Vedettes du pavé : La Môme


Un ogre tendre, une charmante voleuse, un musicien lucide : exhumons un plaisant trio étonnamment « moderne », dont la « petite musique » un peu triste précède un grand désastre…


Certes, il manque à cette réponse insulaire à Une étoile est née (l’original de 1937) un vrai regard de cinéaste (on ne se souvient aujourd'hui de l’américain Tim Whelan que comme co-réalisateur du Voleur de Bagdad, coincé entre les écrasants Korda & Powell, aux parcours davantage glorieux, ou William Cameron Menzies et Ludwig Berger, bien moins renommés) ; cependant, même modestement servi, le duo Vivien Leigh/Charles Laughton (Rex Harrison, sans une seule fausse note, apparaît plus effacé en compositeur et rival) séduit, alors que les acteurs, semble-t-il, se « détestèrent cordialement », selon l'expression d'usage et les biographes indélicats, l’occasion de saluer leur talent de professionnels (l’une des répliques du métrage) n’en laissant rien paraître, bien au contraire. Le film, sorte de relecture sociale de La Belle et la Bête – le cinéma britannique, presque par réflexe, n'oublie jamais les classes ni leur « lutte », ici amoureuse –, fonctionne à la façon d'une répétition et d'un double adieu : le grand Charles s’entraîne pour la bouleversante monstruosité de Quasimodo (le rasage au moyen d’un cul de casserole devenu miroir infidèle déforme grotesquement sa face), tandis que la frémissante compagne de Laurence Olivier s’apprête à rejoindre la plantation sudiste de Selznick, puis à prendre, en noir et blanc mortifère et retrouvé, le tramway du kolossal Kazan.


En outre, ce St. Martin’s Lane, un titre parmi d’autres pour une œuvre tombée dans le « domaine public » et visionnée dans une copie médiocre (bug et freezing de l’image gratis) éditée par la réfrigérante société Antartic Video – qui fit encore pire avec L’Homme de la tour Eiffel, babiole touristique signée Burgess Meredith, anecdotique et aseptisé remake de l’intense et dostoïevskien La Tête d’un homme de Duvivier avec Harry Baur en Maigret, puisque le travail de Stanley Cortez s’y voit réduit à une mélasse sépia proprement écœurante –, cartographie (en studio) un Londres condamné à disparaître (ce que formule explicitement une cliente de bar avec l’exemple de sa mère, naguère vendeuse de fleurs à l’époque du « couronnement de la Reine ») sous les tirs croisés des bombardements allemands, de la bienséance victorienne encore vivace et, peut-être plus cruellement encore, du Temps qui passe et n’épargne rien ni personne, artistes de rue (buskers) un peu minables en rime avec les clowns de Fellini ou snobs imbuvables entichés de ravissantes pickpockets (dans My Fair Lady, Rex remettra ça, pour ainsi dire, sous le signe de Shaw et pour le bénéfice de Miss Hepburn, Galatée à la gouaille fragile). Sous ses allures de mélodrame retenu, pudeur d’Albion oblige, Vedettes du pavé parvient à portraiturer avec justesse une micro-société appelée aussi à s’évanouir dans le « multiculturalisme » des années 80, adroitement enregistré en direct par un certain Stephen Frears.


Le « prolétariat » (convenu mais attachant) du centre-ville s’y voit peint sans une once de misérabilisme, piège paresseux et profondément « réactionnaire » dans lequel saute à pieds joints la bonne conscience dite de gauche d’un « certain cinéma français » contemporain, auto-estampillé « citoyen ». L’œuvre dégage un entêtant parfum de mélancolie, de grâce discrète, à l’image de la scène de danse de Libby dans le salon d’un manoir désert et poussiéreux, squat nocturne à louer dont un flic va vite la chasser (les forces de l’ordre « bourgeois » paraissent bien moins sympathiques ou inoffensives que chez Chaplin, enfant pauvre anglais puis cinéaste millionnaire judiciairement exilé d’Amérique). Malgré la piètre qualité du DVD, la maîtrise des ombres et de la lumière propre à Jules Kruger, fidèle directeur de la photographie de Duvivier, toujours lui, parvient à vêtir la fable sentimentale et sociétale d’une aura quasi expressionniste – cf. l’inquiétante silhouette de Laughton, précédant un pervers regard caméra, dessinée à contre-jour sur l’affiche du spectacle Un chapeau de paille (pas celui de Feydeau), en clin d’œil à celle de Lorre sur la colonne Morris dans M le maudit –, en accord avec l’ascension quelque peu funèbre de l’héroïne dans les sphères du spectacle et de la société (les deux naturellement liées).


