Scum : Entre les murs


La banalité du mal (carcéral) et l’urgence d’une résistance (avec ou sans biographie de Churchill) : bienvenue dans l’enfer de l’Angleterre d’hier…


Los olvidados (1950), on s’en souvient, s’achevait sur l’image insoutenable d’un enfant jeté sur un tas d’ordures ; Alan Clarke délocalise et met à jour le brûlot de Buñuel, jusque dans un titre provocateur entre l’injure et la référence (« Que le cœur de l’homme est creux et plein d’ordure ! » regrettait Pascal). Ses oubliés à lui (sur)vivent dans un centre de redressement, en Angleterre, à la fin des années 70. Le film enferme les trois nouveaux venus, menottés et mutiques, placés ici pour de « menus » délits (vols de bagnole ou de ferraille par procuration, évasion d’une structure « ouverte », agression de gardien) dans une camionnette puis dans des ailes portant une lettre de l’alphabet puis dans des cellules individuelles ou un dortoir – multiplicité des isolements pour un film placé sous le signe du huis clos et de l’évasion impossible (payée au prix d’une lobotomie chez Forman ou le Gilliam de Brazil). Derrière les fenêtres grillagées, le monde n’existe plus, ou si peu (rares visites inassouvies, lettres de deuil d’une épouse ou de naissance de chiots). Nous voici en territoire sadien, en cercles infernaux et dantesques, où les vies des pensionnaires ne valent guère mieux que celles des putains aux mains des libertins (Michel Foucault, dans Surveiller et punir, paru en 1975, aborde longuement la circularité du panoptique pénitentiaire, avec sa tour centrale permettant une vue invisible et omnisciente à 360° sur les rangées de cellules alentour ; ajoutons au passage que Scum fait encore surgir le souvenir de La Ronde des prisonniers (1890) de van Gogh, d’après Doré, durant une figure fugace pendant la révolte finale vite jugulée).

N’en déplaise aux amnésiques, aux béotiens et aux partisans de l’œuvre « unitaire », Scum s’inscrit donc dans une longue lignée, dialogue avec plusieurs homologues : le réalisateur vit certainement Orange mécanique et il nous plaît de penser que Kubrick apprécia cette réponse clinique, non satirique, à sa comédie noire, au point de lui faire écho avec Shining, autre conte en milieu fermé de la folie ordinaire (dirait Bukowski), peuplé de couloirs délétères et d’effusions sanguines. Si l’ermite américain exilé au Royaume-Uni demeure un maître insurpassable de la composition visuelle, Clarke déploie une maestria saisissante des cadres, et lui-même sembla s’inspirer des mésaventures de Jack Torrance pour son ultime film, un moyen métrage radical, métaphorique et (quasiment) sans paroles tourné en travellings et au steadicam, Elephant, enfilade irlandaise d’assassinats qui dégoûta David Leland (The Big Man) et servit de sombre terreau à la relecture arty de Gus Van Sant, singeant à son tour les déplacements en apesanteur dans le labyrinthe de l’Overlook, transposé dans un lycée post Columbine.


L’ombre lumineuse et exigeante de Pasolini et du peu « aimable » Salò ou les 120 Journées de Sodome (1976) plane aussi sur Scum, en particulier avec un faux mariage entre un Noir et un Blanc relisant les noces blasphématoires du « testament » du Frioulan ou, surtout, le personnage de Sands (John Judd ressemble d’ailleurs à Giorgio Cataldi), affichant un sourire sardonique en rime avec celui des tortionnaires fascistes, tandis qu’il assiste derrière la vitre d’une serre (endroit anxiogène depuis La Résidence !) à un viol collectif masculin propre à presque faire passer son double de Délivrance pour un bucolique exercice homosexuel. La scène, étonnamment postsynchronisée, comme le match de basket-ball « interracial » organisé en soupape « ethnique », combine extrême violence et cadre serein (des fleurs colorées viennent égayer la grisaille du bâtiment, sur le fond sonore des sanglots étouffés de la victime), s’avérant à la fois représentative du style de Clarke – réalisme documentaire/social/architectural de l’école anglaise, équilibré par une grande beauté plastique (renvoyons fissa ceux qui s’indignent de la trouver au cœur de l’horreur vers Baudelaire, le photojournalisme de fait divers ou Libera me de Cavalier), en partie due à la photographie glacée, dominée par le bleu, sans couleurs autres que le rouge noirci du sang, de Phil Meheux, chef opérateur sur GoldenEye, Le Masque de Zorro (signés Martin Campbell, producteur associé de Scum) ou Casino Royale – et métonymique du film : une réalité insupportable, bien-pensante, connue, à ciel ouvert, pour ainsi dire, mais niée par tout le monde, des prisonniers aux autorités, des parents aux diffuseurs (censure par la BBC du brouillon TV). Le mémorable et définitif « There is no violence here », énoncé par le directeur anonyme, adresse un cinglant démenti aux faits en même temps qu’il clôt les velléités d’opposition.

