Du silence et des ombres : Impressions de Claude Miller
Court retour panoramique sur un réalisateur loué mais peu primé,
(re)connu et à redécouvrir, au centre et à la marge, indépendant et témoin…
Voici un cinéma qui s’évoque à voix
basse (Speak Low, intimait Kurt Weill). Voici un univers enveloppé de
mystères et de secrets (ceux des hommes, des femmes, du monde). Voici un homme
discret, pourtant président d’Europa Cinemas, de la FEMIS et membre du Club des
13 (initié par Pascale Ferran). Des ombres claires et des pères fondateurs se
trouvent à l’origine d’une passion puis d’un métier, via l’assistanat et sitôt le service militaire achevé, caméra au
fusil, bien sûr. Bresson, Carné, de Broca, Demy, Deville, Godard, mais aussi
Luc Béraud, Francis Girod, Jean Herman, Bernard Stora ou Pierre Tchernia, sans
oublier quelques précieuses présences féminines (Annie Miller
avant Claire Vassé, Christine Pascal), constituent un ensemble de rencontres, de collaborations,
de modèles, le soleil nuageux de Truffaut en foyer personnel (l’amitié
fraternelle, à dix ans d’écart) et professionnel (huit fois directeur de
production, depuis Baisers volés jusqu’à L’Histoire d’Adèle H.) de cette
galaxie étendue sur trente-cinq années de cinéma français.
Formé à l’HIDEC, tel un certain Alain
Resnais, auquel le rattachent son aménité calme et sa parole rare, Claude
Miller filma souvent la tension, la folie, la violence, avec une aisance, une
rigueur et un sens de l’équilibre ne les soulignant, par contraste, que mieux,
la puissance de leur effet sur le public décuplée par l’usage d’une forme dite
classique. Cinéaste racinien, Miller, l’anti-Żuławski par excellence, fait aussi penser à Cronenberg,
partageant avec le Canadien une semblable douceur de réalisation, un même souci
du mot juste et un identique questionnement existentiel. Ses personnages
minnelliens, écartelés entre le rêve et la réalité, le Ciel et l’Enfer, le
désir et la déréliction, traversent des récits multiples et cependant
homogènes, en orphelins d’on ne sait quelle famille (sinon humaine), en
voyageurs égarés au milieu d’une fiction riche de vérité(s). L’unité de
l’œuvre, sa cohérence de regard et de discours, malgré diverses
expérimentations (tournage en DV de La Chambre des magiciennes, Marching
Band en unique documentaire américain, co-réalisation avec son fils
Nathan de Je suis heureux que ma mère soit vivante), autorisent toutefois
un découpage d’époques et de métrages.
De La Meilleure Façon de marcher
(1976) à L’Accompagnatrice (1992), Miller explore des psychés troublées,
des non-dits déterminants, des silences éloquents et des confessions suspectes.
Ces films subjectifs, parfois asphyxiants, s’apparentent à des huis clos, voire
à des soliloques, la projection des fantasmes diégétiques rejoignant celle des
images du « septième art » lui-même, dans une dynamique méta et
spéculaire. Prisonniers de leur « nature », victimes d’une morale (ou
d’un moralisme « populaire » et « bourgeois », machiste et
jaloux), ses protagonistes fréquentent de pas si jolies colonies de vacances
(et de vacance de l’identité sexuelle), les piscines de l’inconscient et les
bifurcations de la narration (Dites-lui que je l’aime rime avec Suspiria
ou Le
Hasard), un commissariat à la Clouzot et une fillette scintillante (Garde
à vue), l’épiant toujours une fois devenue adulte, volontiers emportés dans le
sillage spectral de son élan létal (Mortelle randonnée).
Entomologiste sentimental, à l’instar
de Nabokov ou de Proust, Miller assiste également à l’éclosion d’une jeune
fille/actrice en fleur (Charlotte Gainsbourg), sa métamorphose et ses avatars
suivants déployés dans les portraits de femmes, si sombres et solaires, d’une
trilogie apocryphe (L'Effrontée, La Petite Voleuse, L'Accompagnatrice)
et d’un quintet en demi-teinte (La
Chambre des magiciennes, Betty Fisher et autres histoires, La
Petite Lili, Voyez comme ils dansent, Thérèse
Desqueyroux). Bernadette Lafont, Romane Bohringer, Anne Brochet,
Mathilde Seigner, Nicole Garcia, Sandrine Kiberlain, Ludivine Sagnier, Marina
Hands et Audrey Tautou, rejointes par Cécile de France et Christine Citti (Un
secret, Je suis heureux que ma mère soit vivante), incarneront tour à
tour ces variations autour de « l’éternel féminin », papillons se
brûlant les ailes au feu des sentiments, autant que phalènes éphémères et
mortifères attirant dans leur orbite, ténébreuse ou radieuse, des mâles
fragiles, obsédés, désorientés, finalement vaincus, l’apparition sépulcrale de
Romy Schneider, ange de la mort suicidaire pour Garde à vue, en acmé symbolique (et
symboliste).
