Zu, les guerriers de la montagne magique : Les Trois Royaumes
On ne raconte pas Zu, on en fait
l’expérience, avec l’intégralité de son corps, esprit et cœur. Le texte suivant
se voudrait à l’unisson d’un impétueux courant…
« Pour moi, penser est une activité
physique, l’esprit, un muscle. Il faut apprendre à penser vite, à 360° et
de façon non linéaire » – Tsui Hark
Un constant sourire de spectateur
ravi : Zu avant tout une comédie (même les truites d’une cascade y
rient !). Redécouverte d’un titre mythique, visionnage en DVD (collector) de la première fois.
Couverture et dossiers, naguère, dans la pionnière et luxueuse revue HK Orient
Extrême Cinéma (tous les
numéros précieusement conservés). Des légendes qui ne tiennent pas/plus :
non, le film ne va pas trop vite (rythme idoine et organique) ; non, il ne
s’avère pas incompréhensible pour le quidam
occidental (arabesques narratives brodées sur la simplicité du motif). Une
ouverture à la Capra, proches Horizons perdus. Après le brouillon
brillant de The Butterfly Murders, le sentimentalisme gore de Histoires de cannibales (voici mon cœur de réalisateur), la rage
musicale (BO dérobée à Zombie !) de L’Enfer
des armes, Hark rentre enfin chez lui. Le patrimoine culturel
chinois ? Certes, mais surtout le pays du cinéma. Il ne veut plus faire la
révolution mais des films. Il va convoquer là toutes les puissances de cet art,
révolutionner le wu xia pian et sa
propre praxis. Avènement d’un
cinéaste, merveilleux train électrique (Welles) lancé à tout vitesse sur et
contre l’écran (Tsui fait joujou avec Zu, aérienne machinerie souvent
enfantine, jamais puérile). Filmer contre la mort, l’industrie locale,
Hollywood, compte à rebours spéculaire des quarante-neuf jours avant
l’apocalypse du récit. Hark ou l’énergie faite homme et artiste (dictateur,
diraient ses détracteurs). Tout se trouve (déjà) dans Zu et Zu
va se retrouver partout. Le romantisme déchirant du Syndicat du crime 3 (la
très regrettée Anita Mui for ever !),
celui, plus serein, des superbes Green Snake et The Lovers, le ton épique (voire politique) de la série des Il
était une fois en Chine, la violence sèche et opératique de The
Blade, la rapidité épuisante de Time and Tide (car ni le Temps ni la
marée n’attendent, en effet), l’humour picaresque de Détective Dee : Le Mystère
de la flamme fantôme (celle, ici, du palais de la
Dame ?) affleurent dans les replis d’une montagne enchantée à la
Thomas Mann. Zu en « fantaisie surréaliste », « bande
dessinée stupide » (dixit
l’auteur) et en Everest de la cinéphilie asiatique, mont Blanc qui en voit et
en fait voir de toutes les couleurs (armées chromatiques à la Ran).
Sommet depuis lequel apercevoir l’avenir des images, solitude magistrale dans
le silence du box-office et le culte se propageant peu à peu à
l’étranger (rencontre cosmopolite à l’instar du parcours biographique). Les
disciples de Zu, ceux de l’École du démon, ceux d’une idée certaine du
cinéma, ceux d’un auteur-artisan-météore, qui entraîne tout dans son élan, au
risque de se séparer des compagnons trop lents pour lui, trop indépendants pour
épouser sa course (John Woo, who else ?).
