Change pas de main : Réflexions fragmentées sur les reflets


Quand le miroir se regarde et s’admire, avec ou sans fantômes, dans la ligne de mire du désir et de la peur, du présent et du néant, du méta et du doigté d’ado


Eh, monsieur, un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route.
Stendhal, Le Rouge et le Noir

Elle va au cinéma et le cinéma la pénètre.

Que vint-elle chercher, cette fille de dix-sept ans, l’héroïne de son temps ? Deux heures « à tuer », deux cent quarante minutes d’une vie apparemment infinie. L’absence rimbaldienne de sérieux à son âge, elle l’étudie en cours et voici que l’absence d’un professeur la libère des horaires, des matières, de ses congénères.

Une spectatrice parmi d’autres, très peu, à vrai dire, dans une salle déjà dans la pénombre, propice au rite épuisant des bandes-annonces et des publicités locales (auparavant, des « actualités » informaient de la marche du monde ; trop jeune pour y assister, elle suit vaguement ces événements via son « cellulaire » ne la quittant pas).   

Sur l’écran panoramique placé au-dessus des têtes, horizon vierge afin d’y accueillir tous les fantasmes – mais si « conservateur » face à Internet, démocratie capitaliste et terroriste sous contrôle offrant des « niches » pour tous les (dé)goûts –, deux filles font l’amour, dont l’une à la chevelure bleue (l’adolescente ne peut se souvenir du garçon aux cheveux verts de Losey, autre fable sur la différence et l’altérité, blablabla).

Certes, elle ne s’appelle pas Adèle et ignore l’Ismaël de Melville, plus attiré par les soutes en sueur des cargos de nuit, mais cela, à vrai dire, ne l’empêche pas de déboutonner prestement son jean (taille basse) et d’enfouir sa main agile au creux de son indicible intimité.

Le but du jeu, dans la solitude relative parmi les rangées recouvertes de velours bleu : suivre leurs mouvements de serpents et de louves, s’aligner sur le rythme cardiaque et celui du montage, régler sa propre course immobile vers l’orgasme à l’unisson de la leur.  

Une vingtaine de minutes – durée moyenne de l’onanisme numérique des messieurs, notez-le – suffit à gravir le sommet de son rosebud à elle, qui la laisse échouée sur son siège, dans ses battements de cœur qui ralentissent, dans l’univers exilé qui reprend consistance après la mort exquise (suprématie du nombre des terminaisons nerveuses et puits sans fond de la sensibilité anatomique féminine), à peine éveillée par une séquence de dialogue avant le générique de fin.

Vivre vite, jouir idem, cinéphilie à la cyprine et jolis souvenirs à partager demain.

Elle sort du cinéma et le cinéma se retire.











Depuis l’éternité rupestre de l’espèce, les femmes ne cessent de se refléter au miroir du regard des hommes, à celui de la glace domestique ou portative, leur meilleur ennemi, le compagnon fidèle et impitoyable, croisé au moins trois fois par jour.

Leur moi social s’y démasque et s’y grime, obéissant aux canons ponctuels de la beauté, de la féminité, de la séduction. Gare à celles qui ne savent se maquiller, attirer dans leurs filets d’apparences les navigateurs métropolitains.

Mascara, rouge à lèvres, fond de teint, cils peignés, cheveux coiffés, le sexe féminin, ni faible ni deuxième, rejoue chaque matin la comédie du double, s’apprête et répète, monte sur sa scène intime pour une représentation publique.

Les hommes délaissent la cosmétique pour la métaphysique et se méfient de linconnu qui les rase le matin. Ils acquiescent à d’autres diktats, ils suivent des codes différents, ils voudraient bien, rien qu’une seule fois, ne plus (se) réfléchir, vampires dès lors délivrés.    

Traiter de miroirs revient à évoquer l’identité, la duplicité, lennui dautrui. On navigue par cette surface plane, sans profondeur mais pas sans charme (maléfique ou égocentrique), à travers l’Espace et le Temps, depuis la rive mythologique jusquau selfie d’aujourd’hui.

