à la TV, ou rajouter un « e »
éloquent à, au hasard, « écrivain », révélation involontaire de la vanité de l’entreprise lexicale – ni
« subversif » – la notion même de « genre » s’avère
problématique, aussi laissons les critiques paresseux et les néophytes
amnésiques se gargariser du terme –, l’opus
des jumeaux Miller ne ressuscite certes pas un imaginaire qui n’en finit pas de
mourir, superficiellement sous le révisionnisme du Nouvel Hollywood, de manière
plus profonde à cause de l’implosion idéologique constatée dans le sillage désastreux
du nazisme et du communisme. Faisons bref : la conscience et le cinéma
dits modernes diffèrent radicalement après Auschwitz et la Sibérie, la
communauté humaine à jamais fragmentée en individualités (marginaux, francs-tireurs,
insurgés, terroristes), en mosaïque morcelée consécutive à la réalisation des
utopies (ou dystopies) mortifères, et Shérif Jackson enregistre cela,
presque involontairement, avec les errances croisées de son « trio
sanglant », sympathiques fantoches évoquant davantage les automates de
Michael Crichton (Mondwest et son futuriste « parc à thème » détraqué)
que les hérauts de Ford (pourvus de leur propre part d’ombre, contrairement à
ce qu’affirme la doxa cinéphile) ou
les anti-héros de Leone (Sweetwater, titre original chipé à la propriété d’Il
était une fois dans l’Ouest).
Ed Harris, par ailleurs producteur
exécutif, joue les Hamlet de western,
fou très sensé récitant du Byron face au canyon
(responsable de la mort du père de la protagoniste, il parle à son cheval,
tel Lucky Luke, danse à l’unisson du Beau Danube Bleu) et Jason Isaacs (apprécié
dans Jackson Brodie, détective privé, la seule raison de s’infliger Things
People Do) s’amuse avec son prophète d’opérette, plus proche du loup libidineux
de Tex Avery que du prêcheur de Charles Laughton (despote schizophrène mais
sincère, ou l’inverse, de surcroît émérite pater
familias guidant sa fillette à vélo).
Edouardo Noriega, découvert avec les premiers travaux d’Amenábar, affiche une
probe « mexicanité » de « bon teint », pour ainsi dire,
tandis que January Jones, aperçue (en blonde) au côté de Liam Neeson dans Sans identité, séduit assez dans la première partie, avant que son
personnage ne cède à la convention d’une Diane chasseresse, exsangue et
impitoyable dans sa jolie robe pourpre d’ancienne putain (de mère en fille,
réunies au miroir du reniement), mélange poussiéreux (le sable de la mémoire,
pas du désert) d’illustres et bien plus intenses aînées (Raquel Welch dans Un
colt pour trois salopards, « étalon » du rape and revenge à la mode saloon,
flanquée, en vrac, de Jeanne Moreau chez Truffaut, Zoë Lund chez Ferrara ou
Sondra Locke chez Eastwood), avec body
count à la clé. Bien
« troussé » par les énergiques frangins entourés de professionnels
(de la profession), à l’instar de Robert Dalva au montage (L'Étalon noir, L’Esprit
de Caïn) et de Brad Shield à la photographie (ses beaux plans de nuages
feraient plaisir au George Stevens de Géant), Shérif Jackson n’ennuie
jamais sans passionner vraiment, sa lenteur délibérée, comme empruntée à la pose
auteuriste de L'Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford, équilibrée
par un sens du cadre indéniable et un scénario aux connotations œdipiennes
ouvertement autobiographiques (il faut « tuer le père » à deux
reprises, semble nous dire le duo de
cinéastes, leur propre géniteur décédé en prison).
