Une balle dans la tête : Sur six suicides de cinéma
Si les films nous apprennent à mourir, ils nous montrent aussi
comment ; démonstration (déclinaison) à tous les temps et du monde entier…
Un enfant dans un immeuble : Allemagne année zéro (1948)
Le gamin erre à Berlin, perspectives
(pas Nevski) de ruines, ville abolie par le feu et l’acier des Alliés (combien
faut-il exterminer de civils, en territoire ennemi ou « libéré »,
avant que la nation belligérante ne s’avoue vaincue ?). Il vient d’empoisonner
son père, à sa demande implicite et l’esprit « empoisonné » par son
professeur, il vient de se faire « ignorer » par une gosse qui vend
des cigarettes et sous peu son trésor
utérin monnayé à bas coût (combien faut-il baiser
de putains, dans la débandade du nazisme ou les métropoles
mortes du capitalisme, avant de rencontrer vraiment un regard féminin ?).
Edmund, dans son short à bretelles
tyrolien, monte un escalier, aperçoit le corbillard paternel et se jette dans
le vide. Cela ne suffit pas à Rossellini, interprétant ce suicide comme un
reliquat de moralité dans une âme innocente : il ose montrer le cadavre à
terre, découvert par la sœur, pietà
obscène en rime avec l’image contemporaine d’un « migrant » échoué
sur la grève du rêve européen. Fin du film, fin (provisoire) de la folie épidémique
d’un dictateur hypnotique, fin du cauchemar concentrationnaire et réveil brutal
dans la réalité des orphelins condamnés, des adultes indignes. Fassbinder s’en
souviendra et tout un pan du cinéma dit d’horreur avec lui, de William Friedkin
(L’Exorciste)
à Mario Bava (Shock), en passant par Richard Donner (La Malédiction) ou Narciso
Ibáñez Serrador (Les Révoltés de l’an 2000). Dans les soubresauts sociaux et
soucieux de Mai 68, le « petit ange » devient un démon dostoïevskien
volontiers blasphémateur, incestueux, auteur de matricide ou de massacre :
bienvenue dans l’humanité, pour citer Snake Plissken à L.A. en 2013…
Un tueur dans un piano-bar : Le Samouraï (1967)
Costello « fait le beau »
devant la caméra homo de Melville,
phénix sous pseudonyme parmi les cendres de ses studios de la rue Jenner. En
gants blancs, aussi immaculés que son sperme qui ne coule jamais – Alain, dans
le film et dans la vie, partage le lit de Nathalie, mais ce sexe désincarné,
glacé, s’apparente plutôt à Narcisse trop épris de son reflet –, en costume
noir de croque-mort ou de prêtre, il s’en va semble-t-il régler son compte à
son ancien employeur félon et, accessoirement, résoudre le mystère de Valérie,
la musicienne du club de jazz qui ne le dénonça point au
commissaire Périer, serpent sans danse mais à la peau douce et cuivrée de
Jeanne Duval, fameuse maîtresse de Baudelaire (le cinéaste voit en elle un
reptile mortel hypnotisant le professionnel de l’homicide, cf. ses entretiens
avec Rui Nogueira). Tirer sur la pianiste,
il n’y pense pas une seule seconde, comme le révèlera bientôt le barillet vide
d’une arme qui ne peut pas même « tirer à blanc » (de surcroît sur
une « mulâtresse » !), mais il fait le geste et accomplit son
destin, transforme son parcours sans issue d’un coup, d’un seul (tiré par un quelconque flic hors-champ). Le jeu du chat et de la souris, la séduction
entre hommes, la solitude pas si zen
à peine troublée par le stress
inhabituel d’un canari dans sa cage, tout s’avère in fine la chronique d’une mort annoncée (par le thème tellement façon
Bach composé par François de Roubaix), la tragédie d’un autiste dans la France
comateuse d’avant Mai 68. L’amour est plus froid que la mort, disait Rainer,
encore lui, et Jef, toujours tout seul (contrairement au brame de Brel), se
fend d’un sourire à son exécutrice tendre et désarmée par son suicide à la
saint Sébastien, que Melville, contrairement à Woo, de préférence porté sur le
mélange des tons, choisit de ne pas monter/montrer, extase trop humaine et pas
assez fétichiste, sans doute, pour un admirateur avoué du chasseur à la baleine
(blanche et métaphysique).
