Carrousel : Dites-lui que je l’aime


Faire le camelot, séduire avec désinvolture, baiser à droite à gauche, rencontrer l’amour, ne pas croire en soi-même, se détester de profiter d’une oisiveté autorisée, apprendre sa survivance, chercher du fric, mourir par mégarde, s’adresser avec maladresse à l’autre femme de sa vie, confesser une passion à l’élue de son cœur, regagner l’au-delà et, qui sait, le salut : résumé en accéléré d’une comédie musicale grave et lente, nocturne et fervente, surnaturelle et immanente…     


« Pourquoi Carrousel nous touche-t-il autant ? » se demande Nic Redman, « historien musical et du cinéma », pour citer la jaquette du DVD Fox « anniversaire » paru cinquante ans après sa sortie (il parle pourtant peu de musique et encore moins de chronologie), dans son commentaire audio, sympathique et anecdotique, au côté de l’éclairée Shirley (Jones), l’une des deux survivantes de l’aventure, incidemment, mémorable prostituée d’Elmer Gantry le charlatan – et de répondre avec justesse : par sa tristesse. Oui, Nicky (familiarité permise entre cinéphiles), tu sembles ignorer jusqu’au nom de Lang, honte à toi, qui réalisa Liliom, comme chacun sait, unique film français du cinéaste allemand, inabouti mais intéressant, et l’un de ses préférés, au passage, avec Charles Boyer revenu s’amender sur Terre (pas vu la version précédente de Borzage ; Ferenc Molnár, l’auteur de la pièce originale, détesta la deuxième et salua le travail de Rogers et Hammerstein), mais tu soulignes un sentiment itou prégnant dans Les Neiges du Kilimandjaro et Tendre est la nuit, appréciable diptyque en écho à Carrousel (malaise existentiel, solitude, rédemption). En prenant des couleurs, en traversant l’Atlantique, la parabole se dépouille d’une part de sa noirceur (fin ouverte, ambivalente, romantisme sordide et  expressionniste) pour gagner une saveur amère d’Americana automnale (même si le récit se déroule en été), voire triviale (le cinéma américain portraiture et s’adresse avant tout à des gens « ordinaires », du quotidien, dont la singularité vire vite au caractère collectif, sinon exemplaire : sa force « universelle » et sa limite disons démagogique).


Plus de brumes nordiques ni de ténèbres méphistophéliques, chassées par la lumière poignante du Maine (bravo à Charles G. Clarke, l’un des piliers du studio), territoire littéraire d’un autre King, Stephen, bien sûr, dont la chronique morale made in USA dialogue étonnamment avec le long métrage de Henry King (relisez le récent Joyland), celui-ci évidemment dépourvu des outrances de l’horreur (dans un précédent « essai », nous identifiâmes le mélodrame en matrice commune et cependant méconnue de ce « genre », de la comédie musicale et, « par la bande », si l’on peut dire, du film X). King, cinéaste catholique assez bien présenté par Jacques Lourcelles dans son dictionnaire, que Scorsese, ce « rat de cinémathèque » qui commit le funèbre New York, New York, invitait à redécouvrir dans un documentaire-fleuve consacré à la filmographie de son pays, alors âgé de soixante-dix ans, homme du métier, primé par lui, signe une transposition « qui marcha seule », osera-t-on en pastichant l’hymne célèbre au cœur de l’œuvre, son « message » chanté, choral, repris depuis par d’innombrables interprètes (Barbra Streisand le massacra lors d’un hommage aux victimes du 11-Septembre, Renée Fleming le roucoula pour l’investiture d’un certain Obama, Elvis le chevrota, k.d. lang le servit au mieux de sa voix inégalable, sans omettre l’antienne du FC Liverpool !).


