Electric Dreams : Du cinéma vers la vidéo


Un soupçon de sexe, aucun mensonge et beaucoup de vidéo…


Vidi – je vis l’avènement des vidéo-clubs, la valeureuse VHS et une avide envie de voir


Ouvrir le boîtier (la brique) en plastique léger. Une cassette (sans diamants) noire et transparente repose à l’intérieur, telle une femme morte offerte à la nécrophilie d’un cercueil réduit. Ses fenêtres semblent sourire et une bande magnétique d’ébène attend sagement que les tambours silencieux la fassent passer d’un côté à l’autre, en sens inverse et pour l’éternité du rembobinage. Un volet s’ouvre au moment de l’insertion dans le magnétoscope, « bouche d’ombre » garnie de métal vaginal. Enfoncer avec délicatesse et doigté la touche « Lecture ». Sur l’écran du téléviseur, une image apparaît, poussière de cinéphilie balayée en hélice et verticalité, à 240 points par ligne et avec une largeur de bande privilégiant la luminance à la chrominance : on voit bien de vilaines couleurs. Le cinéma d’horreur d’alors, qui déjà pense à sa mise en boîte (et en bière), opte donc pour le flashy et le criard, puisque la nuit ne lui appartient plus ici. La « petite lucarne » porte bien son surnom et se permet de recadrer « à tour de bras » du télécinéma les larges horizons de Lawrence ou de Kwaï. Ils appellent cela le pan and scan et la TV – TF1, au hasard – le pratique aussi. Découper un tableau de Picasso parce qu’il ne rentre pas dans le cadre du musée ? Certains emploieront l’analogie pour honnir l’album posthume du chanteur des Doors, adressant d’outre-tombe, solitaire en studio, sa prière américaine…

Pourtant, l’objet-ersatz ne manque pas de charme ni de sensualité (jaquettes « populaires » en magasin ou à ciseler soi-même pour orner sa vidéothèque d’enregistrements personnels, pas « pirates », 240 minutes maxi). Avant, pour voir un film, il fallait sortir, aller parfois loin, étudier les horaires et les itinéraires, comme Hitchcock enfant rêvassait à ceux des trains. Désormais, le cinéma se trouve au coin de la rue (succédané de l’aventureux slogan soixante-huitard), à la boutique d’en bas, bien rangé sur les étagères et classé en discutables « genres » ; une pièce spéciale, exiguë, sert de réserve honteuse à la pornographie, reproduisant son ghetto en salle, l’achevant et la ressuscitant du même élan. Tout se déroule à présent au cœur du foyer, à l’épicentre ardent, domestique et confortable, du vidéophile. Bronson nettoie les coupe-gorges new-yorkais en noir et blanc – version inattendue, due à un défaut de canal – et Belmondo fait le beau chez René Chateau. Dans un autre registre, on découvre en intégralité le blue movie anonyme et sirupeux que De Niro, sorti de son taxi névrotique, infligeait à Cybill Shepherd en guise de « sortie-ciné » (tout se recoupe, le hasard n’existe pas).

Par-delà les anecdotes générationnelles et la simplicité enfantine (bibliquement commerciale) d’usage, une nouvelle praxis se met en place, irréversible et révolutionnaire dans sa douceur. Les cinéphiles et le « grand public » se saisissent de cette corne d’abondance et ne la lâcheront plus. Ils contrôlent la sélection du film, sa temporalité – avance rapide, arrêt sur image, retour rapide, éjection –, sa diffusion (la semaine, le week-end) et ses destinataires (« légende urbaine » de pornos palimpsestes de dessins animés Disney). Pour un coût « modique » et à volonté, une mémoire démocratique et buissonnière s’incarne dans les esprits et les imaginaires, grâce au jeune média venu d’Asie (JVC associée à Sony). La nostalgie sentimentale d’une période idéalisée suivra bientôt l’effondrement du marché, victime de son propre appétit, de la démultiplication quasi cancéreuse de ses antennes (pas celles de l’ironique Civic TV de Cronenberg, quoique) – sevrage, pour un temps seulement, de la came des images et redéfinition technique/esthétique des supports en panacée temporaire : le DVD, puis le BR, jolies galettes fétichistes survalorisées dans leur gage d’excellence, sans cesse dépassée, ou de fausse et fragile immortalité.          

