Nouveauté infaillible des vieux films

 Exils # 2 (14/02/2023)

Un certain soir, grandes ondes algériennes guère sereines, l’auditeur de valeur évoqua un « vieux film », sis au sein de « l’espace », sur une « station », où un « monstre » local carburait à la « peur » des inversés envahisseurs : le cinéphile pense bien sûr à l’appréciable et apprécié Planète interdite (McLeod Wilcox, 1956), annexé ici, autour de minuit, en allégorie de la solitude, son « emprise » de démon propice à la multiple et inacceptable « capitulation ». Le moderne « mal du siècle » de l’esseulement, de l’isolement, de « l’exclusion sociale », dixit l’auditrice fébrile et fragile, s’unit ainsi à de la science-fiction américaine ancienne, en partie portée par Robby le Robot & Leslie Nielsen… Les films peuvent-ils vieillir ? Ils peuvent plutôt (dé)périr, en dépit de la résurrection de la restauration, de la réanimation de la numérisation, des écrins d’éternité des écrans d’ubiquité, puisque soumis, en résumé, à l’improbable pérennité de supports ad nauseam actualisés, donc déclassés, dépassés. À l’époque de la pellicule, les images filmées puis sonorisées pouvaient s’enflammer, devaient irrémédiablement se dégrader, comme nos corps promis à la mort. L’informatique hégémonique promet pureté, intemporalité, immortalité. Chez Wilde, le dandy Dorian Gray, moins tourmenté, plus meurtrier, que le transparent et nuancé Christian Grey, confi(n)ait au cadre narcissique, ensuite horrifique, ses péchés, sa perversité, son visage voulu juvénile à jamais. Le cinéma dématérialisé inverse l’irréversible, propose une rémission à la corruption, tandis que les spectateurs (et les restaurateurs) continuent à décliner… Les métrages de tout âge s’avèrent en vérité, en effet, souvent datés, à cause de costumes et de coutumes d’un temps donné, (ap)prêté. Au-delà et en deçà, l’appareil technique, le matériau filmique, l’expression esthétique, outre documenter le produit fini, peuvent (des)servir à le vieillir, à l’historiciser, au risque de la ringardise, des vivats du vintage.

La cinéphilie s’apparente ainsi à un écho d’archéologie, une exploration exhumation qui confirme le caractère fondamentalement funéraire de cet art né du noir. Ceci ne saurait se limiter à la période du muet, dénomination discutable, on le sait. Rien de plus rassie, ressassée, que la quasi-totalité des épuisantes et inépuisables nouveautés, productions prédéterminées, prépérimées, perfusées aux plates-formes, enchaînées aux chaînes télévisées, contenu contournable et désincarné, à la fadasse oriflamme de grille de programme. Les téléfilms mort-nés ici sortis chaque mercredi remettent en mémoire le CV à l’envers du vieillard rajeuni de L’Étrange Histoire de Benjamin Button (Fincher d’après Fitzgerald, 2008). Leur immédiate décrépitude les condamne à la solitude, à la finitude, à la diffusion d’oraison sur la matrice complice du canal coproducteur, boucle bouclée d’économique malheur. À l’opposé, selon le regard adopté, quelques incunables respirent d’une insolente santé, d’une jeunesse de liesse. À l’énergie, à la surprise disons de Lillian Gish, (a)grandie et magnifiée par l’objectif pionnier, pas primitif, du très sudiste Griffith, s’associe une essentielle et méta mélancolie, irréductible aux larmes du mélodrame, cf. Le Lyse brisé (1919), à l’exotisme pseudo-asiatique désormais prohibé. La modernité de l’ancienneté invite au relativisme davantage qu’au conservatisme. Il convient de céder la nostalgie aux enjoliveurs de jadis, d’évacuer avec lucidité la vitalité des trépassés, les ossements du présent. Démunie de manichéisme et de fétichisme, la fréquentation des vieux films parfois éclaire l’actuel réel, l’anticipe, le critique. Tels des vins lointains, ils savent à l’occasion, suivant la saison, séduire par leur soudaine supériorité, leur douce âcreté, leur pertinente impertinence. Déjà démodés, ces films se fichent des rides ; déjà exploités, ils s’exposent explicites, sinon symboliques. Au royaume des femmes et des hommes transformés et miroités en immanents fantômes, la datation devient caduque, anecdotique et anachronique.

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