Jesus Christ Superstar : Mon ami le traître


Dans Un violon sur le toit, le protagoniste, subissant un avant-goût de pogrom, interrogeait, mains tendues et muet, le ciel de l’Histoire ; avec Jesus Christ Superstar, le retour aux sources (du paysage, du témoignage) s’apparente à une tentative de réponse et s’abreuve au lyrisme, perçu telle une prière vers les puissances destructrices et rédemptrices des êtres…      


Chez Jewison, Judas aime jalousement Jésus, et lui reproche avec une amertume douloureuse sa célébrité, le fait avéré qu’il se partage avec d’autres, les onze disciples et tous les innombrables convertis dans son sillage irrésistible, scandaleux. Cette histoire d’amour entre deux hommes jeunes, le premier blanc et condamné à mourir, le second noir et conduit au suicide, excède l’amitié humaine en se jouant d’une interprétation homosexuelle contemporaine. On se brûle à se consumer ainsi pour un messie récalcitrant, dévoré par ses doutes, par sa rage pour ce monde si décevant, gigantesque marché matérialiste où tout s’achète et se vend, le sexe, la drogue, les armes, les miroirs narcissiques et le reste. Révolutionnaire au regard clair d’une incroyable tendresse, alourdi par son humanité en héritage maternel, l’homme de parole(s), même entouré par des lépreux sur le point de le déchiqueter, sans parfum surnaturel, sans enfer vert cannibale (mais l’eucharistie en constituerait un avatar), se signale par une infinie solitude, plus profonde que le désespoir d’une nuit à Gethsémani, plus déchirante que les larmes d’une mère ici curieusement absente.


La mansuétude de Marie-Madeleine, saisie en superbe clair-obscur, les chorégraphies joyeuses de la jeunesse dansante et zélée de l’époque, encore vive dans l’assombrissement sanglant des utopies, l’hypocrisie tout sauf susceptible d’antisémitisme – tarte à la crème du blasphème, jetée à la face de n’importe quel réalisateur osant donner sa version de la Passion, dont un certain Mel Gibson, réhabilité par nos soins – des grands prêtres aux coiffes funèbres et frisant le ridicule, la prudente lâcheté de Pilate averti en rêve de son désengagement colérique, plongeant ses mains dans un bol d’eau transparent aussitôt rougi, la vulgarité roborative de Hérode sur un air de charleston, Berlusconi yiddish flottant sur la mer morte de la société du spectacle, de l’épuisante et bruyante jouissance – rien ne parviendra à le détourner de son chemin fixé d’avance, impitoyable chronique d’une mort annoncée dont chaque épisode, drolatique ou dramatique, parfois les deux en même temps, s’enchaîne au suivant avec la rigueur cruelle d’un scénario connu de la planète entière, y compris des athées, des agnostiques, des pratiquants de diverses croyances.


Cette parabole musicale (gardons un silence charitable sur la partition peu inspirée) met en parallèle deux trajectoires irréconciliables, celle d’un fils divin (peut-être), orphelin au milieu d’enfants, se refusant à prétendre à la royauté dérisoire offerte par les dictateurs d’alors, celle d’un traître amoureux, chéri et cependant éconduit, se donnant de mauvaises raisons – une poignée de pièces pour les pauvres – afin d’accomplir un acte impardonnable et pourtant pardonné. Des mains de couleurs différentes serrées avec intensité, une joue caressée, des yeux qui interrogent, qui ne comprennent pas, qui supplient et sourient, puis la catastrophe commune du trépas spéculaire, enfin réunis dans l’ignominie, Judas pendu à un arbre foudroyé avec sa propre ceinture, voué à l’opprobre des siècles, Jésus écartelé sur sa croix au couchant, imago iconique d’où émergera le papillon discutable d’une religion. Les hommes vécurent donc ainsi, au commencement des temps laïcs, au début des années 70 dans le désert d’Israël ?