L’échec commercial (nonobstant le succès disquaire de la BO) et critique s’explique en partie par les changements de mœurs et de représentations : au mitan des années 50, l’appel à l’émancipation générationnelle, l’importance du pouvoir féminin (symbolique, concret) et l’illustration de la seconde chance, à laquelle Fitzgerald ne croyait pas, logiquement présents dans le musical au sortir de la Seconde Guerre mondiale (notez le rôle crucial et « paradoxal » du « deuxième » sexe dans les usines d’armement), résonne dans le vide, le public davantage préoccupé par les (lourds) psychodrames œdipiens de Kazan et Ray (la « rébellion sans cause » de Jimmy Dean), ou friande des grands spectacles, volontiers bibliques (Les Dix Commandements date également de 1956), censés concurrencer l’invasion domestique de la petite lucarne. Carrousel affiche un « CinemaScope 55 » (faux alibi de Sinatra déclinant sa participation) « trompeur » – absolument rien de spectaculaire dans ce drame familial – et une sidérante immobilité à des années-lumière de l’académisme (Richard Thorpe, pour aller très vite) ou de la calligraphie (Minnelli) hollywoodiens, autant que du théâtre (en musique) filmé, reproche adressé en masse, nous rappelle Miss Jones (pas de Devil en elle, au contraire). Nous ne reviendrons pas sur la lucidité d’un Bazin trouvant plus de cinéma chez Pagnol que chez les « agités de la caméra », puisque le film de King en constitue l’éloquente démonstration.


Il faudrait détailler précisément la beauté de chaque plan, sa plénitude puisée à la peinture (médiévale, tel le Rohmer de Perceval le Gallois), au dynamisme des compositions (verticalité du décor, horizontalité du déplacement des personnages, quelque chose d’antonionien dans cet art de la trajectoire à l’intérieur du cadre, dans ce temps « mort » qui s’écoule en plan-séquence « intenable » pour moult spectateurs, drogués au montage haché confondu avec la vitalité), à une distance ni divine (malgré le superbe travelling arrière à la grue bouclant la prière de You’ll Never Walk Alone en solo par la cousine Nettie) ni scénique (le point de vue assis au premier rang devant le proscenium, usité par le Cassavetes réflexif d’Opening Night). Carrousel fascine par cette radicalité du regard, par la douce coercition qu’elle impose à l’attention, délivrant de longs moments narratifs continus (montage de William H. Reynolds, « assembleur » de La Mélodie du bonheur et du Parrain), des sortes de blocs temporels – essence de la musique plus encore que du cinéma – dans lesquels les dialogues et les chansons s’épanouissent sur la durée, dans la richesse du détail et de la continuité, d’un refrain ou d’un geste. Visionner ce titre aujourd’hui, après l’hystérie vulgaire de MTV, à l’heure des images d’amateurs, numériques ou à la TV, souvent laides et « tremblées », de la grandiloquence illusoirement méditative de Malick et consorts, de l’ersatz télévisuel de la danse en direct (Danse avec les stars et son steadicam « d’opérette », sa Louma de parvenu, ses angles obliques chipés au Duvivier d’Un carnet de bal, justement) s’avère une véritable expérience et une leçon renonçant aimablement au sermon (celui prononcé dans l’épilogue par le Gardien des étoiles, transformé en doyen le jour d’une remise de diplômes, se moque gentiment de lui-même et se perd dans les pleurs de groupe, avec une politesse, une brièveté, qui évitent la « guimauve » et sa pardonnable « obscénité »).


