Le Septième Sceau : La Diagonale du fou
Neuf épiphanies, neuf stations, neuf fioretti laïcs
pour célébrer l’office à neuf d’un chef-d’œuvre iconique et païen, solaire et apocalyptique,
nuit des forains et des marionnettes à l’heure du loup, n’en finissant pas de
nous éclairer dans nos ténèbres éternelles…
Frères humains qui après nous vivez
N'ayez les cœurs contre nous
endurcis,
Car, se pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tost de vous
merciz.
Vous nous voyez cy attachez cinq, six
Quant de la chair, que trop avons
nourrie,
Elle est pieça devoree et pourrie,
Et nous les os, devenons cendre et
pouldre.
De nostre mal personne ne s'en rie :
Mais priez Dieu que tous nous vueille
absouldre !
Villon, Ballade des pendus
Le Chevalier invite le Voyageur à un
duel ludique et tragique. Il ne peut gagner cette partie (à peine un délai, un
jour et une nuit de sursis, le temps d’un repas, d’un meurtre, d’un
enlacement). Il le sait, nous le savons, le cinéaste le sait mieux qu’un autre.
Mais il faut quand même jouer, accepter les coups, sur l’échiquier ou ailleurs,
et les précieuses caresses des corps et des films. L’épilogue donne à voir une
danse, le jongleur pour témoin plus ou moins voyant, bien que peu rimbaldien.
Le cinéma ressuscite les morts, les légendes dorées, réinvente les ères et pose
des questions auxquelles il n’existe pas de réponse. Jamais un coup de dés
n’abolira le hasard, aucune manche ne renversera l’issue du jeu. Tout nous
ramène à Samarcande, tout nous convie au suprême rendez-vous. Pourtant, l’homme
revenu de tout sourit face à son impassible adversaire : énigme et solution vive.
Jongler avec les jours, faire sourire
une jolie jeune femme accoudée à un arbre pétrifié, si blonde dans sa robe
virginale. Ne pas regarder dans la même direction, chercher à voir l’invisible
et couver du regard l’être cher (qui saura jamais dire l’émouvante beauté d’un
dos chéri ?). La nuit venue, dans la chaleur de la roulotte, il pose
délicatement ses grosses mains sur les seins de sa belle (dame sans merci, mais
pas sans cœur), il joue d’un autre instrument afin de faire rougir sa rose
intime, pour laquelle aucun nom ne paraît convenir, ni le plus tendre, ni le
plus anatomique, ni le plus insultant. L’enfant blond, tête d’or héritée de sa
mère, dort à poings fermés, rêvant d’un dernier salut à la chevalerie. Mon
Dieu, Mon Dieu, ma mie, pourquoi tant de douleurs et d’horreurs autour de
nous ? Pourquoi si peu de spectateurs à savoir danser leur vie ?
La statue semble saigner, son bois
sculpté réchauffé par le soleil d’hiver, par les stigmates peints d’une autre
époque. Pardonnons-leur leurs pieuses offenses, les atrocités qu’ils commettent
au nom d’un dieu sourd et aveugle, qui les laisse faire, qui leur impose la
terrible liberté des actes et l’écrasante responsabilité des sentiments. La
fille sur le point de s’enflammer tremble de tous ses membres blancs de
pucelle, sa crinière rousse jette de dangereux éclats orange, chevelure de feu
nervalienne, preuve indéniable de sa faute naturelle. Nous naissons tous coupables
ou fous, et certains le demeurent, et certains pratiquent avec un zèle ardent
le supplice et la condamnation. Damnés de la terre et jusqu’au Ciel vide en
dépit des prières, ils dressaient des bûchers en formidables spectacles, en
événements rituels dédiés aux frayeurs, cris et hurlements féminins.
La Mort nous invite à la rejoindre
sur cette plage nue et grise et glacée. Elle fera de son manteau d’ébène un
havre d’oubli, une obscurité rassurante, une proposition de négation. Non, tu
ne souffriras plus ; non, tu dormiras enfin du sommeil juste, définitivement hors d’atteinte et de blessure, les
vicissitudes de ton existence renvoyées au large, emportées par le mascaret. Viens coucher ta face épuisée, bien
plus livide que la mienne, celle de ton humble et peu pressé serviteur – je
possède l’éternité, mes conquêtes innombrables pourraient servir à bâtir mille
châteaux de chair –, tout contre les galets polis par mes pas sans ombre, plus
légers qu’un baiser de catin. Le noir et le blanc de la mer et du ciel, du
vêtement et du visage, du plateau de jeu spirituel (tu voudrais bien savoir
combien vaudra ton âme, à la pesée ultime) me va bien, ne trouves-tu pas ?