Que de narcissisme, de séparation, d’asservissement, de schizophrénie, de désir et de rêve dans ces centimètres coupants ! Que de réalités bafouées, alternatives, irréversibles, et de raison commune, déjouée, vagabonde, dans ce cadre dupliquant celui de l’écran !

La fenêtre ouverte et fermée, parfaitement délimitée, du miroir, ouvre à la fois sur l’intériorité (notamment celle des personnages) et l’extériorité (image « objective » de la perception neutre). Voici comment le sujet pensant et joueur apparaît en société.  

Voici comment il se révèle dans la nudité de sa salle de bains, entre lui et lui-même, au risque du solipsisme. Corps ausculté en présage de l’autopsie, rides sur l’eau de la peau, vallées des larmes bien nommées creusées par la vallée de larmes biblique et profane.

L’actrice au maquillage prend déjà la pose, ses répliques écrites par un étranger, étrangère à elle-même sous cette persona familière la dévoilant mieux que jambes écartées, examen (de conscience) minutieux, retouches, puis l’appel du plateau, la lumière irrésistible.

Qui viendra faire imploser le huis clos, abattre les cloisons en carton-pâte du studio, arracher à eux-mêmes les forçats de la réalité, les modèles piégés du tableau ? Morel, le héros de roman (et non le Frenchy nervi de Besson aux States), voulait pénétrer dans le film.

Libre au spectateur de prendre le chemin inverse, d’abandonner les miroirs, d’apprendre à respirer hors du circuit fermé. La mer existentielle, murmure immense, invite à respirer ailleurs que « dans un miroir, obscurément ».        
  










Cocteau et son plongeur mural/vertical homo, Lang et la grimace grotesque de son monstre humain, trop humain, Disney et son masque (ou son écran) de fumée, Welles et sa poignante Rita quintuplée, Robert Montgomery et son point de vue subjectif bien avant le X, Visconti et sa mamma sensuelle sous peu désespérée, si avide de gloire, Satyajit Ray et sa danseuse dédoublée, cible et foyer des esthètes couchés, Cocteau, encore, et son Orphée (adoré Marais) égaré dans la Résistance, Michael Powell et son éléphantesque visage de femme, déformé comme une toile de Bacon, Resnais et sa poupée perdue dans son palais itératif, Losey et ses boys si proches malgré la différence de classes et de rôles inversés, Melville et son tueur fétichiste sacrifiant au rituel du chapeau, Truffaut et son alter ego psalmodiant son nom à bout de souffle dans son pyjama bleu, Demy et sa princesse incestueuse ornée de sa couronne, de sa robe, de son chandelier (pas celui de Sia !) brillants, crépitants de diamants, Robert Clouse et son grand petit Dragon égratigné en Narcisse doloriste, Marguerite Duras et son héroïne de l’année dernière arborant une incroyable crinière rousse, Polanski cherchant à ressusciter Sharon, malheureuse fille du feu sauvagement passée de l’autre côté (du miroir), Scorsese et son vétéran schizophrène, urbain et cabotin, Chabrol et son Emmanuelle – pardon, Alice – au seuil de la mort, ou alors déjà décédée, Kubrick et son gamin sans vélo s’adressant à son petit doigt d’enfant-roi, dans son combat enneigé avec un ogre stérile, De Palma et son hardeur candide sur le plateau (et dans les toilettes), corseté dans un pull à carreaux davantage obscène que le pantalon en cuir noir ajouré de sa fleur du pavé (américain), Wenders et ses spectres féminins/masculins (JLG en embuscade), réunis puis superposés par le verre presque opaque, sans tain mais pas sans fin (de la route), Carpenter et sa main tendue vers des ténèbres quantiques autant que démoniaques, Frears et sa marquise démaquillée une fois la comédie cruelle des sentiments achevée, Bernard Rose et son couple en trio hanté par une Eurydice « interraciale », Woo et ses chevaliers tristes et gay ne désirant que se (faire) mettre enfin une balle dans la tête, Kubrick et ses stars (« femme à lunettes… ») se mirant durant leurs ébats, vanité mordorée avant la messe noire d’une orgie so chic, Lynch et sa brune au bord du suicide, dans une mise en abyme sous l’égide de Gilda (Rita, twice), Emmanuel Carrère et son moustachu à la Philip K. Dick, seul à vouloir s’épiler, tel naguère le suicidaire scorsesien (rasé de très près, en effet, jusqu’au sang), Aja et son flic à la gueule malléable (Bacon, bis), et sa blonde à la bouche écartelée, Aronofsky et sa ballerine cyclothymique, adepte de l’automutilation, de la masturbation et des miroirs aussi brisés que son esprit : quelques éclats chronologiques de l’ustensile cinéphile, disons un kaléidoscope visuel et mémoriel, une mosaïque de mimiques, de suppliques, de fanatiques.











