La Moustache d’Angela

 Exils # 5 (08/08/2023)

Dans Dernière nuit à Milan (Di Stefano, 2023), le commissaire concluait : « L’argent, c’est le Diable incarné. » Presque quarante ans avant, dans Vivre vite (Saura, 1981), Pablo, soudain visé par sa moitié à main armée, philosophait en reflet : « C’est le Diable qui charge. » En réalité de thriller désenchanté, de chronique tragi-comique, de western solaire et sec, le succube se prénomme Angela, on appréciera, elle sème aussitôt la discorde et le désordre au sein du masculin trio, que composent un beau gosse timide amateur de BD, un pyromane couvert d’acné, un fournisseur de horse qui ne voudrait tuer, qui tue contre son gré. Pas bien malins, avec ou sans Malin, cette trinité ludique et pathétique cogite, s’agite et périclite du côté d’une Espagne banlieusarde et rurale. Du « centre géographique » doté de sculptures de « Sacré-Cœur », monumental et endommagé par les « rouges » d’une guerre méconnue du passé, en tous cas des jeunes gens se moquant du couple de touristes femmes outragées et respectables, « connasses » que fissa remplace un contrôle de flics assez stupides, incapables de repérer la dope à leurs pieds, veuillez nous excuser, « ça, il faut le fêter », en effet, au centre-ville de Madrid, où se déroule le braquage de banque artisanal et fatal, où découvrir deux caméos d’acteurs français par la coproduction franco-hispanique délocalisés, Saura ne se soucie ici de sociologie, Dieu merci, davantage d’une topographie un peu à la Pasolini, terrains vagues de drame et de vague à l’âme, grues malvenus de sinistres et désertées ou déshumanisées cités en train de s’ériger, de lacs patraques déjà pollués car contaminés. Pourtant, pas d’homos au programme, plutôt une boudeuse et radieuse et serveuse dame, Diane chasseresse ou vengeresse à la moustache transgenre. Bourgeoise et opposée au mariage, moins angélique que pragmatique, impitoyable et secourable, Angela la seule, toute seule, du modeste désastre se sortira, quittera l’appartement qu’elle désirait, lequel se trouve à proximité d’une voie ferrée, symbole de fuite inaccessible plus proche du « réalisme poétique » d’un Carné que du satirique temporalisé de Leone, abandonnera le grand enfant qu’elle embrassait, enlaçait, convainquait, veillait. En dépit de draps blancs, personne ne s’avère innocent, ni coupable indécrottable.

Nos voleurs amateurs font l’éloge de la liberté, se fichent des vies rangées, organisées, minutées, convois rapides d’autoroute surplombée au soleil en train de se coucher. Avant de voir la mer, grise et noire, d’aube de désespoir, ils roulent de nuit, comme au creux d’un cauchemar à moitié endormis, au trépas et non au repos promis. Sur la bande-son, d’explicites et d’addictives chansons, stations d’un chemin de croix à quatre, à trois, à toi, de dansante « douleur » et d’amour « toujours ». L’enfer téléphonique pave les bonnes intentions d’occasion, alors la balance décède sous les balles, victime collatérale, puis ensuite ressuscite au journal, obscénité domestiquée de violence brève et brutale, de commentaires réactionnaires style café du commerce, que l’on nous rende illico l’autorité de Franco. Ni gauchistes ni « terroristes », dépourvus de pedigree, d’idéal et d’idées, démunis de la plus élémentaire marxiste idéologie, tant pis pour Pasolini, ces orphelins fonceurs, frondeurs, carburent au bricolage, à la candeur, à l’amitié condamnée. Même leur immanente médiocrité se voit rédimée par des accès de tendresse, de respect, de complicité, de lucidité, surtout placée en parallèle avec l’héroïsme et le cynisme des représentants de la supposée bonne société portée sur la propriété et la santé. Moral et moraliste, constamment, moralisateur pas un seul instant, Saura film et illumine avec une sobre et sèche maestria l’équipée sauvage, de leur âge, de ses Bonnie & Clyde d’Espagne. En écho à Sirk (Tout ce que le ciel permet, 1955), on offre à l’esseulée une télé. À l’instar de Bava (Chiens enragés, 1974), la route ne conduit qu’à la déroute. « Vivre vite et mourir jeune » recommandait, paraît-il, le motorisé James Dean. Sans horizon, sans rédemption, romantique ou démocratique, les mâles se rétament, s’arment et le spectateur désarment. Demeure donc, en conclusion, le départ définitif de la pas si diabolique anti-héroïne, vierge revêche d’opus primé, à succès, controversé, sac cafi de fric, d’un flingue et d’une photo du duo, passé à l’épaule, en avant, au centre du plan, ligne de fuite en plein air, crépusculaire, cernée par l’insouciance d’une adolescence peu croquée, concernée, sur fond de tours tribales sépulcrales. Pablo, à l’agonie, porte au cou un crucifix : Angela le regarde une dernière fois, s’en va, émouvante survivante, aussi en sursis, généreuse et mystérieuse, d’une époque en toc, à juke-box et cassettes obsolètes, d’une modernité à la dangereuse radicalité.

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