Video – je vois la victoire de la VOD, ces vidéos vraiment virales et nos voyeurs devenus vidéastes


L’argent (celui de Bresson) se dématérialise et le cinéma l’imite, en réflexe mimétique (la vie singeant l’art et non l’inverse). Dans cette imitation de la vie façon Sirk, les modes de consommation scopique évoluent et se parent de néologismes-anglicismes. Le streaming, le pay-per-view, la video on demand : trois toponymes d’un territoire étymologiquement utopique. Images narratives de partout et de nulle part, « à portée de main » et transportables où bon vous semblera – la cinéphilie vagabonde du vingt-et-unième siècle débutant se substitue aux « chemins de traverse » de la VHS d’hier. Autrefois maîtres du Temps, nous voici à ce jour maîtres de l’Espace, libres d’emporter avec nous, en toute circonstance, notre vidéothèque privée, scellée dans un écrin technologique effarant de légèreté, de souplesse. Allumer son cellulaire ou son PC portable permet d’accéder – sous condition d’abonnement à un « fournisseur » (dealer ?) Internet, bien sûr – à une tour de Babel audio-visuelle, avatar de la bibliothèque-labyrinthe qui fascinait tant Borges. Les images en réseau attendent patiemment dans leurs alvéoles, la ruche fictionnelle se déploie aux dimensions de la planète, bouquet de services/sévices inclus dans divers forfaits, réservoir apparemment sans fond ni fin de mille et une vies – chiffre fatidique de la conteuse arabe et valeur numérique de l’infini en Orient, soulignée par l’odyssée transcendante de Poole –, que quelques clics digitaux suffisent à libérer.

Dans le métro, sur votre canapé, dans votre lit, chez un ami, à l’hôtel, sur un théâtre (militaire) d’opérations, au fin fond de l’outback australien ou au sommet du « toit du monde » – les aventuriers confirmeront ou infirmeront ces deux destinations –, vous voilà emporté par le flot des récits, le flux électrique vidant à la vitesse grand V la batterie. Comme tout miracle technologique, celui-ci se paie doublement, les composants de la machine tachés du sang d’une interminable guerre « civile » en RDC (qui s’en soucie ? Certainement pas la « loi de proximité » journalistique, accordant sa priorité à la zone géographique du lectorat, ni les matamores des gouvernements d’ici et d’ailleurs, prompts à bombarder d’images et d’explosifs leurs démagogiques conflits d’élection). Ubiquité de la cinéphilie, dans un système économique et symbolique entrecroisant perfusion financière (étatique ou publicitaire) et « cahier des charges » coercitif (créer ce que l’on va diffuser, traquer en amont le fantôme de la liberté artistique, quitte à organiser de faux scandales, du buzz de geek, à embaucher les professionnels de la provocation et tous les subversifs autoproclamés, vifs à rentrer dans le rang du gigantesque supermarché, le doigt sur la couture du pantalon et l’œil fixé sur le moniteur pour ne surtout pas voir le hors-champ du monde). Boucles des images, comme au temps préhistorique du premier porno, avec les galipettes réduites à des loops projetées dans une mécanique répétition infernale.

Et le souhait enfin réalisé de Coppola, cinéaste paranoïaque et démiurgique reconverti en marchand de vin (peu importe le flacon, certes, mais on peut regretter l’ivresse évanouie) et conférencier pour cinémathèques : une gamine de huit ans peut tourner sa propre bande narcissique avec son smartphone, la mettre en ligne sur des « plates-formes de partage » bien (trop) connues, en contaminer la Toile ad nauseam. Face à la nasse souvent dégueulasse (repose en paix, Jean Seberg) des imageries actuelles, le cinéphile-vidéophile 2.0 doit savoir se frayer un chemin en solitaire, qui n’exclut pas les belles rencontres ni les découvertes intempestives. Auberge espagnole polyglotte mais sous égide étasunienne (Google, Netflix and Co.), égout de l’inconscient à ciel ouvert et sous le toit caché de l’intimité exposée, la vidéo numérique, en ligne ou téléchargée, s’avère un royaume atroce et ravissant, qui attend toujours son impossible cartographie.           