La vie est une maladie, affirmait
Nietzsche, amouraché d’un cheval fouetté plutôt que d’un insecte ou d’un singe
(Brundle et son babouin, nouvel Adam nommant dangereusement l’ADN des créatures
d’un monde sans dieu). Le bon docteur Cronenberg ausculte un nouveau cas de
suicidaire, une tradition dans sa filmographie, et sonde le malaise d’une
civilisation au moment de la découverte du SIDA (ce qui nous ramène à ses
supposées origines simiesques dans un laboratoire gouvernemental africain, « légende urbaine » et virale transmise par tous les adeptes de la « théorie
du complot », souvent présents et moqués par le Canadien à la voix douce
et au verbe acerbe). Bien avant de basculer dans le « marché du vivant »
contemporain, notre scientifique à l’unique costume – ce qui lui évite de
perdre du temps par un choix matinal – se voit sommé, arme en main, de choisir
son identité génétique et spirituelle, pris dans une invention ovoïde et un
dilemme davantage racinien que cornélien (Shore joue les Wagner de BO
opératique, relisant Tristan und Isolde dans le sillage
du Herrmann de Vertigo). Malgré les fins alternatives envisagées, sur papier ou pellicule, cette fable condensée sur la vieillesse et son
effroyable « naufrage » (dixit
de Gaulle), ne pouvait que s’achever ainsi, canon de fusil doucement saisi par
une main méconnaissable, dernière et bouleversante supplique d’un homme qui
voulait renaître, s’enfanter lui-même (bien ou mal aidé par Le Hasard
et la Nécessité dont parlait Monod), à une épouse-mère sur le point d’avorter,
après avoir mis un terme au martyre d’une énième transformation ratée. La
métamorphose mêle le grotesque au superbe, et la coda mélancolique, bien plus que de condamner une supposée hubris, signe l’échec d’une expérience à
recommencer, à reproduire afin de donner le jour à un nouveau corps, cette fois irrigué par l’amour réinventé dans la
pathologie érotique des accidents de voiture : la prochaine fois, la
fusion chère aux romantiques allemands se produira, Veronica chérie.
Une femme dans une fournaise : Alien 3 (1992)
Dans n’importe quel WIP (Women
in Prison) ou X sis dans ce décor carcéral (le Prison de Bodilis,
disons), Ellen Ripley connaîtrait les éprouvants honneurs (horreurs ?) d’un
gang bang sur sa planète de secours répondant au floral toponyme de
Fiorina 16. Elle échappe d’ailleurs de peu, à vrai dire, à un viol, tant la
chair des hommes sans chaîne du pénitencier à ciel ouvert (où s’échapper ?
Dans l’espace, personne ne vous entend vous évader) doit aussi exulter (Brel,
idem), surtout ici. Mais le « Big Bang » de la laiteuse Voie lactée n’adviendra pas, supplanté par un feu infernal
en mise à jour de celui dévorant naguère les sorcières (une femme possède et
exerce cette magie banale de l’enfantement : il convient de la contrôler depuis l’éternité masculine,
elle et ses naissances). La cuve du haut-fourneau remplace le bûcher, vagin
enflammé où la fille du feu, survivante nervalienne et rasée, s’empresse de
plonger, tandis que l’enfant stellaire, atroce portée d’une « bête immonde », gracieuse et impitoyable, lui perfore l’abdomen – en « reine »
de son espèce – ainsi que l’aiguille divine transperçait jadis le cœur sacré de
sainte Thérèse. Un fausse bagnarde se sacrifie pour sauver ses « frères
humains » et dans une caresse saisissante de féminité maternelle replie
(Ripley en replay, là ou absurdement ressuscitée
chez Jeunet) ses deux mains sur sa progéniture involontaire, pour qu’elle ne
s’échappe, bien sûr, pour endormir le « petit monstre » d’une berceuse
tactile, également, dans leur chute irréversible au fond du puits en fusion. La
sidérurgie s’abouche à l’épiphanie, la belle Ellen transcendée en madone
accouchant dans une douleur indicible d’un bébé « interracial » (« niche »
des blue movies étasuniens), parturiente profane et sacrée, immaculée dans
sa conception et canonisée dans sa dévotion par un Fincher reniant son propre film, en bon saint Pierre de la Fox.