Un film-univers de démiurge et une série d’éjaculations scopiques, d’effusions
graphiques. Faire feu de tout bois, alimenter l’histoire de tous les flux, la
caméra en locomotive, sa gueule rouge comme l’enfer montagnard (miroir céleste
de Long Sourcil reflété dans le nôtre, fantomatique). Sous le spectacle, une
réflexion en actes et gestes sur la responsabilité, le destin, l’union des
hommes de bonne volonté (avec la belle idée de transmission, d’héritage des
valeurs et des imaginaires, preuve d’une double nature créatrice, à la fois
révolutionnaire et conservatrice). Nul manichéisme (dualisme drolatique des
chefs aux ordres contradictoires) mais une contamination du Mal (dédoublements
successifs sous emprise démoniaque). Revitaliser les corps épuisés, les soigner
de leurs maux, du virus maléfique (guérir l’image par l’image). Régénérer
l’imagerie nationale, se moquer de la propagande chinoise (héros hiératiques
prenant la pose ironique). Le corps d’abord, le corps encore, soulevé par
d’invisibles câbles, allégé de son poids, pas de son désir, malléable en pur
matériau filmique. Une épopée d’ado
et un poème méta. Les trois royaumes du Ciel, de la Terre et du Cinéma. Zu
telle une cartographie des espaces solidaires, où tout communique (la grotte
vers le lac) et tout se rejoint (Le Cercle rouge des destinées martiales et
sentimentales). Regarder ce tourbillon, se laisser happer, s’abandonner à
l’élan, équivaut à ouvrir un coffre de trésors exotiques et familiers, à boire
avec son œil à une source fertile, généreuse, inépuisable. Les mythes d’hier
pour le rêve d’aujourd’hui, le réservoir sans fond des émotions, des
métaphores, des transpositions. La guerre, toujours, ici et ailleurs, depuis
l’éternité. Deux soldats qui désertent et un protagoniste dans une communauté
(impossible pacifisme, impossible amour). La femme, les femmes, gardiennes, adversaires
si tendres, maternant, se sacrifiant (inoubliable et iconique Brigitte Lin,
entourée de ses vestales habiles). Le sang sur la lame d’un sabre et les
idéogrammes du générique. Les effets spéciaux, malgré les cadors de l’Amérique, vieillissent vite et paraissent bien désuets
– retour vers le futur : Zu renoue avec la magie vitale et
artisanale des serials, de Méliès. On
pense aussi à Planète interdite (l’électricité des affects) et à Hercule
contre les vampires (autres Enfers colorés). Comparer cette
incandescente calligraphie au syncrétisme mercantile de Lucas (plagiaire de
Kurosawa) revient à lui faire trop d’honneur. Zu abonde en instants de
grâce absolue qui ne s’apprennent pas, qui ne s’inventent pas, qui ne se
copient pas du côté de la Californie (faisceau de lames devenu éventail, chute
retenue des amoureux). Nous voici chez nous dans ce territoire pulsionnel, sans
limites, qui séduisit tant le Carpenter des Aventures de Jack Burton dans les
griffes du Mandarin. Un film euphorisant qui grise, un film libre qui
libère. Ivresse des mouvements, moins ceux de l’appareil mobile que du montage,
des danseurs dans le cadre, des affrontements dantesques et dérisoires. Lutte
commerciale entre la Shaw Brothers et la Golden Harvest, naissance prochaine de
Film Workshop. Histoire(s) de fantômes chinois, chinoiseries, la plus belle
cinématographie du monde durant une décennie. En quatre-vingt-quinze minutes,
Tsui Hark en montre tant, en dit plus que tous les minables fonctionnaires du corporatisme, de la chambre-appartement,
du (faux) quotidien dupliqué sur pellicule. Spielberg ? Hitchcock, même « tranche
de gâteau » à la place d’une « tranche de vie », même moralisme
humoristique et tragique, même maestria
dans le maniement d’une caméra omnipotente. L’action devient chorégraphie,
dévoilement brûlant de la part joyeuse (l’anti-Bataille), dépense des forces
vives. Ces personnages n’existent pas selon les canons de la psychologie, ils
retravaillent les conventions du feuilleton, ils nous émeuvent par leur
candeur, leur ardeur, leur envie de sauver leur peau avant le monde (syndrome
étasunien). Les deux (la chair des archétypes, la sensualité de la nature) s’abouchent,
la trinité des niveaux, des emboîtements d’univers, s’opère dans ce film fou et
d’une suprême raison dans sa manière d’agencer les épisodes, les péripéties,
les retournements (du discours et dans l’espace). Pour que se rétablisse
l’ordre cosmique, pour que se rééquilibrent les antagonismes fondateurs et
inséparables, il faut que tombe un bout de roche, qu’une femme belle et
intrépide s’immole, littéralement, entre les bras corrompus de son
amant-chevalier. Le trivial tutoie le sublime, le jeu vidéo émerge presque, le
souffle de l’aventure religieuse et poétique ridiculise un siècle de litanie
hollywoodienne. Cheval de Troie formé aux USA, Hark réinvestit une tradition et
la métamorphose avec une passion du cinéma irriguant chaque scène, chaque plan,
chaque trajectoire. Woo, Kirk Wong, Ringo Lam, Wong Kar-wai : précieux contemporains
marginaux et stylistes volontiers mélodramatiques. Hark, athlète bien plus
qu’esthète, se fiche de la beauté apprêtée, préfère sacrifier l’harmonie au
profit du feu d’artifice. Pyromane, incendiaire, terroriste des genres (Fulci
du Vietnam), il bâtit un empire fragile, celui du film, celui de sa société.