Videbo – je verrai l’avenir d’un divertissement, la réinvention du visage et le vide à envisager  


The future’s uncertain and the end is always near prévenait l’euphorique Jim Morrison. Certes, mais les beaux lendemains n’en finissent pas de chanter pour l’industrie du divertissement (adulte ou non). Du pain et des jeux, de la haine nationaliste européenne, du psychodrame religieux, une « crise » inguérissable, des « tensions communautaires » et une absence d’horizon pas seulement due au débattu/rebattu « réchauffement climatique » : le cinéma en vidéo (et dans les salles) ne peut s’extraire du contexte de son émergence, à la fois métonymie et caricature du temps présent. Les produits culturels voyagent presque sans frontière (restrictions de zones de « lecture », contenu juridiquement bloqué), mais cela ne suffit pas, ne saurait suffire. Le capitalisme, ce monstre doux qui parvient même à recycler son opposition – marxistes au petit pied condamnant les « spoliateurs » via leur ordinateur « dernier cri » –, ne survit que dans son éternel dépassement, sa métamorphose épuisante : offrir plus, faire demander plus, consommer pour les siècles des siècles, amen. Un artefact (le film au même niveau que, disons, l’électro-ménager, sinon plus bas) en remplace un autre, vanté avec la meilleure mauvaise foi du camelot complice du gogo et réciproquement. L’idée géniale et ignoble de Lucas, transformer un long métrage en « produit d’appel », remporter la guerre commerciale par celle des étoiles, user d’un syncrétisme scolaire pour asseoir un empire (contre-attaque inutile, faute de concurrence) de marketing, devient un étalon normatif et totalitaire (Pasolini et son enfer consumériste, davantage que sadien ou fasciste).

Les « périphériques », prédisons-le sans trop d’extrapolation, se voient ainsi promis au rebut de l’archéologie lacrymale : nous pleurerons bientôt sur nos lecteurs BR comme nous le faisons déjà sur nos magnétoscopes caducs et nos consoles ludiques. Mieux : les téléphones, greffés à notre paume (l’un des plus beaux mots de la langue française pour Rilke, Janus capable de caresser ou de gifler) et à notre oreille, nous paraîtront sous peu incroyablement vintage (comparez, pour preuve, avec les premiers designs monumentaux). L’échec des eyeglasses – même dans le « divertissement pour adulte », qui abuse pourtant du point de vue subjectif depuis l’antiquité du CD-ROM –, quelque part entre le gadget et la prothèse, ne représente qu’un épiphénomène dans la marche forcée vers les terribles merveilles que recèle, pour demain ou après-demain, l’improbable « marché du vivant », véritable terrain de jeux d’enjeux colossaux excédant le cadre esthético-économique du cinéma. La biochimie (dont la génétique) épouse dorénavant la métaphysique, noces funèbres et exaltantes en regard desquelles le « Prométhée moderne » de Miss Shelley prend un sérieux « coup de vieux », relégué au rayon des accessoires cryto-gay de la Universal des années 30 hitlériennes. Un bioport à la David C. pour se brancher à la « réalité augmentée » des organes et des œuvres ? Même cette drolatique fantaisie organique canadienne paraît déjà dépassée par rapport à ce qui nous attend, que nous redoutons et appelons de tous nos vœux (« attraction-répulsion » de la psychanalyse ; collision spectaculaire entre le film catastrophe et le terrorisme sur des tours jumelles américaines, surgies de la brousse en studio du roi Kong, justement analysée par Baudrillard, qui aspirait cependant, trente ans plus tôt, à la fin définitive de la « messe blanche » de la société dite de consommation ; pensons aussi à Manchette pointant la dissolution de la révolte dans le spectacle, à l’ère désenchantée d’un Debord).