Nul miroir ne nous sauvera, prisonniers des écrans à l’instar des acteurs, captifs volontaires de vies fictionnelles et fictives. La mort nous sourit de toutes ses dents dans notre rictus spéculaire. Coup de peigne, de rasoir ou de rein, le choix vous appartient, à défaut de la nuit utérine du cinéma, du jour destructeur de la planète. Tu croyais te regarder le nombril et parler tout seul ? Ils possèdent tous aussi une glace chez eux, tandis que la « société du spectacle » (et donc du miroir, souvent aux alouettes) régit les récits. Bergman à Berlin avertissait – le pire resterait cependant à venir, car derrière le verre fracassé, taché du rouge rubis réel, un vide absolu attend patiemment l’extinction définitive des projecteurs, des réseaux, des écrits, des étreintes. L’ultime image de la Disparition peut prendre la forme d’une caméra de surveillance continuant à tourner stupidement, inutilement reflétée dans un grand miroir où personne ne cherchera plus la trace fugace du mystère humain, désormais absent…
        

Commentaires

  1. Je ne savais pas où me conduiraient toutes ces superbes affiches (celle du Chabrol par exemple dont j'ignorais tout) et m'y voici : dans une galerie des glaces !

    Pour nous les escaliers et les spirales, pour vous les miroirs. Mais les premiers ne conduisent-ils pas aux seconds et, pourquoi pas, inversement, la traversée des seconds ne nous entraîneraient-ils pas vers quelque étage supérieur ou dans d'inquiétantes descentes ? C'est à Vertigo que je fais allusion (quel autre ?) : Madeleine devant Carlotta comme devant un miroir et ce beffroi qu'il faut gravir à nouveau pour ne retrouver qu'un vide, celui de son échec répété, celui de sa propre image.

    Une des citations liminaires me fait aussi penser à Dorian Gray et son portrait, le beau, le laid, l'image de l'autre du point de vue du même.

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  2. Un Chabrol atypique et onirique, avec une émouvante et somnambule Sylvia au seuil de son trépas ; on retrouvera cette veine fantastique dans Les Fantômes du chapelier, au titre lui aussi en référence à l'univers de Lewis Carroll...

    Dalí, collaborateur éphémère et discutable de Hitchcock, plaça un jour l'une de ses expositions tout en haut d'une tour, histoire de faire marcher - sans jeu de mots, quoique - ses admirateurs, et dans l'idée que l'art se mérite, se gagne/s'atteint physiquement. Le (très) célèbre travelling compensé de Sueurs froides reprend à Escher et bien avant le Nolan d'Inception cette illustration d'un espace-temps ductile (comme la peau de chagrin balzacienne) et malléable, puits sans fond (du désir) et gouffre (utérin) propre à ravir les psys. Si je ne m'abuse, Judy se mire dans un miroir tandis qu'elle met à son cou la corde - pardon, le collier - fatal qui la démasquera.

    Plus je repense à Vertigo, votre film de chevet, semble-t-il, et davantage m'intrigue le mystère absolu de la vraie femme d'Elster, cette Madeleine réduite à un prénom et à une silhouette balancée trivialement du sommet d'un édifice consacré. Prenait-elle toute seule son plaisir avant de succomber aux mains d'étrangleur de son trop urbain mari ?

    Ce qui nous amène à Lynch et à la masturbation de Naomi Watts sur Mulholland, Dorian Gray au féminin et sans cinquante nuances, Dieu merci, amoureuse d'une image qui ne lui ressemble pas et s'avère pourtant familière, la spécularité homosexuelle doublée par celle du jeu méta...

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