Bien au contraire, la violence circule à tous les étages, littéralement, et « contamine » (le mot du détenu Archer) chaque personnage placé dans un climat de tension continu, avec l’acmé tétanisant de la vengeance de Carlin sur ses tourmenteurs, à coup de boules de billard et de lavabo (plus tard, il rossera un colosse noir au moyen d’une barre de fer). Parvenu, dans la valse sinistre des fonctions officieuses, au rang de chef, leader, kapo, « daddy », le délinquant à la gueule angélique, précédé par sa réputation de cogneur, arborant un petit sourire satisfait du meilleur effet, s’attire les grâces de l’administration, en quête de meneurs pour mater la meute. Au programme de ce borstal, aucune réinsertion véritable mais une répression assumée, assurée, assortie d’occupations pour tuer le temps, dans une épuisante routine d’ennui (peindre un mur – l’attachant Archer, végétarien athée aux pieds nus, lecteur frustré de Dostoïevski, en profite pour écrire avec son pinceau un malicieux I AM HAPPY –, faire du jardinage, la lessive, la cuisine, jouer au ping-pong, pelleter du charbon), sous le joug d’adultes sans merci ni écoute ni espoir, liés par la loi du plus fort et l’omerta des atrocités (cf. l’infirmière-psychologue regardant sa montre et prenant – à la légère – l’annonce du décès de la femme de Toyne pour celui d’un animal de compagnie).


Cette femme, cet environnement et ce sujet peuvent évoquer Vol au-dessus d’un nid de coucou (1975), lourde, surfaite et théâtrale parabole libertaire, mais Scum se démarque également du film de Forman.  Sur un scénario remarquablement épuré du dramaturge Roy Minton – importance essentielle du scénariste, que les génériques télévisés anglais situent directement sous le nom de l’opus, à l’instar du premier Scum, quand cette question se voit reléguée aux oubliettes critiques françaises depuis l’avènement théorique d’une certaine « politique des auteurs » –, Clarke montre plutôt qu’il ne démontre, contourne le manichéisme et l’imagerie d’usage. Si l’on peut lui reprocher, durant le passage d’un écran à l’autre, la disparition de la dimension homosexuelle de sa fable-témoignage, il filme cet univers avec une rage (pas si sourde) et une tendresse (de regard, pas de situations) hissant Scum, sans effort, au-dessus du reste de la production « carcérale », ridiculisant les archétypes du maton sadique et de l’abus sexuel salace (figure imposée du sous-genre WIP – pour Women In Prison – et, accessoirement, du X lesbien, illustré, disons, par le soporifique Hervé Bodilis avec la série Russian Institute ou l’éloquent Prison).

Du tabassage inaugural et martial – présage de Full Metal Jacket, le fameux « Sir ! » de rigueur, telles les perspectives en inaccessibles et mal nommées lignes de fuite – au double suicide létal, dont celui du trop fragile Davis, endormi pour l’éternité dans ses draps maculés, de la raclée infligée à Carlin au saccage final du réfectoire (« Davis ! Davis ! » répètent-ils tous ensemble), relecture hardcore du Oliver Twist de David Lean et possible influence pour Désenchantée de Laurent Boutonnat, chantonnée par Mylène Farmer (« Eat ! » crache le garde-chiourme, réminiscence du bourreau de Salò, salaud obligeant à la coprophagie), sans oublier Les Révoltés de l’île du Diable (abordé ailleurs sur ce blog, qui laisse bien évidemment transparaître Scum en filigrane, neige comprise), le réalisateur ne flanche jamais, avance sans peur au milieu de la cage (les fauves et les proies s’échangeant leur rôle avec diligence derrière les mêmes barreaux), se garde bien de donner une leçon de morale angélique ou sécuritaire. Le recours, dans la dernière partie, au mélodrame, cependant délesté des arabesques lacrymales (le film ne comporte aucune note de musique et s’en passe aussi bien que, par exemple, Ressources humaines, similaire observation objective et empathique d’un étouffant vase clos, la lutte des classes substituée à celle des générations), souligne l’implication sèche du cinéaste, sa générosité lucide, son attention humaniste et clairvoyante, bien que le ton se voit dépourvu de la flamboyance d’un Sirk ou de la trivialité d’un Fassbinder.