Allez, rejoins-moi pour plonger dans le grand bain sans rêve ni trêve…
Le chevalier s’accorde une pause au
hasard d’une rencontre. Les baladins accueillants lui offrent un drap de
pique-nique, un bol de lait frais, une poignée de douces fraises sauvages et
une ballade sur les dames du temps jadis, lointaines dans leurs cours d’amour
résonnant des lais de Marie de France. Du rossignol nocturne et des amants
maudits d’hier, que reste-t-il aujourd’hui, à ce festin au goût de
cendres ? Oh, beau et triste soldat, revenu des croisades où tu
massacras des Maures, lave tes mains rougies avant de déguster ce délice frugal,
abandonne ton masque de mélancolie et revêts celui de l’humour grec, apprends à
rire du monde, de toi-même, à te défaire de l’inutile cotte de mailles pour
découvrir la légèreté, le désir, la caresse du soleil. Temps de vivre à
nouveau, alors qu’il te reste si peu de temps devant toi, et grand temps
d’embrasser ta châtelaine esseulée.
Sourire ou grimacer ? Mordiller
un brin d’herbe dans la forêt sensuelle ou s’enfouir la tête dans un tronc pour
ne plus entendre le bruit des temps ? L’angoisse métaphysique s’incarne en
faces de bouffons, de gargouilles, enluminures grotesques dignes des
bas-reliefs de cathédrales élaborés pour instruire un peuple illettré, asservi
par ses seigneurs séculiers, voire en tenue sacerdotale, ou alors pietà brûlée vive, saisie dans cet
instant extraordinaire et obscène qui précède son embrasement. Nul ne peut
regarder la mort en face, en témoigner, la vaincre à un simple jeu d’échecs,
mais elle surgit dans sa hideur, dans sa grandeur, dans son insupportable
familiarité via la persona de drame ou de comédie,
présence-absence toujours au milieu du couple, au sein de l’être, qu’il folâtre
parmi les arbres raides ou écrive sur un ordinateur. Et les visages dans
l’espace dessinent ainsi une étrange mise en abyme.
L’écuyer ne croit pas, ne veut
surtout pas croire. Il représente une attitude envers la foi et la vie, fait
partie de l’allégorie, de la farandole-parabole. La jeune fille qu’il
recueillera, sauvée in extremis d’un
viol – car les femelles du temps ne méritent pas mieux, créatures de Satan
qu’il faut posséder, martyriser, purifier par le sperme et l’incendie –, lui
apprend-elle le dévouement ou l’espoir ? Durant l’itinéraire picaresque le
reconduisant au village, dans le vil et banal agresseur il reconnaît un homme
de Dieu, un émissaire, naguère, de Sa parole, qui enjoignait à combattre en
Orient. La gloire divine et l’intérêt humain, les petits trafics et les
immenses interrogations, la scène désespérante du monde et le rideau à laisser
tomber sur nos turpitudes, nos échecs, nos petitesses de cabotins. On peut
parler avec un saltimbanque, servir un noble, mais on finit toujours dans la
terre vorace et humide.
Les voici réunis, tous les
participants de la partie perdue d’avance, tous les acteurs de cette histoire
pleine de bruit et de fureur, contée par un cinéaste dévoré par ses doutes, par
son malaise au-delà des raisons biographiques, des tourments de l’enfance
inguérissable. Un père pasteur et la Suède des années cinquante – et
alors ? Cela ne suffit pas à créer une œuvre hantée, ambitieuse, féminine,
loquace et silencieuse, dédoublée, nourrie à la peur, peuplée de démons
(humains, trop humains) issus de fabliaux médiévaux ou de scientifiques berlinois
expérimentant du côté de Weimar, en prélude à la grandiose messe noire
allemande des années 30, le peintre amateur et raté hissé au statut de tribun,
vrai visage trivial de la Mort moderne, vociférante, quand celle de Bergman
s’avère taiseuse ou friande de babil philosophique. Ils attendent tous la
révélation, tendus vers la lumière.
Sur la colline, contre le ciel aboli,
nous dansons tous, main dans la main, les hommes et les femmes, les riches et
les pauvres, les jeunes et les vieux. Macabre, notre danse joyeuse que mène la
Faucheuse – guide sans patrie et sans naissance, lovée dans sa grande cape
noire gonflée par le vent pestiféré – ne mène nulle part, sinon, peut-être, en
Enfer, mais nous connaissons déjà celui-ci au quotidien, en cet âge pas encore
qualifié de moyen, qui nous fait danser tels fétus de paille, entre épidémie, servage,
violence religieuse, terreur millénariste. Regardez-nous danser à contre-jour
de l’horizon laiteux, spectres vivants et entraînants : vous fixez bien
sûr votre reflet futur. Alors venez danser avec nous, dansez, maintenant,
entrez dans la dernière danse de la salle de bal à ciel ouvert. Votre place
vous attend et le maître de ballet arbore une infinie patience…
IL CAPOLAVORO DI PASOLINI. IL VANGELO SECONDO MATTEO
RépondreSupprimer"Il Vangelo di Pasolini non intendeva mettere in discussione dogmatismi o miti, quanto far emergere l'idea della morte, uno dei temi fondamentali della sua poetica."
Un écho dans mon sélectif miroir cinématographique au Feu Follet de Louis Malle...
Sur ce film et les autres du cinéaste poète, je vous renvoie vers son (assez intéressant) exégète : https://www.cineclubdecaen.com/analyse/livres/joubertlaurencinpasoliniportraitdupoeteencineaste.htm
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