Liberty vend-elle sa liberté pour pouvoir signer des autographes ? En chemin, elle perd sans doute une part de son innocence, antique petite sœur de Phoenix à l’âme volée dans le marxiste Phantom of the Paradise (« Si tu laisses le succès te changer, tu le perdras » avertit Prentiss/Harrison, se gardant bien de l’épouser), mais réalise enfin la fiction de la star déjà là dès ses débuts, notamment durant cette interview avec son futur chéri venu l’interroger parmi les autres membres du quatuor (remarquez le chien prophétique de The Artist), qu’elle efface de sa présence théâtrale et surjouée, mais également sensuelle et irrésistible. Laughton, producteur via sa puritaine Mayflower (suivra La Taverne de la Jamaïque), n’oublie pas la noirceur du monde, ici et ailleurs (sur les chemins hantés la nuit par un chasseur, disons), et la cruauté de l’épilogue le renvoie « sur le trottoir » (« Je suis à l’intérieur ! » soupire d’aise la ballerine impromptue), sans amour, sans gloire, seulement pourvu de camaraderie. Liberty, insaisissable bien nommée, s’échappe une fois de plus, encerclée par ses admirateurs, signant des autographes alors qu’elle en quémandait au seuil du récit, et aussitôt l’avide Hollywood l’appelle au téléphone, en présage de la carrière de la véritable actrice (la vie imitant l’art, always). Oui, pour pasticher Shakespeare à propos du théâtre de nos vies, « All the world is a joke » (Staggers/Laughton), car l’on se voit un jour au sommet, le lendemain « à la rue », littéralement, singeant les aveugles des premières minutes pour une poignée de monnaie…


Un gâteau d’anniversaire généreux et mal orthographié, la jolie promiscuité d’un petit-déjeuner avec réveil par un matou, une gifle de défense et de désillusion, une chambre vide meublée par la tristesse d’Un carnet de bal et les reproches d’un compagnon de déveine baptisé de manière drolatique Gentry (noblesse), une jambe glissée dans un bas derrière un rideau transparent, appréciable et inaccessible virgule d’érotisme, une audition catastrophique avec le poème « hypothétique » de Kipling en idoine contrepoint, un baiser inattendu et définitif : les signes se renversent, passant de la comédie au drame pour mieux y revenir avec une dose avérée d’amertume (leçon retenue en Italie par tous les représentants de l’impitoyable « comédie à l’italienne »). Le rêve communautaire (communiste ?) – « Les Associés » artistes (pas ceux coulés par Cimino) – ne survit pas à « l’épreuve du réel », à l’émergence d’un vrai talent, et les mendiants, à peine distingués par leur activité artistique, regagnent leur(s) quartier(s) à ciel (nocturne) ouvert, tandis que la danseuse narcissique se voit accompagnée à l’harmonica par Larry Adler (bien avant Kate Bush chantant Gershwin).


Vedettes du pavé s’achève ainsi sur le visage mobile de Laughton, ses masques successifs exprimant la surprise, le plaisir, la détresse, le soulagement, superbe sismographie émotionnelle anticipant les métamorphoses contradictoires des chevaliers féminins de John Woo. « Redeviens Charles ! » implorait la jeune fille à présent courtisée, flattée par le monde entier du music-hall, et Staggers, sur le point de réintégrer sa chambre sous les toits, de revoir sa compatissante logeuse et son acariâtre mari, sa machine à coudre de marin et ses ourlets de jupe en modeste loyer, qui déclarait (en français) au juge « J’ai perdu ma joie de vivre », se retrouve tel qu’en lui-même la pauvreté le change, à déclamer à tue-tête du liminaire Milton Hayes (L’Œil vert du petit dieu jaune et son Inde forcément mystérieuse, coloniale ou non) en avatar de… John Gielgud, boucle bouclée sur une coda faussement conservatrice, réellement et banalement tragique, en ode douce-amère à un perdant magnifique et à un acteur (réalisateur) immense, l’égal évident d’un Michel Simon ou d’un Raimu, capable de tisser avec une étonnante délicatesse la tapisserie vivante et dégradée d’un caractère – imaginé par Clemence Dane, romancière/dramaturge adaptée par Hitchcock, scénariste pour Garbo – dans lequel il se reflète jusqu’à nous, fantôme spéculaire, friable survivant d’un cinéma mort et enterré, comme il adviendra bientôt de celui d’aujourd’hui, majoritairement tapageur et vulgaire, cynique et puéril, tares éternelles (nulle nostalgie d’un « âge d’or » sous notre plume, tant pis) que méconnaît, malgré ses (pardonnables) défauts, cet opus agréable et adulte, au titre (traduit) en oxymoron ironiquement touchant.  

           

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