Un yakuza sur la plage : Sonatine, mélodie
mortelle (1993)
Guerre des gangs à Okinawa :
retraite impossible (Eastwood dans Impitoyable, ses mains
inlassablement salies par le sang d’hier), trahison fondatrice (du chef
respecté), tueries en série et humour à froid. Kitano explose en Occident et fait voler des fleurs rouges sur un immense ciel
bleu, en peintre-cinéaste mélomane (partition totalement « addictive »
du fidèle Joe Hisaishi). Dans ce Japon singulier dessiné à grands traits
amples, lumineux et violents par un comique
venu des planches et de la TV, les hommes s’entre-tuent, jouent sur la plage
dans un cercle rouge, forcément rouge, et font attendre des femmes qu’ils ne
savent aimer (quand ils ne se mettent pas en tête de les violer). Aniki –
présage « fraternel » de son opus
US à demi raté – Murakawa va mettre un peu d’ordre dans tout cela, à sa manière
expéditive. Frisbee ou roulette
russe, il s’agit encore de jouer, jusqu’au dernier souffle face à la mer. Dans
un rêve prémonitoire, il mourait pour de bon, avec des balles enfin placées
dans le barillet (Kitano connaît-il le Costello de Melville ? On aime à le
penser). Pour que cesse la macabre partie, le tueur de métier doit se supprimer
lui-même, ce qu’il fait durant une belle journée, sorte de premier matin du
monde recommencé dans le miracle des éléments naturels indifférents aux
turpitudes mafieuses, voire monacales, de ces grands enfants meurtriers. Des
montagnes sombres et vertes en arrière-plan, le sable doux et chaud sous ses
pieds nus, une chemise blanche, virginale, sur son torse tendu, frémissant au
vent léger, un pantalon noir que ne connote pas le deuil comme en Occident (car
là-bas, la mort s’habille tout de blanc), il appuie le revolver contre sa tempe
droite et sourit : rictus, tic prophétique (d’accident de moto) ou sincère
salut final, son adieu silencieux conserve sa part d’énigme cosmique et mélodramatique, le visage
à moitié voilé par l’ombre d’un héritage spectaculaire (Mishima devant les
caméras) ou l’anonymat funèbre d’une étreinte homosexuelle (Tabou
à Noël, Mister Lawrence) – Sonatine en répétition individuelle du double et sublime suicide amoureux de Hana-bi.
Un puceau dans la rue : Le Parfum, histoire
d'un meurtrier (1996)
Jean-Baptiste Grenouille souffre d’un
sort plus triste encore que l’abandon maternel inaugural sur le pavé (ou
l’étal) trivial d’un marché aux poissons : il se sent et se sait dépourvu d’odeur, comme d’autres d’ombre (le Peter
Schlemihl de Chamisso) ou de visibilité (le Griffin absent/présent de Wells).
Obsédé par l’odeur des femmes, tel Gassman immortalisé par Dino Risi, il les collectionne dans ce premier tiers du
siècle des Lumières, comprendre : il les assassine pour en extraire une essence
absolue qui lui rendra son image au moyen d’une fragrance. Le « nez »
fait ses gammes sur un chat (animal utilisé itou, pauvre bête mallarméenne,
dans L’Homme
invisible) puis passe vite à la chatte
des filles hors d’atteinte, étouffées par inadvertance ou en pleine conscience
(une lavandière, une prostituée, « menu fretin » semé dans les rues
sales des villes à la stupeur de la populace). Esthète de la distillation,
dévot des exhalaisons du « deuxième sexe », l’impuissant
créateur jette son dévolu (et sa bouteille de parfum) sur une rousse fille de
riches installée à Grasse, capitale du noble art létal (raccourci
paresseux : Hollywood pour le cinéma). En elle se loge la « treizième
senteur » évoquée par le maestro
Baldini, en elle il parvient enfin à réaliser l’effluve ultime. Hélas, avec le
précieux élixir charnel – rappelons que les nazis firent du savon avec leurs victimes – vient la
révélation de sa solitude ontologique (leçon du Voyeur pareillement
suicidaire) : petite grenouille qui te voulus bœuf (faire un « effet bœuf »,
en effet, sur les femelles de la
classe supérieure), te voilà nu dans ta liberté regagnée à peu de frais, à
peine un mouchoir parfumé envolé sur la foule au moment du gibet, déclenchant
une partouze extatique. Tom Tykwer illustre scolairement Süskind mais réussit
au moins cette scène et le final : parvenu au bout de sa route, revenu au
marché de poiscailles, l’automate « angélique »
se renverse sur la tête et le reste son flacon en forme de godemiché ou
d’ampoule électrique, histoire de « prendre son pied » dans la
dévoration éclatante des êtres qu’il ne peut/ne sait/ne veut aimer. Après le
festin irreprésentable, ne demeure plus qu’une goutte (de sueur), trace vite
évaporée de son œuvre et recouverte par les lourdes odeurs de la nuit, des
excréments, des carcasses marines, du jour écartelé entre les miasmes des
sanies et le ravissement des roses.
Le miroir des fantômes à l’instar d’un mode d’emploi du suicide : en
tout cinéphile sommeille un stoïcien, espérons-le…
Billet remarquable en tout point,
RépondreSupprimerAllemagne année zéro, votre analyse du film me touche par sa justesse de ton,
certain itinéraire d'enfant gâté tel un Feu Follet à trop mirer
son fantôme de combattant dans le miroir...
Raphaël ou le débauché (1971) : Aurore, que dire du suicide moral ?
Beau film in extremis émouvant, où Michel Deville magnifie la fabuleuse Françoise Fabian, au passage compagne du regretté Marcel Bozzuffi, eh oui...
Supprimer"Toute vie est bien entendu un processus de démolition", comme l'affirmait Fitzgerald, ce qui nous dispense d'ailleurs d'y mettre un terme nous-mêmes - ou alors nous incite à l'accélérer, à le devancer, au vu de certains contextes...