Annie Girardot : Une femme française


Et quand viendra l’hiver, avec ses jours de deuil, on se ranimera au souvenir d’Annie…


Nous aimons Annie Girardot depuis longtemps, depuis nos années d’enfance passées au sein de la grisaille d’un pays entré, durant le dernier tiers du vingtième siècle, dans « l’ère du soupçon » réflexif, du chômage « structurel », du commerce sexuel, de la violence politique et de « l’altérité » post-coloniale, marqueurs-vecteurs surmédiatisés de la France d’aujourd’hui, avec les conséquences que l’on sait, au bord infini de la mer radieuse et dans la chaleur d’une famille dite moyenne (la notion problématique de « normalité » revient à l’évocation de son parcours), avant même de la connaître vraiment (un peu, via des écrans « analogiques ») et de l’apprécier à sa juste, grande et précieuse valeur, autour de l’âge d’homme (celui de Leiris ?). Celle qui voulait être sage-femme – telle mère (célibataire), telle fille – accoucha in fine de ses longs métrages, de ses téléfilms, de ses pièces, livres et disques, de sa fille, aussi, à présent gardienne-rédactrice de sa belle flamme vive. Une « carrière », mot affreux mais idoine si rattaché à ses origines prolétaires, aux ouvriers creusant la terre et la roche en matériaux de construction, avatars marxistes des sculpteurs et des acteurs taillant dans leur âme et leur corps l’avènement d’une statue, d’un personnage déjà là, qui n’attendent plus que leur travail, leur énergie, leur talent et leur prise de risques pour apparaître, très riche et cependant abouchée à la ruine, dès le début, dès sa crucifixion profane et sensuelle par Visconti flanqué de Renato Salvatori, son amour, son mari, son tortionnaire chéri (Rocco et ses frères). L’art imite la vie (Wilde, Oscar et non Danny !), pas l’inverse, alors Annie, dotée de la clairvoyance impitoyable des véritables actrices, ne dut guère s’illusionner sur son chemin (de croix) à emprunter avec conscience, vaillance et désespérance.


Ainsi va la vie, ainsi vivent certaines femmes, phénix suicidaires incendiés d’un incompréhensible feu, que les maudits psys se plairont à réduire à l’absence d’un père déserteur qui ne la reconnut pas (plus tard, elle finira par ne plus se reconnaître elle-même, spectre égaré dans un miroir fermé), tandis que la foule anonyme, ce « grand public » qui la plébiscita, en fit l’une des actrices les plus populaires et les mieux payées (art et industrie, toujours, n’en déplaise aux esthètes) des années 70, reconnut d’instinct et d’emblée son éclat, d’abord sur scène (à l’instar de son amie Romy, pareillement « découverte » par le « Comte rouge ») puis sur grand écran, dans l’épopée triste et gay d’un boxeur dostoïevskien magnifiquement incarné par le juvénile Delon, luciférien et gracieux (au sens religieux du mot). Le « film de sa vie » s’avère connu et cet article ne saurait bien sûr en retracer tous les épisodes (toutes les stations, pour rester dans le contexte) ; contentons-nous de dire que de sa vie civile émergent quelques repères, la formation aux conservatoires, l’adoubement de Cocteau (et, plus trivial, celui d’un certain De Niro), la démission de la Comédie-Française (Catherine Samie, trop rare, assistera à ses funérailles), des rencontres fondatrices avec Ferreri, ogre tendre audacieux l’affublant d’une incongrue pilosité (dans l’explicite Le Mari de la femme à barbe) ou la couvrant de miel par la main de Piccoli (dans le cauchemardesque et funèbre Dillinger est mort), avec Audiard (ouverture sur la comédie parigote et argotique, avec une « gouaille » mélancolique éloignée au possible de celle, canaille et cynique, d’Arletty), des partenariats plus professionnels qu’amicaux (avec le secret Noiret) ou bien ouvertement et réciproquement admiratifs (avec le grand petit Louis de Funès, bien avant le boom factice de l’écologie), un peu de radio-témoignage avec Stéphane Collaro (humoriste dérisoire immortalisé par ses stripeuses télévisuelles, effeuillées à une « heure de grande écoute »), puis, au début des années 80, la piteuse et coûteuse aventure musicale, sur fond de came, avec l’improbable Bob Decout, enchaînée avec des flops en salle, une renaissance à la TV (soporifiques sagas estivales) et un mémorable/misérable hommage de la « grande famille du cinéma français » aux César en 1996 (la chère Marlène Jobert, son éphémère partenaire, le connut itou et s’en sortit, assez mal, au moyen d’un monologue appris par cœur), sommet d’obscénité déjà politiquement correcte (insert sur les larmes en gros plan de Juliette Binoche – au secours !) et acmé d’hypocrisie bien-récompensante (les mêmes ou presque suivront le cercueil, sans rien débourser, une ou deux images lacrymales à la clé), avec en notable épilogue un diptyque SM (retrouvailles avec Isabelle Huppert) et domestico-historique (la guerre d’Algérie au téléphone) du kolossal Haneke (La Pianiste et Caché).


