De la musique, des mots et leurs voix


Quelques petites chroniques (notes vraiment musicales, disons) d’un cinéphile aussi mélomane…


§  Les Plus Grands Tubes/Cinéma


Anthologie parue dans une série classée peu coûteuse, confondant enfilage de « tubes » issus de longs métrages et musique de cinéma, dont on retiendra toutefois le rarissime thème de Lalo Schifrin pour le film d’horreur dite économique (oui, oui, comme chez Viviane Forrester à la suite de Rimbaud) Amityville : La Maison du diable, composé en 1979 et qui conserve tout son charme vénéneux, aguicheuse berceuse avec chœur d’enfants sans cesse menacée par les dissonances aiguisées du Malin – à écouter autour de minuit, en compagnie de Monk, donc.

§  Le Mépris de Georges Delerue


Le thème de Camille, hélas repris et mis à toutes les (mauvaises) sauces depuis son éclosion dans le film de Godard en 1963, représente l’ossature et le climax d’une partition très courte : une quinzaine de minutes, dans laquelle s’exprime tout le classicisme épuré, mélancolique, de l’un des plus grands compositeurs français pour le théâtre ou l’écran. Si vous ignorez encore ce que signifie « tragique solaire », écoutez ce morceau en lisant Nietzsche ou Camus et en rêvant de l’éternité retrouvée sur les fesses de BB (ou de qui vous voudrez !). On conseillera aussi, bien sûr, les autres titres de ce disque dû à l’irremplaçable Stéphane Lerouge.

§  Joe Hisaishi Meets Kitano Films de Joe Hisaishi


L’union parfaite d’un compositeur et d’un réalisateur, à la suite des tandems Herrmann/Hitchcock ou Rota/Fellini. Mélodies séduisantes, arrangements qui puisent à l’orchestration classique et à la pop asiatique, harmonie avec les images ludiques, violentes et mélodramatiques du cinéaste – de ce festival de voyages et de souvenirs au Pays du Soleil Levant, on retiendra surtout la sublime suite pour Hana-bi, sans doute le meilleur film de son auteur, poignant récit d’un couple entre mafia locale et maladie universelle, utilisée pour... annoncer les téléfilms sentimentaux des après-midi de M6 ! Pardonnons-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font (entendre).   

§  Wim Wenders de Jürgen Knieper


Encore un exemple de duo fécond, cependant plusieurs crans en dessous d’illustres aînés. La musique sèche, artisanale, parfois obsessionnelle du compositeur, s’allie parfaitement aux errances intérieures du cinéaste, mais peine (un peu) à une écoute autonome. À la même époque, Kraftwerk signait des albums expérimentaux, mélodiques, riches de la poésie des machines et taillés pour notre temps – Wenders les écoutait-il ? 

§  Mort d’un pourri de Philippe Sarde


Collaborateur de Sautet (inoubliable Chanson d’Hélène pour et par Romy Schneider dans Les Choses de la vie, composée à vingt ans !) et des représentants « d’un certain cinéma français » (comme disait Truffaut), Sarde sollicite en 1977, pour son ami Lautner, le grand Stan Getz, afin d’immortaliser les blessures d’une star et, accessoirement, l’un des meilleurs acteurs de sa génération : le premier morceau s’intitule d’ailleurs Dans le regard d’Alain Delon. Partenariat coûteux, comme le rappelle avec humour feu le réalisateur, mais nécessaire, tant la mélancolie de Getz, sur une belle mélodie de Sarde, excède une charge contre la corruption politique (de la science-fiction, sans doute) pour aboutir à un portrait intime, qui dépasse le cadre habituel des noces jazz & cinéma, plus orienté vers une désespérance urbaine, nocturne et sensuelle (cf. Elmer Bernstein ou Miles Davis, par exemple).

§  In The Tracks Of/Bandes originales : Gabriel Yared


Dans une collection de documentaires dédiés à la musique de film, Pascale Cuenot donne la parole et montre au travail un compositeur très humble, souvent sévère avec lui-même, dont les thèmes pour l’écran – il œuvra aussi comme arrangeur de variété dans les années 70, à l’instar de Morricone – se caractérisent par un romantisme vibrant, une élégance d’écriture et une rigueur de construction aussi présents chez Delerue (ils partagent une Camille, celle du Mépris ou de Claudel...).

Ci-après, un concert donné à la Cinémathèque française en 2012, qui présente une belle palette de son talent « oscarisé » (mention spéciale à L’Amant).

§  Les Chansons de l'innocence retrouvée d'Étienne Daho 


Album placé sous le signe de William Blake, pour un sympathique et discret survivant de la pop française des années 80, acclamé par la critique et le public, auquel on peut toutefois  largement préférer la mise en musique de Genet (Le Condamné à mort) ou de belles chansons isolées (Des heures indoues) ; retenons deux duos, le premier, anecdotique, avec la légendaire Debbie Harry, sans Blondie, et le second, bien meilleur, avec l’intense Dominique A, qui brille par ses paroles ciselées (et désabusées) dans un écrin obstiné de cordes nerveuses.

§  La Taille de mon âme de Daniel Darc


Dernier album (avant le posthume Chapelle Sixteen), souvent bouleversant, d’un autre survivant, au sens littéral du terme, cette fois, en forme de bilan et d’horizons bien plus transmis que vécus. L’écoute de cette voix incomparable, humaine, comme disait Cocteau, qui nous parle de chute et de rédemption, sur une valse avec Les Enfants du paradis ou un jazz intimiste au bout de la route (de Kerouac, l’un des auteurs de chevet de celui qui empruntait à Mireille Darc son pseudonyme), doit s’accompagner de la lecture de ses entretiens avec Bertrand Dicale, parus sous le titre très biblique Tout est permis mais tout n’est pas utile, histoire du rock français vue de l’intérieur autant que récit d’un chemin vers la grâce et la lumière.     

§  Beatles Go Baroque de Peter Breiner


Une curiosité entraînante et acidulée, à n’écouter qu’une fois, due à un chef d’orchestre et compositeur slovaque (on connaît certaines versions de « tubes » occidentaux à la redoutable sauce internationale...) qui relit les compositions du couple Lennon/McCartney à la façon de Haendel, Vivaldi, Bach et Corelli avec une formation de chambre ; accessit pour Help, empli d’une contagieuse énergie durant ses deux minutes vingt.

§  The Very Best Of de Nigel Kennedy


Violoniste star en Albion et ailleurs, recordman des ventes en classique, l’un des premiers à pratiquer sans gêne le crossover entre classique et pop (collaboration avec Kate Bush, hommages à Jimi Hendrix ou aux Doors), le turbulent virtuose au faux accent cockney demeure une référence en matière de relecture rafraîchissante d’œuvres épuisées par trop d’écoute ou de prestige. Confirmation avec ce double album qui mélange standards revitalisés, compositions personnelles (plus anecdotiques) et merveilleuses reprises (le Riverman de Nick Drake, épaulé par… Boy George !). 

§  Latino Gold de Miloš


Formé à la Royal Academy of Music de Londres, ce jeune guitariste monténégrin aux allures de mannequin revisite avec élégance et douceur le répertoire classique (Villa-Lobos) et populaire (Piazzolla & Jobim), se permettant au passage une relecture express du Boléro de Ravel… Un nom à découvrir et à suivre, qui rend à la guitare classique toute sa place au sein de la musique vivante et intime, savante et mélodique.

§  Les Regrets de Nina Simone & Philip Glass


Compilation tronquée en guise de « bande originale de film », essentiellement à partir de Glassworks, ensemble de six pièces composé en 1981, assortie de musique de chambre et de ballet, qui ne rend pas totalement justice à l’œuvre hypnotique et lyrique de l’ancien chauffeur de taxi new-yorkais formé à Julliard, sorte de maelström ou de mandala sonores, trame sensorielle des biographies de Paul Schrader (Mishima) & Martin Scorsese (Kundun), deux titres parmi d’autres d’une discographie protéiforme. Notons la présence incongrue du gospel Sinnerman, transfiguré par Nina Simone, pièce rapportée aux dix minutes incandescentes.

§  Reintarnation de k.d. lang


Chanteuse canadienne, lesbienne et végétarienne, dans cet ordre et parce qu’elle le revendique elle-même, Miss lang – cinéphile aussi, puisque figurant au générique du remake de Mortelle randonnée, presque dans son propre rôle pour Le Dahlia noir signé De Palma, reprenant le Skylark de Johnny Mercer sur Minuit dans le jardin du bien et du mal réalisé par Eastwood, par ailleurs débutante à Broadway – possède avant tout une voix superbe, mezzo-soprano pour les techniciens et les musicologues, qui lui valut les honneurs d’accompagner naguère Roy Orbison, plus récemment Tony Bennett. Plutôt que cette compilation assez anodine retraçant ses débuts dans la country (notez une pochette à la Presley), on conseillera de la découvrir avec les albums Ingénue et Invincible Summer (titre emprunté à Camus, et disque solaire basé sur son histoire d’amour avec une actrice) ou bien encore la reprise « acoustique » de Crying, leçon de chant et de charme androgyne, bien loin des actuelles (et désolantes et lobbyistes) polémiques sur la « théorie du genre ».

§  The Studio Album 1968-1979 de Joni Mitchell


Une bonne occasion de parcourir en dix albums et sur une décennie la carrière d’une artiste folk canadienne très connue et prisée de l’autre côté de l’Atlantique, personnalité entière et belle voix grave, aux textes intimes et parfois étonnants de maturité – le remarquable Both Sides, Now composé à vingt-et-un ans et repris trois décades plus tard, avec un orchestre et tout le poids d’une vie en sus – ou de sensualité très seventies, comme le délicieux Help Me.

§  Symphonicities de Sting


Relecture classique de certains sommets du répertoire de Police et de titres moins connus, parfois en duo avec la chanteuse australienne Jo Lawry, cet album, paru sur le (trop ?) prestigieux label Deutsche Grammophon, démontre que le mariage de la pop et des arrangements symphoniques peut aboutir à de beaux enfants (mention spéciale à Roxanne), qui s’ébrouent pleinement en concert (comme à Berlin en 2010).

§  The Last Ship de Sting


Retour épique et intimiste pour Sting, après neuf ans d’absence, sur les terres portuaires de son adolescence, pour l’avant-goût d’une comédie musicale montée à Broadway, où règlements de compte paternels et supplique jazzy à une Funny Valentine, élan celtique et duos généreux alternent harmonieusement, l’ancien instituteur ciselant chaque mot de sa fresque autobiographique et chorale, s’affirmant comme un mélodiste et un interprète parmi les plus doués de la pop insulaire, dont ce dernier navire, aussi vif que l’air marin, aussi mélancolique que la mer contemplée dans ses promesses et ses faux départs, résonne dans son sillage avec le Sensual World, tout aussi libre, narratif et enivrant, d’une certaine Kate Bush. 

§  Lulu de Lou Reed & Metallica


Pour son avant-dernier album, épaulé par les angelots du hard rock, le grand méchant Lou, l’un des auteurs les plus intéressants de sa génération avec Springsteen, suit les pas désespérés de Wedekind, Berg et Pabst en revisitant le mythe de la femme fatale, pour ses amants et surtout pour elle-même, dans un disque cru, violent, rempli de sang, de sueur et de sperme, réponse en miroir à Berlin, son chef-d’œuvre de 1973, narrant la déchirure d’un couple sur fond de cris d’enfants, et à son canular rageur, Metal Machine Music, sorti deux ans plus tard, qui s’achève dans une étonnante (et familière) douceur, hissé d’emblée au rang de ténébreux cauchemar testamentaire, éprouvant mais remarquable.

§  What's Going On de Marvin Gaye


Plus de quarante ans après sa parution, il faut redécouvrir ce chef-d’œuvre, disponible ici dans une belle édition qui en propose la version « brute » non remixée, assortie d’un concert donné à Washington en 1972 : Gaye y endosse l’uniforme de son frère revenu du Vietnam pour poser un regard poignant sur le monde d’alors (encore celui d’aujourd’hui) ravagé par la guerre, les inégalités, la pollution, la drogue, le fossé générationnel ou la « jungle urbaine », que seul l’amour, humain fondu dans le divin, pourra rédimer – la soul dans toute sa splendeur ininterrompue (les titres s’enchaînent), poétique et politique, merveilleusement sertie dans l’écrin orchestral de David Van De Pitte.

