La Nuit du chasseur : Et au milieu coule une rivière


Il était une fois un roman poétique (par ailleurs best-seller) et un film unique (dans tous les sens du mot). Il était une fois un grand acteur (Charles Laughton) devenu réalisateur et un grand écrivain (James Agee) devenu scénariste. Il était une fois un faux prêcheur (Robert Mitchum for ever) et deux enfants en fuite (courageux Billy Chapin, candide Sally Jane Bruce). Il était une fois des images pour se souvenir, pour célébrer, pour susciter des mots en reflet. Le Mal, l’enfance, les sortilèges : l’appel de la nuit retentit à nouveau – ne résistons pas à son invitation…



Harry, un ami qui vous veut du bien, sur la couchette d’une prison, Powell pointant son (petit) couteau vers Ben Harper allongé au niveau de sa taille ;  la pilosité de Mitchum, les briques nues, le lavabo sale à l’ombre phallique, les ténèbres et la promiscuité complices, l’uniforme aux allures de pyjama : l’image entière baigne dans un climat homoérotique, comme si Genet rêvait de l’Amérique, des bad boys livrés à eux-mêmes, à leurs étreintes interdites la nuit venue. Pas encore de viol (la poupée éventrée, boursouflée de billets verts, viendra plus tard, profanée à deux reprises) mais une tension sexuelle prégnante, un aveu officieux (Laughton et sa sexualité « problématique »). 


Dans le jardin d’Éden se trament les fiançailles, les liaisons fatales. Willa en adoration devant son dark knight, l’homme de Dieu (dit-il) toisant sa progéniture, les deux enfants, se tenant la main, ne lâchant pas leur joujou gentiment incestueux, têtes levées vers lui en défi mutique. Minuit dans le jardin du bien et du mal en Plein Soleil (Delon adoré par le très gay Ronet). Son pied sur la souche pétrifiée, témoin d’un désastre diluvien, présage apocalyptique. Dans ce verger, un ver dans le fruit, et une pomme offerte, merveilleux cadeau de pauvres gens qui ne peuvent se donner que de l’amour, comme dans la chanson de Judy Garland (entre autres et depuis Hawks avec son Impossible Monsieur Bébé).


Elle veut baiser, Shelley (Winters, que son partenaire détestait !), pas encore maman de Lolita, elle le veut avec la même ardeur que Liz Taylor dans La Chatte sur un toit brûlant (Newman aussi jouait les impuissants), elle ouvre le lit, elle écarte les jambes, elle veut chevaucher ce symbole de masculinité virile, à l’instar du cavalier sa monture noire sur la gravure au-dessus du lit. Hélas, il ne lui accorde qu’un regard d’insondable mépris, il ne veut surtout pas se corrompre à sa luxure. « Elle est en rut, et elle veut être f... Le beau mérite ! La femme est naturelle, c'est-à-dire abominable » affirme Baudelaire dans Mon cœur mis à nu : Powell pense idem, la hait à défaut de la contenter, dandy du crime grimé en curé.     


Une Americana de matrones, de repas dominical, de messes n’en finissant pas. On mange du poulet grillé, des toasts et de la brioche, on étale les modestes victuailles sur des tables artisanales en bois brut (se dépouiller toujours ici-bas, afin de participer un jour à Ton repas éternel, Seigneur, assis à Ta droite, sans tatouage menteur sur la main). James Foley avec Comme un chien enragé, Lynch avec Blue Velvet ou Cronenberg avec A History of Violence soulèveront le joli tapis ensoleillé, sous lequel pullulent les mouches hideuses d’un autre seigneur. Le soleil noir du vice, de la dépravation, du meurtre, inonde les participants à cette farce tragique, et Willa paraît lire son devenir dans le cadavre trivial du volatile.   


Chambre nuptiale sur le point de se transformer en chambre mortuaire, cathédrale de l’intimité aux angles aussi aigus qu’une lame de cran d’arrêt. Willa fixe l’arme de tous ses yeux, ses bras sagement croisés sur sa poitrine couverte, chaste jusque dans le sacrifice, offerte/ouverte à la pointe impitoyable d’un désir létal, tout sauf du côté du don, porté en intégralité vers l’annihilation. Impuissances mêlées, sadisme et masochisme épousés, le couple parfait du loup et de l’agnelle. Cérémonie païenne et métaphorique : la violence faite aux femmes qui le demandent, n’attendent que cela, dans une extase inouïe (aucun cri pour ne pas réveiller les enfants) et inaudible pour la critique féministe.


Elmer Gantry le charlatan et Harry Powell le cabotin, exécutant (avant les veuves) impromptu son petit numéro sulpicien (sa routine, dirait Burroughs, dans le contexte du music-hall). Ce « trou du cul qui parle » – mais pas littéralement, avec une ludique scatologie, tel celui du Festin nu – fascine les « bouseux », pas encore dénommés rednecks. John Harper, orphelin, adulte en réduction, le regarde avec une gravité incongrue, trop lourde pour son âge. On se souvient de cette réplique du personnage mortifère de Romy Schneider dans Garde à vue, à propos de son mari si proche d’une fillette : « Personne n’a le droit de faire sourire une enfant comme ça. »      


Une enfant jambes écartées sur un lit, un second debout devant un homme assis, un genou levé, la tête penchée en défi, en mépris, dans la lumière en retrait d’une chambre si peu enfantine où l’ombre se répand comme une nappe de pétrole, une tumeur domestique : semblable image s’avérerait impossible aujourd’hui, censurée pour représentation tendancieuse, sinon pédophile. Une rémanence visuelle et thématique, reflet infidèle mais éloquent, surgit. Dans l’une des pièces sinistres, glacées, hantées de l’Overlook – ici, les deux regards masculins se renversent ironiquement –, Jack Torrance tient son fils Danny sur son giron (brillant Shining).


Dire ou se taire, survivre ou succomber – La Nuit du chasseur, chant adulte sur la chute d’un ogre et le dévoilement d’un secret d’enfance (en relecture de Citizen Kane, donc). Powell parle, parle, parle absolument, obsédé par les mots, les siens, pas si évangéliques, ceux des autres, ce « misérable tas de secrets » avec lequel Malraux, cruellement, définit une vie. L’enfant pourrait ouvrir la porte, courir dehors, petit cochon dont la maison en dur se voit déjà envahie par l’ennemi d’adoption. Le prédateur ne lui barre pas le chemin (ou alors celui de la cave) mais le subjugue par son regard venimeux. John perce le jeu verbal du « Révérend » et ne se paye pas de mots ; son salut viendra de ses actes. 


Pas de baptême pour ce Lucifer de l’Amérique profonde (de profundis clamavi ad te, Domine) mais un bon bain dans les eaux très troubles de son âme. Il ne parviendra pas à traverser cette mer vivante, qui ne s’ouvre pas devant lui comme autrefois devant le patriarche aux cheveux blanchis et aux dix tables de la Loi. Son cri terrible et risible, son arme blanche inutile, son costard de croque-mort trempé jusqu’aux os – remise au vestiaire ton élégance singulière et trop austère (pour être honnête), camelot itinérant de ta petite entreprise en temps de crise (États-Unis, année zéro de la Grande Dépression). Dans cette allégorie régie par les femmes, victimes ou (tendres) bourreaux, scintille l’eau de leur nuit.


J’ai rencontré le Diable et dans son regard régnait la tristesse. Accroché à la rampe blanche telle une araignée noire, sa main droite sur le pilier en geste de propriétaire, derrière lui la haie immaculée clôturant le bout de terrain américain, revue et parodiée presque partout, récemment parmi les Desperate Housewives de Wisteria (Hysteria) Lane, il évoque le chat du Cheshire d’Alice. Point de sourire ici, point de dents brillantes à la Bérénice (celle de Poe, pas de Racine, malgré l’acception dentaire !), mais une immense fatigue sculptrice du visage aigu de Mitchum, incarnation à lui seul, sans effet spécial, de la figure affolée de Munch.


Clair-obscur du maestro Stanley Cortez (pourtant « a pain in the ass », si l’on en croit Welles) pour deux femmes à deux âges différents de leur vie, réunies par une bougie, liées par un fusil. La vieille dame assise contemple l’enfant debout, porteuse de lumière trop faible pour éclairer la scène. Irréalisme expressionniste et métaphysique des ombres. Un halo nimbe Lillian Gish, main armée, visage merveilleusement ridé, dépositaire d’une mémoire existentielle et cinéphile. Griffith en embuscade ? Plutôt Celui qui chevauche de nuit, silhouette d’ébène sur sa monture virginale, qui se tient là, en silence, à les observer, Les Yeux de la forêt, L’Œil du Malin, patience infinie de la vigie et de la veille…    