Quatre-vingts ans de vie pour récolter une douzaine de prix (en chocolat amer), une Légion d’honneur présidentielle remise par un « coureur » notoire, voir sa gueule sur un timbre ou constater que son nom orne des plaques en toc à Rungis, à Paris ou à Linselles, cette dernière dans une rue menant, semble-t-il, à un EPHAD, suprême touche d’humour noir politicienne ? Le lecteur, la lectrice, nous autoriseront à ne pas développer davantage ces données objectives et symboliques, ni à succomber au charme rassis de la psychobiographie. Assez de vase psychanalytique, de dolorisme paresseux, de victimisation moderne : il existe une complaisance dans le malheur et nous ne mangeons pas de ce pain-là ; de même, aux croyants la prière et aux cinéphiles nécrophiles l’oraison. Parcourir la filmographie vivante d’Annie Girardot, qu’on le veuille ou non et dans le cadre débordé d’une trajectoire individuelle, revient également à porter un regard panoramique sur quarante ans de cinéma et d’Histoire de l’Hexagone, comme si, dans le corps unique et métamorphosé/fracassé de l’actrice, se cristallisaient les courants publics et souterrains d’une époque, comme si, dans l’anecdote de ses coiffures datées, se lisait le destin d’un pays, mais cela aussi, nous le céderons volontiers aux sociologues entichés d’images animées, de représentations métaphoriques, de « figures emblématiques ».


Cette féministe quasi par inadvertance – des rôles, de préférence à des « combats » – partagea la vie d’hommes violents (Bernard Fresson, souvent solide et pas seulement chez Sautet, la rejoindra dans Ursule et Grelu) qu’indiscutablement elle aima, et cette actrice adulte, subtile, intense, tragique, drolatique, capable de capturer l’attention de la caméra et du spectateur avec une évidence et une puissance semblables à celles, disons, de Bernadette Lafont – la Nouvelle Vague l’ignora minablement – et de Patrick Dewaere, avec lequel elle forma le couple inattendu de La Clé sous la porte, sut en outre éclairer de son jeu délié, entier, assuré mais frémissant, fêlé de l’intérieur par une insaisissable blessure, les films ensoleillés, touristiques et secrètement mélancoliques d’un de Broca (On a volé la cuisse de Jupiter), ou la farce sentimentale d’un Zidi (La Zizanie), ou la satire sanitaire et « raciale » d’un Jessua (Traitement de choc, avec gifle de l’ami Alain et frontal nudity, comme disent les puritains américains). Plutôt que les biopics dédiés aux oncologues cancéreuses (Docteur Françoise Gailland) ou aux enseignantes amoureuses hors-la-loi (Mourir d’aimer), gros succès grisâtres, manichéens, anémiques et pâteux, signés du transparent Bertuccelli ou de l’impayable Cayatte (coupable d’une variation masculine, Les Risques du métier, portée par Brel, un temps uni à Annie), on recommandera au novice le visionnage des œuvres de Grangier (Le rouge est mis), Delannoy (Maigret tend un piège), Denys de La Patellière (Le Bateau d'Émile), Visconti (Les Sorcières), Ferreri (La Semence de l’homme), Giovanni (Le Gitan), Comencini (Le Grand Embouteillage) ou Blier (Merci la vie), voire Pinoteau (La Gifle et la gerbe funéraire d’Isabelle Adjani, sa fille de cinéma) et Bonnot (Liste noire, maladroite acclimatation du vigilante movie en nos contrées mitterrandiennes).


