Wonderful Days : Par-delà les nuages


Guerre solaire et attentats aux sentiments : après la pluie (de Satie), le retour du beau temps (futur des enfants)…


2015 : dans un monde glacé redessiné par le réchauffement climatique, la neige se réduira peut-être bientôt à une image, un mot, un mythe à raconter aux prochains descendants, tels les canidés savants et sages de Clifford D. Simak évoquant entre eux l’Homme évanoui (Demain les chiens) ; en 2142, sur une Terre aussi vaine que chez T. S. Eliot, tout droit sortie des cases apocalyptiques de Métal hurlant et Mœbius, des photogrammes anxiogènes de La Planète sauvage ou des Maîtres du Temps, Jay et Shua (Josué, donc) se souviennent encore du soleil surgi miraculeusement dans leur enfance, et du baiser (moins doré que celui de Klimt) de la fillette aux cheveux rouges donné au garçonnet amateur d’avions en papier (bien avant les planeurs), tombé à la renverse sous la douceur des lèvres pures (adolescent et adulte, il chutera comme Icare, spécialement hors de la « capsule-temps » muséale, havre pour l’opus sécessionniste assorti d’un diptyque de Munch, tandis que des carcasses suspendues dans un abattoir convoqueront plus tard Rembrandt, et sa petite compagne devenue grande l’imitera dans le feu d’un cauchemar).




L’espace géographique, métaphorique et politique de Wonderful Days fait ainsi s’opposer/dialoguer/se rejoindre deux temporalités, deux territoires : sur l’île « du temps perdu », dont l’un des derniers plans à hauteur de satellite (et d’œil divin) nous révélera qu’elle reflète une carte de Gibraltar (Abd al Malik ?), Ecoban, une autarcique cité de lumière aux arches de cathédrale, à l’architecture empruntée aux courbes de Gaudí, Giger et… Leiji Matsumoto, prospère grâce à la pollution, prend appui sur la théorie Gaïa d’une auto-régénération terrestre cyclique et envisage, pour survivre cinquante ans de plus, de détruire par les flammes le bidonville de Marr, sis en bordure d’océan, vivier de main d’œuvre pétrolière, de voyous au cœur trop tendre (et au camion explosif piqué au Convoi de la peur), nid dit « d’insectes » très dispensables où vit et rêve le « rat » terroriste que la femme-flic ne peut se résoudre à mettre sous les verrous (ils se verront réunis par une paire de menottes, accessoire hitchcockien puis sex toy réservé aux adeptes de la soumission – pas celle de Houellebecq), flanqué d’un Docteur Noé à l’abri dans son sous-marin rouillé à flot et à la Nemo, d’un Woody craintif et d’une Karen fragile (ou frigorifiée), en jolie famille recomposée.




Horizontalité et verticalité, dystopie et utopie, lutte des classes et histoire d’amour : le film de Kim Moon-saeng paie bien sûr son tribut à Metropolis, apocryphe ou complice matrice de tant d’œuvres de science-fiction sur grand écran, et sa quête solaire et sentimentale rappelle Dark City (Jennifer Connelly, radieuse et marine, for ever) ou La Jetée (chercher la femme, avec ou sans Colette, toujours et surtout dans l’avenir au passé, qui lui appartiendrait, si l’on en croit Aragon chanté par Ferrat), davantage que les questionnements messianiques de Matrix ou les interrogations identitaires de Ghost in the Shell. Au marxisme et à la métaphysique, l’auteur préfère la poésie et l’esthétique, la fidélité à un souvenir d’enfance à la fois diégétique et autobiographique, puisque ce réalisateur universitaire, nourri aux dessins animés japonais, réalise son rêve, étrange et familier, dirait Verlaine, de réaliser le tout premier film d’animation sud-coréen, originale et admirable combinaison de celluloïds traditionnels en 2D, de CGI en 3D et de maquettes « en dur » à l’échelle un/sixième.




Le résultat de cette alchimie audiovisuelle – car il faut souligner la richesse complexe de la bande-son, tapisserie sonore tissée, entre autres, avec un puissant moteur de moto (celle d’Akira ?) et des cris de foule, enthousiastes, poussés à l’occasion, le réalisme phonique et organique en présage des techniques vocales utilisées par Miyazaki, itou aviateur notoire, pour Le vent se lève – séduit à chaque seconde, éblouit à chaque instant ; Wonderful Days, contrairement à Sin City, ne duplique pas, servilement et sans une once d’inspiration, un univers graphique (Dieu sait pourtant que nous aimons le travail de Frank Miller, en noir et blanc, en couleurs) ou narratif préexistant (il s’agit d’un scénario original, écrit à quatre mains), mais il donne à voir quelque chose qui avant (et après) lui n’existait pas, un rêve de cinéma devenu réalité de cinéphile, un long métrage aux textures incroyables et avérées, artisanales et infographiques, un hybride étymologiquement et plastiquement inouï (en l'absence d’une épithète équivalente pour l’image et non le son).