Disons qu’ils survivent jusqu’à nous en chansons et en mouvements, ressuscités par un dispositif méta (imminence solaire dans les ruines, similaire à l’ouverture méditerranéenne de Pollet) ne négligeant jamais le réalisme aride et sensuel de l’espace ni l’humanisme lucide d’un artiste à vraiment redécouvrir. Miracle profane d’équilibre entre le son et l’image, le rythme et l’immobilité, l’anachronisme à la Demy et la tradition du texte dit sacré, voici le film d’un cinéaste digne de ce nom, davantage préoccupé par les hommes que par la sainteté, préférant portraiturer une incarnation spirituelle plutôt qu’un mysticisme sulpicien, le quotidien d’une communauté à la place d’une transcendance sujette à caution. Les figures du Christ abondent à Hollywood, lieu d’élection d’improbables et fructueuses messes noires depuis une satire réflexive (jointe à la prophétie funèbre d’un double deuil) signée Polanski. Celui-ci, porté par une troupe d’acteurs-chanteurs remarquables, les talents conjugués d’une équipe technique de grande valeur, expose une belle intelligence du cinéma, du récit, du mystère non plus seulement religieux mais existentiel, couplée à l’évidence surprenante du chant, malgré la gangue datée d’un opéra rock au succès jamais démenti.


Aventure technique, métaphysique et sentimentale, surtout pour l’interprète principal, le long métrage humble (dans son discours et sa durée, limitée à une heure et quarante minutes très raisonnables, surtout comparées à l’emphase temporelle et conventionnelle du sous-genre) et métaphorique (des tanks Patton, utilisés par Tsahal durant la guerre des Six Jours, à l’unisson de flûtes éthérées) du réalisateur canadien dresse le poignant portrait d’un frère universel à l’écho retrouvé chez Camus, Matheson ou Cronenberg, bien sûr, la dernière image, à la fois crépusculaire et apaisée, bénéficiant d’un providentiel accident de tournage (un berger arabe, suivi de son troupeau, à contre-jour de la croix, semblant surgi du Wyler). Le bus des baladins repart vers d’autres scènes naturelles et improvisées, les costumes d’époque et les accessoires rangés, une sincère mélancolie esquissée dans les gestes et les expressions. Chacun paraît chercher le protagoniste invisible, quêter hors-champ une réponse, un indice, une raison de vivre et d’espérer, de chanter, danser, dans la vallée de larmes d’hier et d’aujourd’hui.


Après l’éprouvant sacrifice, la cérémonie barbare succédant aux trente-neuf coups de fouet filmés avec une appréciable sécheresse, dans l’écrin atonal, choral et quasi free jazz d’une pièce inattendue d’André Previn, après les mots bouleversants d’un enfant abandonné à son père trop silencieux, le silence se fait, le soir descend, une silhouette marche dans la lumière d’un astre faussement mourant. Au spectateur de se retrouver avec soi, dans sa propre foi (en mille possibles), compagnon de route, de lutte et d’espérance d’une superstar solitaire (arrogante popularité des Beatles) évanouie hors du monde et du film, présence-absence promise à un essaim de lectures (la nôtre, une parmi des centaines), disparition à la base d’une église, épiphanie inversée comme avènement, entrevu ici et maintenant, d’un hypothétique royaume (cf. notre article sur le beau livre d’Emmanuel Carrère).



Oui, les oliviers frémissent entre les ombres de la nuit, une ancienne prostituée pleure un inconnu intime, les témoins-performers se dispersent dans la diaspora des signes à transmettre en dépit du reniement, de l’aveuglement. Ne restent de ce passage, ni tout à fait identique, ni tout à fait transformé, qu’une preuve magnifique, inutile et dévaluée (des tableaux de maîtres, un suaire, disons), l’histoire réussie d’une passion devenue trahison, l’avenir assuré d’autres visages, corps et voix, pour incarner une énigme irrésolue, troublante et, osons proférer cette hérésie, en raison de sa nature charnelle et fantomatique, comme le reflet, dans un miroir obscur (nous empruntons la comparaison à la Bible, à la suite de Philip K. Dick), du cinéma lui-même. Sous la chair des apparences et la patine anodine des notes, entre les vingt-quatre images du projecteur et les citations inouïes, apocryphes ou pas, se répand une souffrance immense et s’épanouit en harmonie une incommensurable promesse…           


Stations :


Trinité :

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