Les Fantômes du miroir

 Exils # 13 (22/12/2023)

J’écrivis, on le vit, sur Vecchiali, désormais (tré)passé de l’autre côté du miroir mouroir, du regard et des égards, comme quelques autres réalisateurs plus ou moins de mon cœur : Deville, Friedkin, Lado, Saura, cohorte pas en toc, à retrouver itou sur ce blog. Idem décédées cette année de ciné, déjà par moi miroitées, Mesdames Laurie, Lollobrigida, Stevens, Welch. Ainsi va la (sur)vie, de la nécrophile, dénommée cinéphilie aussi, vers la nécrologie, arts funéraires en reflet, sis sous le signe de l’éphémère, du lapidaire. Si les salles, croyait Artaud, pas trop marteau, ressemblent illico à des caveaux, certes confortables et climatisés, hédonisme et hygiénisme de la modernité, empreinte de pseudo-pandémie, les soi-disant vivants, souvent à demi mourants, zombies du mercredi, station d’évasion placée entre la famille, le domicile, le métier, le supermarché, emploi du temps occupant, préoccupant, mascarade macabre à la Romand, menteur errant racontant des romans, médecin les siens exterminant, ensuite Cantet (L’Emploi du temps, 2001), Carrère & Garcia (L’Adversaire, 2002) intéressant, s’y voient en définitive invités à y éprouver un avant-goût du néant, déclinant et divertissant (disent certains), à y passer un moment et le temps qui tous nous attend. La Nuit des morts-vivants (Romero, 1968) commençait par la fin, en plein air, au cimetière, noir et blanc (Noir et Blancs) d’antan, bannière étoilée en linceul de modicité. Le Bon, la Brute et le Truand (Leone, 1966), souviens-t’en, se terminait au même endroit, interminable coda. Puisque le cinéma, automatiquement, autant que le bourreau baudelairien (L’Héautontimorouménos) indifférent, assassine ce(ux) qu’il filme, il sait en sus le(s) ressusciter, « machine infernale » de projection océane, à la Cocteau & Bioy Casares (L’Invention de Morel), son élan donc d’un double mouvement, dynamique dialectique et eschatologique adoubée par l’imagerie horrifique ou le (mélo)drame psychologique teinté de fantastique, cf. Sueurs froides (Hitchcock, 1958), film de fantômes féminins où une lady (vanishes, s’évanouit, voui, 1938) supposée, espionnée, au milieu d’un hôtel (puis du motel de Psychose, 1960) soudain disparait, où la lumière de la boutique du libraire d’aujourd’hui s’assombrit au fur et à mesure du récit d’un fait divers d’hier. Rêver à en avoir le vertige de tomber dans une tombe, tel le patraque James Stewart, ou s’en extraire au Mexique in extremis, d’un jeu dangereux fraternelle malice (The Game, Fincher, 1997), matérialise ainsi une mécanique métaphysique, la tentative rapide de traverser l’impossible, de visualiser l’invisible, projet provoqué par la paternelle perversité d’un Voyeur (Powell, 1960) crève-cœur, (é)conduit et réduit à se cadrer en train de succomber, matrice apocryphe d’un cannibale à scandale italien bouffant ses intestins (Anthropohagous, D’Amato, 1980), stade terminal et individualisé du consumérisme métaphorique US précité (Zombie, Romero, 1978).

Flanquée de la fameux faux rococo, de la fausse blondeur, de la silhouette parfaite de Brigitte Lahaie (r)habillée (Fascination, Rollin, 1979), de la jeunesse ingénue, de la révélatrice suavité, de la capillarité presque à la Perrin peroxydée (Les Demoiselles de Rochefort, Demy, 1967) d’un Brad Pitt un brin pasolinien (Rencontre avec Joe Black, Brest, 1998), la Mort donne encore envie de rentrer dans le décor, de se crasher contre l’écran, de percer, plutôt pénétrer, noces d’Éros & Thanatos, fantasme classé X de l’infirmière complice, les mystères post-mortem et ceux des sorties de la semaine. La mort du ciné, marronnier nostalgique et désabusé, que l’on peut pardonner lorsque l’on épuise ses soirées à écumer sa contemporaine médiocrité (que le lecteur se reporte et téléporte au laconique Un film, une ligne), parait par conséquent, depuis longtemps, depuis ses origines de pantomime, à la limite de la magie, aux frontières du fantastique, muet animé, sonorisé, en dérisoire défense du « grand silence » (de Trintignant chez Corbucci, Il grande silenzio, 1968) et du « grand sommeil » (de Lauren chez Hawks, The Big Sleep, 1946), de l’irréversibilité de l’immobilité, néanmoins en résumé arrivée, analysée, constatée, contournée, débile débat et stérile sujet. La mort ne meurt, l’embaument ne s’abolit globalement, les survivants désarmants de NDE en reviennent rassurés, sinon heureux. Contrairement aux corps condamnés à la mort, au dépérissement de leur vivant, la restauration des films funèbres (pléonasme) s’apparente à une résurrection, les émules de Lazare s’y (re)lèvent dans toute leur gloire, les dix mille descendantes d’Eurydice y renaissent vives et à l’improviste. Cette immortalité numérisée, paradoxale et bancale, associée à celle, intime ou collective, du souvenir, de l’oraison, de la célébration, entrez ici, Jean Moulin, parce que vous le valez bien, spectre honnête et icône d’Hexagone chérie de Chéreau (Lucie Aubrac, Berri, 1997), renvoie bien sûr à notre propre trépas, au remplacement programmé de « l’être-là ». Mais persévèrent plusieurs manières douces-amères – ne plus actualiser un site, ni rejoindre un réseau, se retirer, se taire – de « mourir au monde », telles les victimes dévaluées, ravalées à une (im)pure comptabilité, en Pléiade publiée, du château tombeau des Cent Vingt Journées de Sodome, liminaire somme. Quelque part, au hasard, au creux d’un ciné déserté, le spectacle spectral continue, incongru, rime mélancolique à l’orgasme inaccessible de la suicidée, damnée, CQFD, trentenaire prisonnière en esprit, en os et en chair des invalides plaisirs solitaires de L’Enfer pour Miss Jones (aka The Devil and Miss Jones, 1973), Sartre & Damiano en duo et en caméo, Renfield rempile. Dite petite, cosmique, banale et innombrable, rien du quotidien, la mort, à tort ou d’un commun accord, le raccord supprime ou non de définitive façon, fait sauter le film, exit le générique. Au terme de mois davantage d’angoisse que d’extase demeurent la mémoire et l’au revoir, préludes de fugues au futur fondu au noir.

PS : « Pendant ce temps », cependant, montage alterné, paranoïa décomplexée, le sieur Zuckerberg singe sans le voir, le savoir, le vouloir, le citoyen américain occis dès l’incipit, requiem express de boule à neige cassée, de domaine d’obscurité (enquête suspecte à mener, jolie luge à cramer), d’interdiction de délimitation par la caméra prima donna non respectée (Citizen Kane, Welles, 1941). À Xanadu ou Hawaï, il faut qu’enfin le train (électrique, du fric, du ciné, de la société) défaille et déraille, que la Camarde débarque au bal (du diable, souffle Sissy, Carrie, De Palma, 1976), que même les milliardaires a priori à l’abri croisent sans y croire la (dé)route de la Mort rouge (The Masque of the Red Death par Poe), démasquée, démocratique, facétieuse et fatidique. La niche de riche décuple au centuple le no trespassing du puissant de la presse, au propriétaire apeuré ne permet de ne pas trépasser, morale létale.            

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