King filme comme « il l’entend » (la partition inspirée du duo, supervisée par le grand Alfred Newman, orchestrée, entre autres, par Nelson Riddle et le jeune John Williams, non « crédité », épris de Barbara Ruick), bien épaulé par une troupe de chanteurs-acteurs « au diapason » (intense Gordon MacRae, surtout dans le numéro Soliloquy), et son style déteint sur les deux ballets chorégraphiés par Rod Alexander et Agnes de Mille, l’un dédié aux festivités solaires de juin (belle utilisation de l’espace au bord de mer, pour une joute sexuelle entre marins et pécheurs), l’autre à l’intériorité d’une jeune fille à la croisée des chemins, des classes et des espaces (moment le plus minnellien du film, quand la gracieuse Susan Luckey, toujours en vie, enlace Jacques d’Amboise en bonimenteur-séducteur de « Starlight Carnival » (of souls, of course) itinérant, sa roulotte/baisodrome et son harem de danseuses possédant le charme canaille du père disparu, dans une séquence débutée sur une « vraie » plage, poursuivie en studio puis achevée en boucle sur le sable californien, les pieds nus de l’adolescente dans le sable frais de la fin de journée – ce magnifique voyage à l’intérieur d’une âme et d’un corps, nourri à la peur et au désir d’une ballerine « sauvageonne » en train de devenir femme, mériterait à lui seul, dans son sublime tranquille, la redécouverte reconnaissante de Carrousel).


Autour du manège (pas celui, au pluriel, d’Yves Allégret, quoique) de « l’éternel retour », à la fois sentimental et métaphysique, la ronde du mystère (féminin) se déploie, l’allégorie quasi janséniste sur la grâce indue et nécessaire (pourquoi Billy et pas un autre, pourquoi cette élection sentimentale « chue » sur un mauvais garçon au grand cœur ?) se donne à voir, se donne le temps d’une capture saisissante du réel : l’opus vibre de part en part d’une présence au monde irrésistible, dans cet air salé respiré pendant deux heures, dans cette sirène de bateau invisible, au loin et au crépuscule, dans cette eau qui cerne l’île où se déroule le pique-nique traditionnel (homards encore fumants piochés avec vivacité par les figurants), dans cette brise qui joue avec la chevelure des actrices et les feuilles d’arbre. La mélancolie foncière et consubstantielle de Carrousel procède aussi de cela, de cette vision sensuelle, sensorielle et hors d’atteinte de l’univers encapsulé dans les photogrammes. Le cinéma filme la mort sur le point d’éclore, documente un lieu, maléfique ou bénéfique (celui de Shoah, celui de Brigadoon), transcendé par l’objectif, enregistre un instant à jamais perdu, révolu, à la fois faire-part de décès, témoignage communautaire, affirmation individuelle et gage fragile d’immortalité. Billy revient sur Terre et nous revenons à Carrousel, avec la même démarche réparatrice, la même gorge serrée par les occasions ratées, les silences trop pudiques, les « crimes de l’amour » (Sade) qui ne se dit pas, craint de se dire.


Les « esprits forts » pourront cyniquement se gausser dans leur éternité infernale, en compagnie de Jigger, le mauvais génie (drolatique Cameron Mitchell) de la fable réaliste, du lacrymal final assumé : nous écrivons en toutes lettres que les mots enfin chuchotés par Billy à Julie, dans leur simplicité usée par trop de livres, de disques, de bouches (comme le chantait Françoise Hardy dans Message personnel) – « Je t’aime, Julie. Tu sais que je t’ai aimée » – bouleversent à la façon d’un aria de Tosca (Jacques Drillon et ses confères-experts préfèrent Verdi ? Grand bien leur fasse, mais qu’ils nous laissent célébrer le « sentimental » Puccini), émeuvent par leur aveu adulte, leur promesse incertaine par-delà la mort (le roublard Shyamalan s’en souviendra pour Sixième Sens, et le film de King fait bien sûr penser à La vie est belle de Capra, à L’Aventure de Madame Muir de Mankiewicz ou aux Ailes du désir de Wenders). Le chant à deux (If I Loved You) entre Julie et Billy illustrait une modification essentielle chez le protagoniste, la découverte renversante de l’amour, la délivrance de la confortable prison du sexe anonyme et sans attaches (touchant personnage de Madame Mullin, la « tenancière » du carrousel, femme revenue de tout qui s’amourache du jeune homme et le recoiffe tendrement sur le quai d’où il ne part pas, contrairement au Marius provençal, où il trouve la mort par accident, alors qu’il se suicide ailleurs), l’épiphanie de sa propre nature infinie (les étoiles du purgatoire, étape bureaucrate empruntée au Lubitsch du Ciel peut attendre, évoquent le « bal de promotion » de la pauvre Carrie White, elle-même vengeresse de ses tortionnaires, plus cruels que ceux de Louise, la fille de Billy, et revenante des mauvais rêves d’une survivante) : la coda réunit une Julie vieillie et radieuse (extase musicale et religieuse), faussement abandonnée une seconde fois par l’homme de sa vie, regagnant souriant son Ciel magnanime.



