Sorry We Missed You : Ricky


 « Permis de tuer », mais bye-bye à James Bond…


Opus parfois poignant, métrage par moments amusant, Sorry We Missed You (Ken Loach, 2019) possède un titre programmatique, polysémique, qui désigne à la fois le désolé message d’avis de passage, laissé en l’absence du destinataire, et le désolant, au présent, manque d’un père, trop occupé à se faire exploiter, pardon, à travailler en tant que livreur au paradis insulaire, infernal, libéral, balisé par un certain Tony Blair. On vous a manqué devient donc tu nous manques, tu te manques, à force d’endettement, d’épuisement, d’endormissement au volant, tu manques d’argent, de temps, de présence auprès de tes deux enfants, surtout le plus grand, lycéen lui-même porté sur l’absentéisme, le graffiti entre potes, accessoirement la rébellion de saison, la baston en institution, le vol d’occasion et la dégradation à la maison. Cette carence multiple, systémique, politique et intime, ne manque pourtant pas de grandeur, de ferveur, d’une intensité dont on chercherait en vain l’équivalent au sein du ciné contemporain, a fortiori francophone, cf. le récent Ceux qui travaillent (Antoine Russbach, 2018), fade téléfilm socio-suicidaire, à s’infliger seulement pour l’excellent Olivier Gourmet. Le générique de fin remercie les témoignages anonymes des principaux intéressés, matériaux premier du scénario assez exemplaire du fidèle Paul Laverty, mais Sorry We Missed You ne se réduit jamais à un documentaire transposé, à un « film à message », justement, sa justesse se situe ailleurs, droit au cœur, à fond dans la fiction, dans le mélodrame dépourvu de pathos, presque de musique, remarquez les deux ou trois ponctuations finales, orchestrales, de George Fenton, pourvu de larmes, par exemple celles d’une famille en train de s’échiner, de résister, de se fissurer.



Une colère blessée innerve l’item, alors ne comptez pas sur lui pour vous assoupir, vous rassurer. Pas de happy ending ici, tant mieux, tant pis, à peine un sursis, pas un répit, avant la prochaine amende, la prochaine sanction, le prochain accident, après s’être fait tabasser par trois larrons, avoir subi en sus l’humiliation d’une bouteille de pisse pressée renversée dessus soi. Oui, Ricky ne connaît point la belle vie, on se demande comment il arrive à dormir, sinon assommé par ses trajets minutés, espionnés, mal payés, véritable esclave et faux entrepreneur pour son malheur, celui de sa douce épouse piétonne Abby, assistante domestique dévouée, guère sereine, refusant d’appeler « clients » les personnes généralement âgées qu’elle aide, qu’elle démerde, au sens littéral du terme. Leçon de narration, de réalisation, de direction d’actrices et d’acteurs, mentionnons les noms des remarquables Debbie Honeywwod & Katie Proctor, Kris Hitchen & Rhys Stone, de direction de la photographie, due à l’Irlandais Robbie Ryan (Red Road, Andrea Arnold, 2006 ou Philomena, Stephen Frears, 2013), Sorry We Missed You montre le monde dans lequel la plupart des citoyens européens vivent, survivent, se débattent, se laissent abattre. Il montre aussi un cinéaste à son meilleur, capable d’insérer une dimension œdipienne, atemporelle, au milieu de son argument-traitement pleinement de maintenant, réussite évidente, cinglante, en dialogue à distance et réponse renversée au discrètement incestueux Sweet Sixteen (Ken Loach, 2002). Durant une centaine de minutes vite passées, on assiste, sonné, ulcéré, à un « cinéma du réel » sans souci de la sociologie, des statistiques, étrangères ou britanniques. Dans Sorry We Missed You, la violence et la souffrance, individuelles, duelles, collectives et privées, atteignent le spectateur à chaque plan supérieur, cadré/coupé au rasoir.


Anatomie d’une maladie dénommée capitalisme, consumérisme, commerce sans conscience, sans transcendance, le film de Loach ressemble à sa manière à un film classé d’horreur dite économique, à un survival où le tueur de slasher, masqué, s’avérerait désormais désincarné, démultiplié, doté du don d’ubiquité, du visage imperméable d’un VRP impitoyable et impayable, petit patron placide carburant à la détestation qu’il provoque. Depuis ses débuts, avec délicatesse ou lourdeur, Ken Loach ne dénonce pas, il énonce, il miroite un royaume désuni, il se fait des amis, des ennemis, il critique, il irrite, lui-même critiquable, voire irritant. Cependant Sorry We Missed You, grâce à sa modestie, à sa radicalité, à sa détresse tressée à la tendresse, représente une sorte de mineur sommet, de minime majesté, à l’image du courage des personnages dépeints, accompagnés, peu soutenus, tout sauf sauvés, à l’instar d’autres titres comme Kes (1969), Sweet Sixteen, bis, ou It’s a Free World! (2007), accessit en stéréo pour Looking for Eric (2009, clin d’œil inclus de « Manchester U ») et La Part des anges (2012), comédies certes anecdotiques, toutefois rafraîchissantes. Vacciné contre le misérabilisme, le manichéisme, Sorry We Missed You ne s’adresse bien sûr pas à Monsieur Emmanuel Macron, à ses supporteurs, à ses collaborateurs, à ses relations passées, pérennes, absolument incapables de se figurer ce que signifient de telles vies, néanmoins capables, voici leur obscénité, de légiférer, d’instrumentaliser, de s’exprimer, de pontifier à leur propos. « Ubérisation » ou non, à Newcastle, on te casse la gueule, on t’enfonce et te défonce la tête, on te fait poireauter trois heures prévues aux urgences, salle d’attente mutique, éloquente – et à Paris, mon ami(e) ? Et qu’attends-tu de cet univers-là, de son cinéma ?


« Je n’écris pas pour consoler » confessait Sade, aristocrate embastillé, révolutionnaire concentrationnaire, notre réalisateur et votre serviteur non plus, vous voilà prévenus. Lorsque tout cela s’effondrera, lorsque l’horizon cessera de nous prendre pour des cons, lorsque les cerises ne se borneront plus à des noyaux, Sorry We Missed You persistera à nous sembler un diagnostic nécessaire, un ouvrage sincère, un instantané révoltant, stimulant, un film adulte et à destination de nos enfants. Compter sur eux, afin de faire mieux ? Ricky n’y croit pas, il remonte, cassé, au matin, dans son camion immaculé, valant des millions, il n’écoute pas leur bienveillante interdiction, ni celle d’Abby, il reprend sa route de déroute, martyr à proximité du pire, victime du crédit, de la crise, de la concurrence, des offenses, et sa face défaite, tuméfiée, éclairée par le soleil indifférent, il va de l’avant, vers nulle part, il pleure de désespoir, sur le trop tard, il n’incite pas à sortir son mouchoir, plutôt son couteau, histoire de couper court, de remonter notre monde immonde, condamnable et condamné, bien qu’illuminé par des éclats de lucidité, de solidarité, d’intégrité, d’humanité, de grand petit cinéma, que vous ne manquerez pas, en tout cas, moi, je le crois et j’y crois.


Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir