Je t’aime moi non plus : Hollywood et le reste du monde, d’hier à aujourd’hui
Un vilain ogre et quatre gentils Petits Poucets ? Pas si loin, pas
tout à fait…
Actes d’un colloque tenu en mars 2010
à la Cinémathèque de Toulouse, Loin d’Hollywood ? Cinématographies
nationales et modèle hollywoodien : France, Allemagne, URSS, Chine :
1925-1935, sous la direction de Christophe Gauthier, Anne Kerlan et
Dimitri Vezyroglou (avec la collaboration de Nicolas Schmidt), comprend
quatorze chapitres et autant de contributeurs – chercheurs, historiens,
universitaires, membres de la Bibliothèque nationale de France, des Archives
françaises du film et du CNC, de l’Institut d’histoire du temps présent ou de
l’Atelier de recherche sur l’intermédialité et les arts du spectacle –, dans
une cartographie, en cinq grandes parties, du passage au parlant, à l’horizon (à
l’ombre) du cinéma américain. L’ouvrage, qui se lit vite et bien, heureusement
dépourvu du jargon, dérisoire dans son hermétisme, de certains (la
majorité ?) travaux issus de l’enseignement dit supérieur (seule
l’introduction y succombe avec brièveté : La notion de transition peut légitimement inspirer de la méfiance, tout
comme celle de renouveau : la lecture selon le paradigme de la transition
entre une époque A et une époque B ayant souvent le biais heuristique
d’accentuer les changements, elle est toujours un peu suspecte de visée
téléologique, la phase de transition finissant nécessairement par aboutir à un
nouvel état « métastable »), aborde, après une Ouverture,
Transitions industrielles et techniques, Genres et stars, Représentations
nationales, pour finir par une Étude de cas : Autour de La
Fin du monde (Abel Gance, 1929-1930).
Mutations technologiques et
renouvellement du spectacle cinématographique, transition du muet au parlant
dans le cinéma chinois, référence hollywoodienne dans le cinéma soviétique,
analyse du méconnu No Man’s Land (La Zone de la mort, Victor Trivas,
1931), comédie bolchévique, mélodrame selon Bu Wancang, vedettariat français
sauvé par ses voix, genèse et réception du rarissime Salammbô de Pierre
Marodon (1925), « mouvement » de
renaissance du cinéma chinois au début des années 30, origines culturelles de
la « qualité française » (avant les gémonies de Truffaut), aperçu du
cinéma « brechtien » étayé par Kuhle Wampe (Ventres glacés, Slátan
Dudow, 1932), regards croisés sur le premier film sonore et parlant du
réalisateur de La Roue, entre fantasme d’une émotion mondiale, utopie d’une communication
transparente et quête du film universel : l’énumération fidèle des
approches thématiques suffit à en démontrer la richesse et la diversité, la
problématique du titre traitée à travers un prisme technologique, esthétique,
politique, économique (et métaphysique, avec l’ultime segment) équilibré. Même
si le lecteur cinéphile, familier de l’époque, ne fait aucune découverte majeure,
malgré l’appréciable vœu de sa juste réévaluation, les articles s’avèrent
souvent stimulants et originaux. Deux (grandes) idées à retenir de la traversée
de cette mosaïque, quasi truismes au
rappel nécessaire, afin de comprendre le dénommé septième art dans son
intégrité.
Premièrement, il se pratique toujours
– ou se voit censuré – dans un contexte précis, hors d’une improbable sphère
céleste dédiée à « l’art pour l’art », dans laquelle les cinéastes
exprimeraient sans entraves leur supposée vision du monde ; l’impact létal
de la Première Guerre sur la cinématographie hexagonale, l’importance du
conflit entre nationalistes et communistes en Chine dans l’émergence de
l’industrie hongkongaise, le contrôle et la finalité des imageries exercé/visée
par le pouvoir stalinien ou nazi, en constituent autant d’exemples, sans
oublier l’air vicié ou impuissant de l’antisémitisme, de la xénophobie et du
pacifisme internationaliste d’alors (les deux maux de naguère retrouvés dans
notre modernité, mutatis mutandis). Deuxièmement, les
positionnements nationaux relèvent tous, à des degrés divers, d’un rapport
d’attraction-répulsion vis-à-vis de « l’empire américain », au « déclin »
un peu trop vite annoncé par le messianique, syncrétique et contradictoire Abel (belle
idée de donner, rendre, enfin, la parole et l’image à d’autres parties du
monde, hélas entachée par un colonialisme cocardier latent et une absence
totale de sens pratique, conduisant à l’échec critique et commercial connu).
Si, en effet, « le cinéma
d’Hollywood ne s’occupe pas des autres peuples » (Gance, 1927, dans son Projet
de constitution de L’Occident, sa société de production), les réduisant
à des marchés à conquérir à l’aide du plus petit dénominateur commun sous de
multiples avatars – « le spectacle », « l’émotion », « le
rêve », le glamour, etc. –, ou
les portraiturant avec une ignorance au-delà de la naïveté (« niches ethniques »
et voyages touristiques européens, pour aller vite), la capitale auto-proclamée
du cinéma (petit village incestueux, provincial et amateur de ragots, sous la
plume de Kenneth Anger, Robert Parrish ou Jean Renoir), qu’il ne faut certes
pas confondre avec la production américaine, bien plus complexe et bigarrée,
continue néanmoins à représenter une terre d’accueil avérée (les exilés
allemands ou français de ce temps) autant que mythique et le lieu d’élection
névralgique, médiatique et financier où se concocte une formule (spéculaire à
celle d’un célèbre soda ?)
propre à ravir les peuples de la « petite planète ». L’apparition
récente des puissances indiennes et asiatiques, loin de la fragiliser, renforce
sa suprématie au moyen de partenariats et de délocalisations, en écho mis à
jour des dispendieux tournages polyglottes bientôt remplacés par le doublage. Chaque
tentative de filmer différemment, de s’écarter de l’axiome et de la norme du
« modèle » hollywoodien, revient en définitive à lutter, même avec
douceur, sympathie ou espièglerie, contre un totalitarisme audiovisuel par-delà
l’anti-américanisme estampillé primaire et l’alternative non capitaliste
traditionnels (on renvoie vers Pasolini ou Fassbinder, peintres impitoyables
des ravages de l’acculturation matérialiste de la « société de
consommation », le divertissement
en métonymie caricaturale éhontée).
La culture, la langue, l’histoire et
la façon de penser des nations,
tressées mais irréductibles à la subjectivité des individus, davantage
sentimentale et mystérieuse, se trouvent mises en jeu, transparaissent en
filigrane, à chaque nouvelle œuvre, tandis que le conflit se situe doublement au
niveau économique et symbolique. Pensons ce que l’on veut de « l’exception
culturelle », de ceux qui se targuèrent de la représenter jadis à
Bruxelles (une association de pensée, un brin inappropriée, quoique, fait
surgir le souvenir de tous ces comédiennes et comédiens français, transformés en
malséants VRP à Berlin sous mainmise du Reich), il s’agit cependant d’oser le « multilinguisme »
et le changement de perspective assumés, revendiqués dans les faits (les films)
et non plus dans les discours (ou les manifestations stériles, ou les
révolutions numériques d’opérette). Ces questions « agitaient » déjà,
au tournant du siècle et avant le grand désastre de 39, les artistes et les
investisseurs, couple indissociable et pourtant paresseusement opposé, avec
toute l’arrogance manichéenne d’un pays non pas victorieux mais libéré en
1945, traumatisme et mauvaise conscience sous forme de dette expliquant, pour
une part, le mépris de classe (bien rendu, assurément, par les nouveaux riches
et anciens pauvres d’Europe centrale, vite acclimatés au soleil et à
l’ostentation californiens) envers l’industrie étasunienne, diagnostiquée par essence
béotienne. Osons un parallèle : de même que les militaristes ne
craignirent à aucun moment les pacifistes (constat désabusé de Kracauer, dans
son fameux et discutable essai réunissant Caligari et Hitler), le cinéma de
Hollywood se contrefout, finalement,
des autres cinémas, et pourquoi diable s’en soucierait-il, au vu de ses
recettes mondiales ?
Avec le parlant – le livre, à notre
sens, ne le dit pas assez, ne le dit pas du tout, puisque « l’usine à
rêves » demeure un point aveugle, un angle mort des interventions, posé
d’emblée dans le débat comme s’il s’agissait d’une vérité de toute éternité, un
« être-là » à la Heidegger, alors que cette dynastie relève aussi de
la construction, de l’élaboration dans tous les champs d’activité, celui des
représentations et des fantasmes compris – se mettent en place (se consolident)
non seulement un système économique mais encore un langage esthétique et
politique (aux sens large et réduit) obligeant les autres cinématographies, minoritaires dès le début, à leur
répondre avec plus ou moins de réussite et de pertinence. Les recherches
extérieures (le montage idéologique et rythmique théorisé par Eisenstein, la
distanciation de Brecht appliquée à la relation image-son, les essors
successifs des Nouvelles Vagues sur le Vieux Continent, en Angleterre, au
Brésil) et les guérillas intérieures
(le documentaire, Cassavetes, le Nouvel Hollywood, le « cinéma noir »,
les « contrebandiers » loués par Scorsese) élaborent une
constellation de répliques-ripostes, un corpus
à redécouvrir, à la marge et en retrait du discours cinématographique « dominant »
(jusque dans son effondrement littéral et en direct à la TV, le 11-Septembre telle
une épiphanie « inconsciemment » désirée, l’épanchement inédit,
inouï, sidérant, du film catastrophe dans le quotidien mondialisé ; cf. Baudrillard
dans les colonnes du Monde).
En guise de conclusion provisoire sur
une soft war séculaire, appelons à un dialogue entre tous les hommes (et les
femmes !) de bonne volonté cinéphile, de ce côté ou de l’autre de
l’Atlantique. Ni nationaliste (l’insaisissable identité ne se borne pas à une
langue, à une culture, même au sens collectif allemand du terme), ni totalement hollywoodien (en dépit d’isolés blockbusters parfois
« fréquentables », a contrario des facilités aveuglées du snobisme), ni européen (absurde chimère pour
députés à Strasbourg, oublieux des « flux migratoires » actuels et
passés), ni franco-français (Luc Besson, le plus connu des cinéastes tricolores
à l’international, réfléchissez à cela une seconde), ni « communautariste »
(mot hideux autant que ce qu’il désigne, en matière de culture, de sexe ou de
religion), le cinéma que nous aimons se situe avant tout dans l’affirmation
plutôt que dans la réponse, dans l’exposition plutôt que dans la réaction, dans
la célébration plutôt que dans la plainte (voire les jérémiades antiques,
rénovées dans la novlangue
contemporaine, à propos de la mort du cinéma, de la bêtise inguérissable de la populace des salles obscures, du regret
du bon vieux temps de la vidéo, ou les louanges de chapelles, en culte fétichiste
et nécrophile, ingénument « discriminatoire », de pseudo-déviances qualifiées de trash ou bis, sans négliger la condamnation convenue du gras et infect
contentement de soi d’une part innombrable des « professionnels de la
profession », peu importe leur nationalité). On écrit toujours contre quelque chose – son corps, la
société, sa mort, la laideur, sa solitude, le bruit des armes, son destin tissé volontiers ou
contre son gré à des événements historiques et particuliers, les deux pans de
réalité enchevêtrés dans le subjectivisme de l’existence, de la conscience et
de l’écriture – mais l’on écrit également pour
(des films, des femmes, des hommes, morts ou vivants, des lecteurs avec
lesquels échanger, partager, débattre).
Le cinéma n’échappe pas à cette
dialectique et se grandit grâce à ce dialogue transnational, aux dépens
généreux des frontières, des ères, des imaginaires et des mythologies. Comme
dans le temple baudelairien, tout correspond et se parle, tout bruisse et se
brasse ensemble, les visages, les idiomes, les attentes, les insouciances, les
présages de tragédies, les inventions insolites ou évidentes, les miracles laïcs
et les déceptions adultes, les amitiés indéfectibles et les trahisons ponctuelles,
les couronnements et les ratages, les sacralités et les hérésies, les poètes et
les mercenaires, le sperme et le sang, la chair et l’âme, et ainsi à l’infini
des expériences et des possibles. Hollywood contre le reste du
monde ? Nous préférons vivre dans l’Interzone du cinéma, en parler la
langue cosmopolite et métaphorique, en explorer les mille provinces, y faire
des rencontres décisives et fraternelles (incendier quelques idoles, aussi, ou
bien attendre sagement leur crépuscule). Rien de binaire dans une vie d’homme –
contrairement à une machine, de surcroît informatique – et rien de défini, joué
d’avance, figé en blocs, « plié » en ersatz de guerre froide des
images, sur l’écran ou derrière. Le cinéma appartient à ceux qui le font et le pensent,
à ceux qui le rêvent et le réalisent – qu’attendez-vous pour prendre une caméra
ou vous munir d’un clavier ?
« la technique est désormais notre destin, au sens où Napoléon le disait, il y a 150 ans de la politique, et Marx, il y a un siècle, de l’économie. » (Anders, L’obsolescence de l’homme).
RépondreSupprimerBande-annonce du film de Nicolas Rey "Autrement, La Molussie",
http://derives.tv/autrement-la-molussie/
https://www.dailymotion.com/video/xpegxo
https://www.lemonde.fr/culture/article/2014/06/11/jean-luc-godard-le-cinema-c-est-un-oubli-de-la-realite_4435782_3246.html
Supprimerhttps://www.youtube.com/watch?v=2HxaxVpI-Hw