Fruit splendide, soyeux et savoureux, d’un labeur étalé sur sept années (d’insomnie, de rigueur, d’ambition, de joie épuisante), avec un coût de revient autour de dix millions de dollars, primé un peu partout (et notamment au fameux festival spécialisé d’Annecy), Wonderful Days captive le spectateur sans le capturer, s’adresse autant à son cœur qu’à son esprit (Lang, encore), redéfinissant non seulement le genre – et démontrant, si besoin, la suprématie pérenne de l’actuelle production coréenne sur le marché mondial du « septième art », ailleurs vantée sur ce blog – mais de surcroît un rapport plus fécond, pratique et charnel à l’écologie, filtré par un humanisme amoureux et amical délesté des pièges de l’angélisme, du divertissement, du manichéisme et de la mièvrerie (Kim Moon-saeng n’aime pas Disney, on peut le comprendre). À des milliers d’années-lumière du vide abyssal d’Avatar, des resucées éhontées de succès TV (Star Trek en long, en large et en travers – de la gorge – vous ne vous en lassez pas ? Nous si, et pas que de cela), des franchises spatiales mercantiles (Lucas et sa caméra HDW-F900, qui servit ici), des crétins américains costumés occupés à sauver le monde capitaliste ad nauseam (la tour orgueilleuse d’Ecoban en écho à celle de Land of the Dead, similaire parabole sur les nantis, les intermédiaires et les exploités de toute nationalité, de toute éternité), du tout-venant de l’animation enfantine (lire puérile), ce Jules et Jim novateur et en apesanteur culmine dans un final ouvertement opératique, qui avoisine le sublime.




Simon, le troisième larron, pour ainsi dire (le film entier baigne dans une imagerie religieuse et spirituelle, des allégories chrétiennes sur l’Enfer et le Paradis aux mandalas et processions du bouddhisme, de l’arche de Noé technologique après le Désastre à la renaissance en vitrail grâce au cœur sacré), se sacrifie en sauvant Jay et Shua, son amour impossible et son meilleur ennemi, les confiant à une fleur de verre protectrice en rime aux marguerites inédites et oniriques du générique (la caresse de la jeune femme blessée sur sa joue demeure un sommet de grâce et d’humanité, la preuve aveuglante que l’âme d’un artiste lucide et généreux peut vraiment animer son dessin, lui conférer une respiration véritable). Fable intérieure et intimiste, malgré ses spectaculaires éclairs de violence tout sauf gratuite, sur l’idéal (idiosyncrasique) et le réalisme (politique), sur la beauté à rechercher en soi et autour de soi, sans faillir ni renoncer, sur la puissance de la mémoire et du désir (pas de sexe mais la tendresse déchirante d’une lettre d’adieu ou de la veille inquiète, même vaincue par le sommeil, d’un enfant sous perfusion), portée du début à la fin par une magnifique partition de Won II, hétérogène à l’image du film, tressant chanson pop en anglais, percussions mécaniques, didgeridoo et harpe coréenne, aria de bel canto dans cette langue, chœur de bambins et morceaux orchestraux brillamment exécutés par un ensemble symphonique praguois, Wonderful Days, film merveilleux comme celui de Capra (It’s a Wonderful Life), s’achève en apothéose avec l’épiphanie tant attendue, l’apparition, grandiose dans sa banalité, de l’astre solaire, que l’on pourrait presque saisir d’une main tendue, une fois dissipée la nuit des machines foreuses, des âmes avides, des lendemains qui déchantent et le système DELOS (référence transparente à l’île grecque, mythologique, claire et sacrée servant de berceau divin pour Apollon et Artémis) mis en veille : entre les nuages blancs, immaculés, un ciel bleu – pas celui de Bataille, certes – règne enfin, immense, virginal, immémorial.