Miller, grand directeur d’acteurs,
offrit des rôles intenses à de mémorables comédiens nommés Patrick Dewaere,
Gérard Depardieu (qui, peut-être, enterrera tout le monde, du fin fond de son
exil russe), Lino Ventura, Michel Serrault, Guy Marchand, Jean-Claude Brialy,
Didier Bezace, Richard Bohringer, Jean-Pierre Marielle, Bernard Giraudeau. Il
sut aussi s’entourer d’éminents partenaires de création (et de jeu), peu adepte
de l’égocentrisme auteuriste, mais auteur de plein droit et ponctuellement
acteur/scénariste pour autrui : Alain Jomy, Georges Delerue, Zbigniew Preisner
à la musique, Pierre Lhomme, Bruno Nuytten, Gérard de Battista à la
photographie, Michel (et Jacques) Audiard, Alain Le Henry au scénario, Albert
Jurgenson au montage et Hilton McConnico aux décors, pour n’en citer qu’une
partie. Il n’hésita pas non plus à recourir à la littérature, classée de genre
ou non, afin d’alimenter sa mythologie cinématographique (Patricia Highsmith, John
Wainwright, Marc Behm, Carson McCullers, Nina Berberova, Emmanuel Carrère, Siri
Hustvedt, Ruth Rendell, Tchekhov, Philippe Grimbert, Roy Parvin, Mauriac), un
scénario de Truffaut en cerise sur le gâteau de pellicule (La Petite Voleuse).
On se souvient d’ailleurs que la
transposition effrontée d’un texte
signé par l’auteur du Cœur est un chasseur solitaire
provoqua quelque émoi pour des questions de droits, et l’on remarquera que La
Petite Lili puise à la même source que… L’Amour braque. Nous le
disions supra, une césure intervient
avec Le
Sourire, comédie sexuelle inaboutie qui ouvre sur la seconde moitié de
la filmographie, à la fois reprise des thèmes antérieurs (le couple peu assorti
de Thérèse
Desqueyroux bouclant la boucle avec celui de Dites-lui que je l’aime,
la fugue psychogénique et le déni d’Un secret tissés à ceux de Garde
à vue et Mortelle randonnée, La Classe de neige retravaillant le
cadre anxiogène et initiatique de La Meilleure Façon de marcher,
l’espace fermé de La Chambre des magiciennes d’après les plans – d’architecture
et de cinéma – de Garde à vue, l’adolescent éperdu de Je suis heureux que ma mère soit
vivante en écho masculin à la femme-enfant de La Petite Voleuse) et,
dans le même mouvement, ouverture sur l’Histoire, au rythme de sa marche
funèbre ou remplie d’espoir musical (la Shoah de Un secret, les USA ante Obama de Marching Band), mise en scène d’une réflexivité
satirique (et vite lassante, hélas, de La Petite Lili), recours à une mise
en abyme inquiète (l’écrivain de L’Adversaire, parent d’élève au
sein de sa création/adaptation imparfaite), autopsie d’un triolisme amoureux en
territoire indien et québécois (Voyez comme ils dansent).
Avouons-le avec franchise : ce
versant nous séduisit (nous séduira, qui sait, puisque nous n’en vîmes pas
l’intégralité) beaucoup moins que l’autre. Des éclats de temps suspendu (et
perdu) – « scellé », dirait Tarkovski – nimbent certes Un
secret, tandis que l’étrangeté du gynécée de La Chambre des magiciennes
ou le sentiment de menace au-dessus des paysages (et de la piscine, à nouveau)
de La
Classe de neige surprennent favorablement, mais tout se dilue vite dans
une sorte d’anémie blême et de fatigue généralisée, la force érotique des
actrices du Sourire (cristallisée en Emmanuelle Seigner), préfiguration
incongrue du Tournée de Mathieu Amalric, vite dissoute dans les déconvenues
erratiques des personnages (et donc des spectateurs). Anne Brochet, alitée dans sa
chambre (noire) d’hôpital assez peu magique, métaphorise cette dégradation de
l’état du cinéma de Miller au tournant du millénaire, comme à l’unisson sinistre
de la santé du cinéaste, emporté, septuagénaire, par un cancer. Notons que quatre
ans séparent l’échec commercial de Dites-lui que je l'aime du succès
critique et financier de Garde à vue, pause forcée durant
laquelle Miller œuvra pour des annonceurs publicitaires (école du contemporain
Annaud), et quatre années éloignent itou, en miroir, Le Sourire de La
Classe de neige, La Petite Lili d’Un
secret, raréfaction épisodique avant le faste baroud d’honneur de
2009-2012 (quatre titres en quatre ans).
Claude Miller, cinéaste français né
en pleine Seconde Guerre mondiale – 1942 servant de repère à sa naissance et à
la funeste mise en place de la « solution finale », matériellement
élaborée du côté de Wannsee (Un secret, sis pour une large part
dans ce contexte historique, dut évidemment
résonner avec ses origines biographiques) –, ère des soupçons, de la délation,
de la trahison et du courage, de l’affrontement entre des individus, résistants
ou pas, et une communauté (allemande ou collaborationniste) redoutable, dédiée
à une entreprise d’anéantissement du réel, de négation de toutes les
intériorités dissidentes et
« dégénérées » (cf. l’attraction-répulsion du rapport
« homosexuel » dans La Meilleure Façon de marcher, avec
son ironique happy end), survécut à
son enfance (ainsi que le chantait Ferrat, nul n’en guérit jamais vraiment, bien
qu’aucun homme, a fortiori un
artiste, ne puisse se réduire à un passé ni à un parcours de vie, encore moins
s’expliquer par eux). Son cinéma excède avec brio cette dimension factuelle et psychologique : sa capacité d’émotion, sa beauté sereine, sa lucidité
portée vers l’obscurité (du cœur, du corps, de l’âme, de la mémoire) valent par/pour elles-mêmes. Homme tranquille et blessé, il (nous) laisse deux enfants et
dix-sept films mélancoliques et lyriques à retraverser, célébrer, réévaluer,
chambres vertes et vivantes, souvenirs déliés et délicats d’une cinéphilie au
présent.
Un cinéaste à redécouvrir, en effet. La Meilleure Façon de Marcher marque durablement et incarne bien cette tension dont tu parles, mêlée à la fragilité, qui est aussi celle du colosse Depardieu dans Dites-lui que je l'aime. Une douceur, je suis d'accord, et une profondeur salutaire. Je connais moins les films suivants, mais voilà un beau portrait de son oeuvre et de ce qui fait son essence, Jean-Pascal.
RépondreSupprimerMerci, Audrey. Oui, un cinéaste valeureux, qui fit toujours preuve de délicatesse, même dans des films mineurs ou ratés. La "petite musique" du mélomane Miller accompagne longtemps le spectateur, et ses images, jamais racoleuses, ni prétentieuses, s'impriment "durablement", en effet, sur la rétine et dans le cœur. L'existence précède l'essence, disait Jean-Paul S., mais en voilà quelques signes...
SupprimerUn réalisateur extraordinaire touche à tout de plus que l'homme en lui même m'a laissé un très bon souvenir en festival ! Que de film sublime avec toujours un message et une force et surtout une mise en scène trés soigné autour d'acteurs extraordinaire... Pour moi le couple de mortelle randonnée Michel Serrault, Adjani reste le film hypnotique entre dialogue d'Audiard, musique de Carla bley, lumière photogénique mélange de suspense et de folie à la limite du fantastique bref je m'en lasse pas. :)
RépondreSupprimerMerci du commentaire. Une chance que cette rencontre ! Oui, Miller représente un peu, à sa façon, le chaînon manquant entre la "qualité française" dénigrée (pas toujours à tort) par Truffaut, qui finira par l'illustrer lui-même, d'ailleurs, et l'intimisme subjectif de la Nouvelle Vague ; rappelons en outre, détail en clin d’œil à la BD, que Garde à vue remit au goût du jour l'usage du storyboard. Un humour constant, aussi, dans Mortelle Randonnée, et on recommande la lecture du remarquable La Reine de la nuit de Marc Behm, accessoirement scénariste pour Donen ou Jaeckin, qui annonce Les Bienveillantes...
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