§  Big de Macy Gray


Produit par will.i.am, voici de la soul vitaminée, sexy et sentimentale, portée par la voix cassée d’une belle interprète, pas si éloignée, toutes proportions gardées, de Billie Holiday, et bien entourée par Natalie Cole ou Fergie. On ne comprend guère comment une telle collection de mélodies « addictives » et d’arrangements soignés et inventifs resta lettre morte chez nous – Rihanna ou Macy, choisis ton camp, camarade !

§  Hot Buttered Soul d’Isaac Hayes


Isaac Hayes ? Shaft, bien sûr, ce privé noir symbole malgré lui de la blaxploitation (excellent Richard Roundtree) mais pas seulement, et heureusement. Deux ans plus tôt, en 1969 (année érotique), le grand couturier de la soul – et acteur occasionnel, pour Carpenter ou South Park – concevait Hot Buttered Soul (futur nom de son label avorté), album aux quatre titres d’une durée de… 45 minutes !

Hayes, qu’il compose ou reprenne des standards d’autrui (principalement de Burt Bacharach, mélodiste hors pair) tisse des tapisseries musicales à base de lignes de basse irrésistibles, de cordes symphoniques hollywoodiennes, de rythmes syncopés annonçant le funk et de chœurs féminins jamais décoratifs, le tout magnifié, incarné, par sa voix profonde et douce, forgée à l’église. Les morceaux deviennent des gospels profanes, sensuels et sophistiqués, des préliminaires – Houellebecq par Iggy Pop ? – amoureux de dix minutes ou plus, qui revisitent un répertoire sentimental et trouvent dans leur complexité instrumentale, conduite à la façon d’un grand prêtre au crâne rasé, aux lunettes noires et aux chaînes en or, leur évident accomplissement et le plaisir immédiat de l’auditeur, peu importe sa couleur de peau.

Moins politique que Marvin Gaye, moins lénifiant que Curtis Mayfield, moins virtuose que Stevie Wonder, moins viscéral que James Brown, ses exacts contemporains, Hayes séduit toujours, quarante ans plus tard, par sa sincérité, son élégance, sa fragilité, aussi. En témoigne ce superbe One Woman, l’un des titres les plus courts du disque, récit d’un homme écartelé entre deux femmes, celle qu’il retrouve le soir chez lui et celle qu’il rejoint dans un café au matin, antithèse du détective séducteur auquel il dut sa gloire.

Il faut donc redécouvrir Isaac Hayes, par-delà sa conversion tardive à la Scientologie ou son pillage par le sampling du rap : sa musique nous excite, nous attendrit, nous rassemble, afin d’éprouver la joie douloureuse de vivre – la soul, oui, dans toute sa beauté de l’âme et du corps.

Deux liens en complément, le premier vers une récente exposition de la Cité de la musique à Paris, consacrée à la notion problématique de « musique noire », dont Hayes, sans aucune hésitation, s’avéra l’un des grands hérauts, et le second vers sa version de Close to You, tour de force de neuf minutes, dans lequel il se démarque de l’interprétation bouleversante de Karen Carpenter par son propre groove irrésistible, langoureux et nostalgique.

§  Le Petit Prince d'Antoine de Saint-Exupéry


Cet enregistrement de 1954, doublement historique, démontre la puissance évocatoire du son : par sa seule voix, Gérard Philipe parvient à susciter le désert de l’enfance perdue, qui doit mourir pour qu’advienne l’adulte résistant (rappelons que la publication américaine du conte allégorique de Saint-Exupéry date de 1943), en duo avec Georges Poujouly (le gamin de Jeux interdits !) et dans le silence intime du studio, à peine enrichi par quelques ponctuations musicales, pendant radiophonique du Lawrence d’Arabie de Lean, qui parvenait au même miracle séculier, sans numérique ni 3D, pour une autre fable de métamorphose et de mort dans les sables d’un immense écran subjectif.

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