Conte de fées (de fantôme) pour adultes, histoire d’amour anachronique (sise à la fin du dix-neuvième siècle, creuset étasunien de la modernité exploré par le Welles pareillement mélancolique de La Splendeur des Amberson) et scandaleuse (la gifle-caresse ne manquera pas de provoquer l’ire de certaines féministes, que l’on renverra vers Cassavetes ou Pialat, chantres tout sauf misogynes du « qui aime bien, châtie bien », tandis que les deux commentateurs s’en amusent et la relativisent) écrite par un couple de scénaristes (accessoirement, les parents de Nora Ephron), requiem pour une âme bienveillante et un genre désormais défunt, film orphelin sur la paternité problématique et la masculinité en question (aux hommes les doutes paralysants et les émouvantes maladresses ; aux femmes les puissances dissimulées, l’élan vers demain sans oubli d’hier), Carrousel nous embarque dans sa ronde ophulsienne et sereine, nous exhorte à dire je t’aime, à chérir les cœurs vivants et ardents, à nous souvenir des jours trop vite évanouis, des accords jamais garantis avec autrui, à décrocher une étoile, cracher dessus pour la faire briller de dix mille feux (possible métaphore de la pornographie), puis l’offrir à une héritière vaccinée contre l’embourgeoisement, la marmaille en fratrie, auréolée de sa troublante blondeur candide (l’époque actuelle, prompte à lire de la pédophilie partout, échoue à identifier le vertige d’une filiation, ce rapport complexe, intime et incandescent pouvant lier un père à sa fille, une mère à son fils, et ne parlons pas de la psychanalyse afin de nous éviter des aigreurs d’estomac).



Au lecteur, à la lectrice, de sauter le pas, de prendre en marche ce manège singulier, désormais haut placé dans notre panthéon, juste à côté de celui d’Eastwood pour Le Retour de l’inspecteur Harry, similaire fiction endeuillée tramée sur « le passé qui ne passe pas », sur les actes irréversibles, sur les liens morbides impossibles à défaire. Au bout de la nuit, le flic et sa chérie de tueuse en série (Sondra Locke for ever) partaient ensemble vers on ne sait quel horizon-guérison ; Billy délaisse Julie et Louise pour mieux les retrouver, perché dans sa salle de cinéma céleste, ange gardien et feu aboyeur de carrousel, homme sans qualités à la Musil et hybride remarquable de cultures, de sensibilités, de géographies diverses (l’héritage « teuton » ne se dissout pas totalement dans l’ancrage US mais s’harmonise avec lui, reproduisant à l’échelle individuelle le processus d’acclimatation cosmopolite, identitaire et mémoriel de la nation au drapeau bigarré). On se gardera bien de chanter, même en karaoké, les paroles de Broadway, mais l’on continuera longtemps à louer ce beau mélo humble et cosmique, régional et planétaire, glorieux et souterrain : montez à bord de Carrousel, gardez un mouchoir au creux de votre poche et valsez parmi des ombres énamourées, blessées, hautes en couleur et en douleur, qui ne renoncent pas, qui persistent à chercher le bonheur en dépit des « coups du sort », des voix brisées, des absences et des silences. Le film de Henry King, pas moins que cela, s’impose et nous ravit, dans notre athéisme et notre cinéphilie, en acte de foi, dans l’existence et dans le cinéma.    

            

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