Une bible et un fusil, oui, ou, après Suzanne et les vieillards, Rachel et ses (petits) enfants par procuration et par choix. La première et la dernière femme, la mère élue, avec ses ouailles (ou ses oies blanches) et son seul homme à demeure, petit homme qui devra réapprendre l’insouciance et le jour après tant de nuits. Dehors, le marionnettiste menace, mais dedans, la poupée reste à l’abri, comme les gamines et la dame du Sud sans merci (mais pas sans cœur). « Ils résistent », dit Miss Gish, et elle avec eux, parce que les familles se recomposent et se guérissent, les liens de l’amour et du hasard (existe-t-il vraiment ?) substitués à ceux du sang, de la haine et du mariage (blanc et endeuillé).


Une pietà pour conclure. Il fallait bien cela en coda pour cet enfant à la dérive sur sa rivière-fleuve sudiste, petit Moïse sans berceau de roseaux. Le croque-mitaine à terre, recouvert de son suaire de dollars, John repose dans les bras de Rachel, la bienfaitrice au prénom biblique, endormi ou à l’agonie. Gavroche de Virginie (-Occidentale), poulbot de l’Ohio, l’enfant prodigue semble dormir du sommeil du juste (Hugo ?). Autour de lui, des hommes en uniforme déployés en corolle, barrière de chair protectrice en réponse aux haies du foyer (celui de Dorothy elle aussi revenue d’Oz). Argento, père pervers, abandonnera sa vraie fille dans le gang bang final et iconographique du Syndrome de Stendhal.
    
Film d’horreur et mélodrame, chronique sociale et conte de fées, parabole et thriller, satire et sermon, berceuse et requiem (saluons la riche partition du bien nommé Walter Schumann), autobiographie morale et chef-d’œuvre collectif, film-univers et film parfait, La Nuit du chasseur brille en diamant noir, en bouche d’ombre, en leçon de ténèbres. Au spectateur de plonger encore et encore dans ses flots si sombres et cependant si lumineux, d’y trouver un frère, une sœur, une mère, une grand-mère et un double père, voleur par nécessité, meurtrier par tempérament, qu’il ne pourra, malgré tout, s’empêcher de reconnaître (en lui-même) et, qui sait, d’aimer, par-delà ses forfaits, au firmament étoilé – mais pas celui de la MGM…   

Commentaires

  1. Bel article en clair-obscur, Jean-Pascal. Juste une idée (à défaut d'être une idée juste) et pour prolonger le trio Foley / Lynch / Cronenberg et leur "joli tapis ensoleillé", avec le bain, forcément révélateur : ici l'eau enveloppe la duplicité et le mensonge faits homme, plus tard, renversement, c'est l'eau qui est souillée par le mensonge, ce que l'on tait, ce qui doit rester caché, et qui ensevelit les femmes (Tobe Hooper, puis Argento - Phenomena, Mother of Tears ("Ce que nous ne pouvons" - ou voulons - "pas voir est" - pourtant - "la vérité")). Une autre manière de figurer l'Amérique éclaboussée.

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    1. Merci, clairvoyante Audrey. Une Amérique éclaboussée par le sang frais de JFK, autre camelot notoire (selon Ellroy et pas seulement) ou de Carrie White (Hunter, Black Heart, possible titre alternatif au Laughton). Tinto Brass pratique aussi la brasse dans les eaux (le liquide amniotique ?) de la féminité crépusculaire, mais du côté de Venise, et dans les bras de Stefania. Le croco de Tobe et sa Marilyn (Burns in Hell !), Miss Connelly chez il caro Dario, voire (et voir) son Asia sous la douche : autant de figures sous influence, liquide et enflammée, en effet. N'oublions pas non plus la pauvre Shelley en avatar rustique et automobile de l'Ophélie shakespearienne...

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  2. La lecture de ce billet explicite relativement au film évoqué me fait revenir à la mémoire, allez savoir pourquoi, "Camino Real"
    qui est une pièce de Tennessee Williams. (1953)
    "Dans l'introduction de l'édition Penguin de la pièce, Williams demande au lecteur d'utiliser la prononciation anglicisée «Cá-mino Réal».
    La pièce tire son titre de son cadre, fait allusion à El Camino Real, une impasse dans une ville hispanophone entourée de désert avec des transports sporadiques vers le monde extérieur.
    Il est décrit par Williams comme «ni plus ni moins que ma conception du temps et du monde dans lequel je vis».

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