Sans identité : L’Homme qui voulait vivre sa vie
Suite à sa diffusion par TF1, retour sur le titre de Jaume Collet-Serra.
Un tueur professionnel amnésique se
prend pour sa « couverture » et paye le prix de la fiction : via ce postulat méta en rime avec Graham
Greene (Notre agent à la Havane) et Philip K. Dick (Substance
Mort), l’auteur des réussis La Maison de cire et Esther
(vanté ailleurs sur ce blog) poursuit
une intéressante réflexion sur les apparences souvent fallacieuses et
l’identité toujours incertaine. Pas de statues trop humaines ni de naine
déguisée en gamine mais un accident (temps aussi suspendu que dans Inception)
et un coma à la Dead Zone, une clandestine de Bosnie – pas de papiers, pas
d’identité, CQFD –, un (peu ressemblant) doppelgänger
imposteur, un ancien espion de la Stasi, un prince arabe médiatique et une
infaillible organisation de mercenaires – sans omettre, last but not not least, du maïs transgénique en généreuse panacée
contre la famine. Cela peut sembler beaucoup, mais le cinéaste, ancien monteur
(cf. la poursuite en voiture, modèle de découpage effectif et lisible),
conserve sa fluidité à un scénario linéaire (l’anti-Memento) qui délocalise
intelligemment l’intrigue romanesque originale de Paris vers Berlin.
La ville (internationale et
cosmopolite) sans mémoire, dissoute dans le capitalisme mondialisé (le sujet du
maternel et nostalgique Good Bye, Lenin!), mais pas
sans passé, hantée par les spectres du nazisme, du communisme et du cinéma (outre
Bruno Ganz & Frank Langella, réunis pour un émouvant duel fraternel et
mémoriel, Greta Garbo dans son Grand Hotel, Rossellini et le gosse
suicidaire d’Allemagne année zéro, Isabelle Adjani prenant le traumatique métro
de Possession,
Wenders et ses anges terrestres), reflète le protagoniste, homme sans nom (tel
Eastwood chez Leone !) mais pas sans avenir. Sans identité, thriller élégant et racé, baigné par une
belle lumière blanche et froide percée de couleurs vives (quartiers
« chauds » et populaires/paupérisés, boîte de nuit offrant un répit
paradoxal, devantures modernes et téléphones publics arty d’avenues chic), accompagné par une partition à
l’unisson, omniprésente mais discrète, co-signée John Ottman, artisan du
montage à ses heures perdues, se caractérise par un regard indéniablement
adulte, une mélancolie prégnante qui doit beaucoup à celle de Liam Neeson,
perceptible avant (The Big Man) et après (Le Territoire des loups) qu’un drame
personnel ne vienne vérifier le juste aphorisme d’Oscar Wilde sur la vie imitant
l’art (avec cruauté, en l’occurrence).
Collet-Serra, tout sauf
« faiseur hollywoodien », ne prend jamais les personnages ou les
spectateurs pour des imbéciles, ni ne sacrifie sa fable existentialiste sur
l’autel du cynisme, du spectaculaire, du puéril. Martin Harris, avatar du George
Kaplan (et du Roger O. Thornhill) de Hitchcock, coquille vide riche des tous
les possibles, lestée de toutes les blessures, regagne son corps et son esprit
avec une morale moins amère que dans Spider (la « fausse » exposition
photographique, mise en abyme spéculaire avec ses visages anonymes si
expressifs, projetés en écho à ceux d’Europa de von Trier, fait un clin
d’œil à Cronenberg, au moyen du patronyme de l’artiste féminine, « en
réalité » stagiaire recrutée par le chef décorateur), alors que la dernière
partie explosive et contre la montre relit le final de L’Homme qui en savait trop, titre alternatif hypothétique. Sauvé deux fois par une étrangère, étranger camusien à
lui-même (inconnu, dit l’intitulé en
VO), désormais défini par ses actes d’aujourd’hui et sa fragilité révélée,
l’assassin apatride, auquel on veut faire la peau, renaît à la
suite d’une chute baptismale et de la traversée (du miroir ou du
« souvenir-écran ») d’une errance psychogénique (Lynch rencontre Descartes
ou John le Carré).
Au deuil de sa femme affabulée, de la normalité scientifique de sa persona, à l’énigme inquiète de ses origines, remplacée par la
certitude terrassante (et sartrienne) de ses mains sales, il substitue in extremis un aller simple pour demain,
dans le train méta du cinéma, où Tom Cruise, Sisyphe du déguisement, relisait/pulvérisait
l’odyssée œdipienne et platonicienne de Cary Grant pour Mission impossible, où ce
dernier tombait enfin dans les bras d’Eva Marie Saint en prélude à l’ultime
plan pornographique et ludique de La Mort aux trousses – avec Gina à
ses côtés, elle-même réinventée par son passeport, transfigurée par l’exercice
(« profitable, Monsieur », disait l’enfant des Contrebandiers de Moonfleet),
il quitte le vieux film berlinois, mutatis
mutandis, homme triste mais capable de sourire, son humanité, fictive ou
foncière (on pense au Doc McCoy de Thompson dans Le Lien conjugal),
reconquise de haute lutte durant le temps du long métrage : sa vie rêvée,
advenue, lui appartient enfin, ici et maintenant, dans cette chair mortelle,
dans ce cœur ressuscité, radieuse de la tendresse qu’elle inspire et
prodigue.
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