La coda fait venir les larmes aux yeux, transforme in fine la SF en mélodrame (le trio tragique renvoie aussi au John Woo de The Killer), à l’unisson de Rimbaud relu par Godard (Pierrot le fou et son éternité sudiste retrouvée), de Rohmer, sous le signe de Jules Verne, offrant à Marie Rivière un fantastique et inoubliable Rayon vert, en réponse vive et vivace au funèbre testament du maître nippon cité supra : un planeur rouge (comme Le Temps des cerises, comme l’avion du cher Porco Rosso) traverse le cotonneux champ céleste et l’écran de droite à gauche (sens de lecture asiatique/oriental), jusqu’à disparaître au bord du cadre. Wonderful Days laisse la même trace dans le privilège de sa découverte, dans le ravissement souvent bouleversant de son visionnage – on pense, telle une rime riche et adulte, au Congrès, grand film mixte (prises de vues réelles et dessins psychédéliques) et méta, écrin ludique et mélancolique pour la poignante Robin Wright jouant son propre rôle en miroir –, œuvre hélas orpheline, radicalement étrangère au cynisme généralisé de l’époque et de l’industrie, (memento Malraux), à son ressassement stérile et méprisant (foncièrement et foutrement méprisable), à son fétichisme nécrophile (déterrer les morts pour les enfiler encore et se faire du fric sur leur dos). Tout s’y enracine dans un jour en effet merveilleux (enchanté, rebaptisent joliment la VF et le chapitrage du DVD, clin d’œil involontaire aux ténèbres lumineuses de Jacques Demy), tout s’y élance vers des jours meilleurs (d’où le pluriel d’un film nommé dans d’autres contrées d’un explicite Sky Blue), tout y porte à croire en l’autre, âme sœur ou rencontre de hasard, en soi, créateur réconcilié avec son art (de vivre) et avec le monde (indifférent, munificent, agonisant), en le cinéma lui-même, mutatis mutandis, centenaire d’une étonnante jeunesse, d’une saisissante vitalité, entre des mains et des regards amis, sagaces, grisés par ses infinies possibilités.




Les Chaussons rouges, après la catastrophe de la Seconde Guerre mondiale, dont les sinistres variations se répètent tout autour de nous depuis soixante-dix ans, enseignait, sans didactisme ni sermon, que l’on pouvait mourir aussi pour une danse – le règlement de comptes entre Jay, Shua, Simon et leur impitoyable adversaire s’apparente à un ballet wagnérien d’amour et de mort –, que la beauté ne constituait pas un luxe bourgeois, une aimable plaisanterie déguisée (le dessin animé comporte d’ailleurs une scène masquée de festivités commémoratives, liées au centenaire d’existence, à la Eyes Wide Shut), une activité de dilettante (et « d’intermittent ») mais bel et bien une nécessité vitale, une implication (un engagement dépourvu d’hypocrisie, de bienséance, de « communautarisme » et d’embrigadement propagandiste) corps et âme, au quotidien et jusqu’au sacrifice de son souffle (de ses pieds ensanglantés, comme ceux de La Petite Sirène du même Andersen, métamorphosée en humaine avec la sensation christique de marcher sur des lames de rasoir), le corollaire de la liberté, par conséquent, avec dans sa traîne de comète les valeurs afférentes (qui ornent les frontons des mairies françaises et quelques textes de loi piétinés par tous les valets en haut de leur pyramide).




On retrouve cette ardeur et cette exigence dans le grand œuvre de Kim Moon-saeng, dans sa folle poésie, dans son émancipation douce et dangereuse, dans sa volonté courageuse de vivre ici et maintenant d’une meilleure façon, plus libre, plus belle, plus juste et intense. La création – de souvenirs, de projets, de dessins animés, de textes leur rendant hommage, les célébrant au présent, au risque de la subjectivité, dans le refus du parasitisme ou de la notice vite lue, vite oubliée –, suprême acte politique ? Bien sûr, et l’on peut également choisir de mourir – ou de vivre ! – pour un rayon de soleil, pour un baiser d’enfant, pour de l’animation digne des plus grands titres en chair, en os, en sperme, en sueur, en sang et en larmes (Leone et la mémoire, Minnelli et le rêve, Tarkovski et la foi, pour ne citer que trois maîtres en rapport direct avec ce film). Œuvre de démiurge et de grand sentimental, spectacle total, immersif et lyrique, entreprise logistique et calligraphique, poème populaire et audacieux, Wonderful Days mérite plus que largement sa redécouverte et brillera longtemps, n’en doutons pas, dans les yeux émerveillés de ses admirateurs (ou admiratrices), aussi haut qu’Apollon (en char vintage, à l’instar des armes et véhicules déployés) dans le ciel incandescent, serein, délivré (Prométhée ?), baudelairien et coréen si bien dépeint, rendu à la netteté de sa vision première, par cette obscure et rayonnante merveille.   


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