Une montagne de roman donnée comme telle, dans un cinquième – et non dixième, erreur
reprise partout, résumé du boîtier compris – siècle fantasmé. L’éclaireur de la
fiction répond au statut du cinéaste, égaré dans son époque en écho (la
réplique « Ton cœur est rempli de bonnes intentions : tu devrais
devenir ermite » souligne la tentation du repli, de l’autarcie, dans un
monastère ou une salle de cinéma). Les « États se moquent du peuple »
et la séquence de la forêt parodie sa célèbre sœur dans A Touch of Zen. On rit et
on frémit lors de l’apparition inaugurale du monstre, improbable serpent velu
aux yeux lumineux (quelque chose de The Thing dans sa polymorphie
perverse, son âme en quête d’un hôte pour s’incarner). Crânes d’enfants vierges
(Gilles de Rais croise Indiana Jones dans le Temple maudit) et lune peinte de
théâtre (ou d’opéra chinois). Signification des rôles et des couleurs gentiment
remise en cause, une œuvre qui ne se prend pas au sérieux mais illustre avec
adresse le combat intérieur au sein des « gentils » et des « méchants ».
Les pieds nus de Brigitte (vade retro
Tarantino !), des chœurs séraphiques (musique inspirée signée Kwan
Sing-Yau) et son palais figé sous les glaces (Hark, ivre de vitesse, sait tout
le prix d’une pause, et d’un arrêt sur image évocateur). Après un combat dans
les étoiles, après des épées de lumière, après du taoïsme au féminin (Judy
Ongg, bien avant The Pillow Book de Greenaway), la victoire (provisoire) du Bien
et un caméo de Tsui himself, aux
prises avec le bonhomme et amical Sammo Hung (très attachant au côté de Jackie Chan
dans First
Mission). Temps de mettre un terme à la « fête » des
sens, de quitter à regret un film qui le hantait depuis dix-huit ans, qui
hantera longtemps ceux qui l’admireront. Mise en abyme comique (Hitch, again) achevée sur un saut immobile dans
les airs du Gros, ultime signature paradoxale. Puis, comme un clin d’œil, un
surplus de vitalité, une réminiscence du beau voyage, quelques extraits du film
bouclé sur lui-même en réjouissant play-back,
album de famille et hommage vivace à la distribution agile et gracile. Zu,
les guerriers de la montagne magique n’en finit pas de finir, de nous
éblouir, de susciter nos souvenirs au futur…
Sur le cinéma d’Asie, lire
aussi :
Salut JEAN-PASCAL depuis les histoires de fantômes chinois ou le regretter LESLIE CHEUNG qui était le héros du premier, je n'arrive pas à accroché, c'est bizarre tu me dira moi qui aime beaucoup le cinéma d'Asie.Le dernier que j'ai vue est THE FOUR? POUR MOI LE FANTASTIQUE c'est simetierre. LES SORCIERES D'EASTWICK. Les films de carpenter. MAD MAX.BONNES FÊTES DE FIN D'ANNEE.
RépondreSupprimerOui, le cinéma fantastique, de HK et d'ailleurs, possède mille visages et arpente mille paysages, mais comme d'autres "genres", il souffre de la médiocrité contemporaine ; ne désespérons pas, cependant, et attendons plutôt un renouveau ; je débute bientôt un cycle asiatique en DVD : on en reparlera sans doute - d'ici là, merci et excellentes fêtes à toi aussi, Jamel !
SupprimerEN lisant l'article je vais le regarder.Je te dirait ce que j'en pense.
RépondreSupprimerVolontiers...
Supprimerje serais heureux de voir cela, c'est cool.
SupprimerRendez-vous dans quelques jours, donc !
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