Le film convainc cependant par
intermittence, à la façon de braises encore rougeoyantes malgré le feu éteint,
déjà froid. Le fanatique priapique apparaît ainsi dans des ténèbres évocatrices sur une perspective de
grandes croix blanches, allée repeinte menant à sa demeure polygame, en écho
involontaire au martyre infligé à Spartacus (le shérif se retrouve
« crucifié » la tête à l’envers sur une croix inversée). Dans la plus
belle scène, Sarah, veuve inconsciente et ruinée, le visage clos, vivante et
pourtant morte, affronte seule une fausse couche, sa robe blanche maculée de
sang séché, bercée par son rocking-chair,
au crépuscule impitoyable. Un ample mouvement circulaire en steadicam enveloppe sa solitude poignante
face à l’horizon immense et aride du Nouveau-Mexique, avant de pénétrer dans la
maison vide, spectre marital imprévu (cet unique plan dit plus, en quelques
secondes, sur la « condition féminine » d’alors et la dureté du siècle
que l’interminable Dernière Piste sous l’influence arty de Gerry). On apprécie aussi l’ellipse du viol, amorcé avec un
coup de poing en plein visage, conclu avec un petit laïus sur le proche bonheur insupportable, à vivre à plusieurs dans
le havre sacrilège du faux dévot (pléonasme). La double mort finale des mâles,
vite expédiée, sise dans un enclos de moutons hautement symbolique, amuse en
outre par sa sécheresse, bien qu’elle souligne à son corps (à son cadavre)
défendant l’inanité de l’œuvre, série B pas assez drôle pour donner dans la
latinité décomplexée, outrancière et baroque, du dit « western
spaghetti » (appellation méprisante, à raison intolérable à Leone), mais
à la fois pas assez sérieuse dans son traitement d’une histoire d’amour (et de
racisme) brisé, les ravissants rivages du mélodrame tenus à distance par des
situations volontiers farcesques et salaces (la mort du commerçant voyeur,
éborgné par un parapluie, sodomisé par un revolver, fouaillé par le justicier
imperturbable à la recherche du projectile, devant un public de matrones et
l’œil avide d’une gamine !).
Le meilleur de cette œuvre qui
« tire à blanc », baignée dans un humour pince-sans-rire bienvenu –
cristallisé via la séquence
outrageante de la table massive, que le parvenu religieux importa du Honduras,
massacrée à coup de couteau phallique par le représentant de la loi donnant aux
convives, et surtout à son hôte, une leçon de géographie appliquée –, réalisée
à quatre mains par deux frères occis en abyme (épargnons au lecteur et à la
lectrice la litanie des « couples » derrière la caméra, sinon pour
citer les brothers Ford, signataires
du récent The Dead, réussite en mineur louée ici même) dont il faudra reparler
peut-être dans les années à venir (ou pas), réside, on le disait, dans sa
nature funèbre, quasi métaphysique. Shérif
Jackson dépeint un monde sans Dieu, sans justice, sans foi (en dépit du
tournage express aux alentours de
Santa Fe), sans récit, sans soleil et sans tendresse, à des années-lumière des
horizons majestueux de la sensualité morale d’un Anthony Mann. L’ultime
brasier, face auquel l’héroïne se met à nu, littéralement, brûle davantage
qu’une robe de vigilante : sur
le bûcher funéraire se consument itou une mythologie mensongère, une imagerie
fabriquée, une geste transposée. La légende (fordienne) à imprimer s’évanouit à
son tour, et ne restent plus que les cendres du Temps au matin gris du
désenchantement – fin du Pays des Opportunités, de la Prairie, de la Nouvelle
Frontière (le petit snuff movie de JFK en avatar télévisé du gunfight final autrefois en Scope), de
la Conquête (blanche) de l’Ouest, et avènement de l’absurdité
existentielle, perçue dans sa durée évidée, anémiée, à la Antonioni : un
peu comme si Monica Vitti, elle aussi de dos à la fin de L’avventura, pareillement
« stérile », rendait les armes afin d’enfanter l’incertitude, le
malaise, les béances (des corps, des sentiments, des trajectoires), les secrètes
et spectaculaires tragédies d’aujourd’hui.
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