Avouons-le : nous ignorons l’apparence de la cinéphilie à venir mais, pour ce que nous en savons, d’après notre observation individuelle et à une échelle très moyenne, elle se réinventera en reflet du visage de l’espèce – il ne s’agit pas d’une métaphore, notez-le bien – et au risque d’un vide cosmique présagé par l’actuelle anémie des arts narratifs (romans et films). Laissons toutefois la stérile nostalgie et le catastrophisme de saison à ceux qui savent en récolter les fruits aigres et dépressifs. Cette entropie de représentation(s), voire la disparition programmée de l’humanité elle-même à son stade contemporain, aux talentueux hommes et aux femmes de bonne volonté de s’en emparer, de les redéfinir, les incarner avec du sang, du sperme, de la sueur, de la musique et de la rosée ; à eux de savoir voir et donner à voir des virtualités de chair enivrante, des percées vers le réel à travers tous les voiles sinistres et divertissants (au sens pascalien du terme) d’une certaine modernité. Contrairement à la doxa encore vivace, l’art et la science, faux adversaires, traitent de Vérité, d’Imaginaire, de Fiction et de Réalisation (truisme quantique implicite : nouveau corps = nouvelle perception = nouvelle réalité). Alors, au lieu de l’habituel culte morbide, si on commençait enfin à aimer les femmes vivantes, afin de les filmer/projeter vers un cinéma ressuscité, tourné sur pellicule, ou carte mémoire, ou clé USB, ou disque dur, ou dans le torrent du « temps réel » ? Et si, au carrefour adulte des destins existentiels, on voyait, dépourvu de miroir, clairement, pour la première fois, le mystère vertigineux et gracieux de l’univers ? 

Commentaires

  1. Faut-il vivre avec son temps ? Le cinéphile est tributaire des supports que l'on crée pour lui, et ils se succèdent relativement rapidement. Le sujet rejoint aujourd'hui celui de la distribution : dernier exemple en date : The Green Inferno d'Eli Roth sorti en VOD, plusieurs mois avant le DVD, et non en salles. Et à côté de cela, il existe encore des films trouvables (ardûment dénichables) en VHS, dont aucun DVD n'existe. Mais lorsqu'on a le choix, on peut priser la simplicité, la dématérialisation, ou l'objet, que l'on soit collectionneur ou non, la plus-value éditoriale. Avant l'arrivée d'un nouveau mode d'accès. "The reshaping of the human body by modern technology"... À quand la banque de données numérique interne, comme dans Black Mirror ? La cinéphilie at home doit bien s'adapter, mais ce qui peut ne pas changer, et vraiment nous appartenir, c'est notre façon d'appréhender la rencontre avec un film, une fois reléguée au second plan la question du support. Peu importe les conditions, c'est la manière dont nous abordons le visionnage qui dessine les contours de notre cinéphilie. Tant qu'il y aura des films... Pas de culte morbide, ni de miroir, Jean-Pascal ? Vers une cinéphilie polymorphe, elle aussi ?

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    1. Merci pour cet élégant commentaire, cronenbergesque Audrey, et j'apprécie à sa juste valeur ton "ardûment". Voyons (un peu) plus loin (que la cinéphilie d'aujourd'hui, perversement polymorphe ou pas) : l'art existe depuis ses origines rupestres en alternative, substitut, supplément, traduction, sublimation de la dite réalité, de plus en plus fictionnelle et mise en scène au moment de l'avènement de la société du spectacle et du soupçon, son compagnon de désillusion. Quid de la disparition ultime du récit (puisque la littérature et le cinéma demeurent encore sous l'emprise de la narration, langage universel malgré ses limites) sous toutes ses formes, à l'orée d'une transformation majeure de l'espèce (et la génétique ne peut ni ne sait tout faire, comme le démontre avec un brio doublement spirituel Theodore Roszak dans L'Enfant de cristal) ? Et si, une aube ou une nuit (claire), nous arrivions à nous passer de toutes ces fables adultes, exaltantes et dédiées à la beauté ? Il nous faudrait alors radicalement revoir notre façon de regarder, en l'absence enjouée des films, à la fois notre corps et notre monde. "Après tout, demain est un autre jour !", affirmait avec fougue Tara, phénix sudiste plus forte qu'un incendie - une inspiration au féminin de l'avenir à imaginer droit dans les yeux, notamment pour ceux qui prendront le relais de ce sillage...

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