La minute de silence en épilogue – les dégâts de l’émeute réparés avec une partie des salaires alloués, comme les balles des condamnés à mort en Chine remboursées par les familles – paraphe un immense sentiment de gâchis et boucle la boucle avec l’ouverture muette, chacun des protagonistes déjà enfermé en lui-même, prisonnier sans avenir de son passé. Plongée en apnée (malgré une discussion drolatique à propos de poisson et de beurre immangeables, vite interrompue par la colère douloureuse de Meakin évoquant Angel : « He’s dead! » ) dans une fabrique de désespérance et d’injustice, mise en actes a-spectaculaire d’une violence virale, individuelle et institutionnelle, trace romanesque et fictionnelle d’une réalité désormais abolie (ironiquement, le taux de récidive au sortir de tels établissements semble inférieur à celui de leurs remplaçants, davantage « respectueux » des droits élémentaires), Scum, visionné en ligne par votre serviteur dans une superbe copie restaurée en VO, récemment distribuée dans les salles hexagonales, mérite ses éloges modernes et son statut (galvaudé par tant d’autres) de film culte souterrain et dérangeant.

Alan Clarke, prématurément emporté par un cancer, épaulé par une troupe à l’avenant et à l’unisson (brillent, parmi leurs camarades, Ray Winstone, Mick Ford et Julian Firth), dresse un constat irréfutable, celui d’un échec patent du système de prise en charge de la délinquance juvénile (trente-cinq ans après, les pouvoirs publics et les collèges d’experts paraissent au même point, incapables de sortir de l’alternative prévention/répression, sous des dehors volontiers « politiquement corrects »/démagogiques) : « The punitive system doesn’t work », en effet, principalement parce qu’il pratique la mixité désastreuse des criminels (les plus grands pervertissant ou massacrant les plus petits) dans un pragmatisme aveugle et cynique. Le dialogue capital entre Archer et Duke (un contrôleur judiciaire bientôt à la retraite et depuis trop longtemps au contact de ces hooligans), attablés autour d’un café dans une salle vide et tranquille, nous donne à voir une rencontre improbable, sur un pied d’égalité, de respect, de discours argumenté, enfin, entre deux êtres opposés par tout mais réunis et spéculaires dans leur asservissement, dans leur fatigue, dans leurs questionnements sans réponse, pas celle de ce temps, en tout cas (la filmographie de Stephen Frears, contemporaine, dressera un état des lieux plus énergique, drolatique et priapique du thatchérisme). La discussion, hélas, tourne vite au conflit, tant la vérité de l’oppression dérange ceux qui la subissent ou la servent.


Scum, avec sa grâce discrète, son absence de complaisance, son courage esthétique et politique, comporte une puissance de fascination et de rébellion toujours intacte, heureusement vive sous l’amertume et la détresse de chacun de ses plans nimbés de plénitude et de – oui, osons le mot – douceur. Ni manipulateur comme Hugo (le lecteur ne saura rien des crimes du condamné promis à son dernier jour), ni convenu comme Redford (et Stuart Rosenberg pour Brubaker), Clarke se rapproche du Peckinpah des Chiens de paille, le film le plus « britannique » de son auteur, sidérante étude de la violence intérieure, rurale, parasitaire, fière et ivre d’elle-même (avec une autre sorte de viol, qui dérangea tant les féministes d’alors). Il ne fait aucun cadeau à ses héros et surtout pas au spectateur, captivé jusqu’au bout par l’intégrité de l’œuvre, son épanouissement structuré – le changement de statut décisif de Carlin arrive parfaitement au mitan –, sa grandeur modeste. Bernard Rose, le réalisateur précieux de Paperhouse et Candyman, considère Beethoven comme bien plus punk que les Sex Pistols – on dira la même chose de Scum qui, avant de constituer un réquisitoire daté ou une pâture à débats, dépose une empreinte profonde dans le cœur et l’esprit du cinéphile, via sa nature d’œuvre d’art accomplie, adulte, autonome (et admirable).

Ces ordures-là (jeunes et âgées), assurément, ne lisent pas les Écrits corsaires de PPP (le viol entre détenus y revient), pourtant, nous conseillons vivement de les fréquenter, non pour prendre leur parti, les défendre, les « comprendre » ni les excuser, mais afin de partager, en liberté, leur impitoyable et inguérissable humanité, de regarder en face le meilleur et le pire des frères humains de Villon, d’affronter des ténèbres familières, intemporelles, dans une salutaire catharsis qui nous grandit. La dernière image – une communauté vraiment murée dans le silence – pourrait laisser croire à l’émergence d’une solidarité, après l’élan collectif de la mise à sac, mais Clarke nous abandonne à nos doutes, à l’incertitude d’une fin contradictoire dans son ouverture. Quels adultes libres, égaux et fraternels vont devenir ces adolescents vieillis, maltraités, endurcis ? En 2015, la question, actualisée par le contexte consumériste et altermondialiste d’une « crise » économique, religieuse, morale, migratoire et « sociétale », continue d’interroger : à nous de trouver dans Scum (et dans la « vraie vie ») deux ou trois nécessaires éléments de réponse, et rapidement… 



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