Le mystère d’Annie, actrice cartésienne et racinienne, nationale et transalpine, au visage parfois étonnamment dreyeresque, demeure au-delà de toutes ses vies rêvées (au théâtre, au cinéma, à la télévision, en chansons ou en récits) et l’oubli identitaire qui dévora/abolit ses dernières années, dans son ironique cruauté – quoi de plus redouté pour une comédienne que de perdre la mémoire ? Quoi de plus anxiogène pour un individu que de ne plus pouvoir raconter son histoire ? –, constitua également, qui sait, une sorte de chance, nous voulons le voir ainsi l’instant d’une poignée de mots et de secondes : enfin délivrée du passé, des centaines d’existences par procuration, cette femme ôta définitivement le masque « d’Annie Girardot » et se réinventa une dernière fois, même prisonnière d’une chambre blanche peuplée de fantômes décousus, de bribes absurdes de dialogues et d’épaves personnelles. La folie, la solitude, l’isolement intime, l’exil radical du monde et de ses discours, hantises familières et quotidiennes depuis la nuit des hommes (et donc des femmes), ravivées mais irréductibles aux « crises » de l’économie, de la morale, de la technologie, ouvrent, qui sait, sur un horizon viable, une promesse de silence, enfin, de départ sans retour (exit le haïku existentiel, Partir, revenir, du proche et généreux Lelouch). Perdue, éperdue au cœur de ses ténèbres immaculées, il faudrait encore imaginer Annie désormais heureuse. Oui, contrairement aux effets de son mal, dont souffrit aussi Rita Hayworth, autre rayonnante et poignante « légende du septième art » (Martin Winckler, dans La Maladie de Sachs, rappelle avec justesse que les pathologies, ici celle d’Alzheimer, se baptisent toujours d’après les patronymes des médecins, jamais ceux des patients), on se souviendra longtemps d’Annie Girardot, une actrice et une femme selon notre cœur, à la fois très française (bien que star en Russie) et « follement, douloureusement », terriblement humaine.

Commentaires

  1. Réponses
    1. "Le mystère d’Annie, actrice cartésienne et racinienne, nationale et transalpine, au visage parfois étonnamment dreyeresque, demeure au-delà de toutes ses vies rêvées (au théâtre, au cinéma, à la télévision, en chansons ou en récits) et l’oubli identitaire qui dévora/abolit ses dernières années, dans son ironique cruauté – quoi de plus redouté pour une comédienne que de perdre la mémoire ?"
      c'est que justement à la fois dans tous les rôles et dans la vie elle n'a jamais joué un rôle, elle était vrai, elle a accouché de mille et une vies... cinématographique jusqu'à se perdre dans toutes ces images démultipliées
      ... ce qui nous fait réfléchir sur ce que représente l'envers du décor du cinéma et notre place de spectateur quasi voyeur...
      quel bel article, une perle de plus au collier d'articles étincelants de ce blog !

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    2. Tragi-comédie pas un brin balzacienne, quoique, de nos vies anciennes, du jeu social guère original, tandis que Descartes recommandait de s'avancer masqué...
      La vérité d'une actrice tiendrait à son visage dévisagé, envisagé, expressif, factice...
      Les voyeurs versus les acteurs, chipotait Hitch...
      Et cependant les colliers servent aussi à étrangler, tels les strings de Barbara Stanwyck ; merci du passage, du compliment !

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