Noura rêve : Triangle


Fermer les yeux puis les (r)ouvrir, rester ou partir, aimer au lieu de maudire…


Thriller tunisien au suspense sentimental, Noura rêve (Hinde Boujemaa, 2019) aussitôt séduit par son sens du cadre, de la durée des plans, de la simplicité-intensité de son argument. Une femme, deux hommes, trois enfants, quatre jours à divorcer, cinq ans à condamner, gare à l’adultère, mes chers, ou dix ans d’emprisonnement pour l’innocent criminel, au moins du vol de matériel : en quatre-vingt-dix minutes épurées, dépourvues de pathos, la réalisatrice et co-scénariste parvient à peindre trois portraits pertinents, prenants, à cartographier en creux un pays, le sien, à éviter avec habileté tous les obstacles du médiocre film à message sur la condition féminine maghrébine, amen. Féminin plutôt que féministe, jamais misandre malgré un viol entre mecs à la Délivrance (John Boorman, 1972), Noura rêve propose une tapisserie sombre et cependant point morose de mœurs géométriques, une sorte de récit à la fois localisé, doté d’universalité, concept occidental souvent discutable, surtout en politique étrangère, pas seulement au temps des Lumières, à la bonne conscience colonisatrice. Cet ouvrage de visages, parfois de paysages, respirations d’émotion(s), s’évade du vaudeville, de la sociologie jolie, du discours de désamour. Hinde Boujemaa ne filme à aucun moment une pauvre victime poussée à bout par des prédateurs porcins, dogmatisme de saison, à profusion, nouveau cahier des charges, sinon triste horizon, d’affreuses fictions. Sa Noura ne se plaint pas, ne pleure pas, elle pourrait, pourtant, abusée conjugalement, elle préfère aller de l’avant, affronter les reproches, les questions assez moches, au sujet de ses mioches, d’une employée administrative lui coupant les vivres, vlan.


Durant un plan-séquence tétanisant, elle démolit son mari, ses vœux pieux d’un avenir radieux, je vais changer, tu sais, je vais me mettre à prier, on va déménager, on va marcher vers la félicité, Inch’Allah, ma chérie. « Tu n’es pas un homme ! » lui crache-t-elle en coda de sa juste diatribe contre le délinquant repentant, sorti de prison plus tôt grâce à une grâce présidentielle. Piqué au vif, en dépit du poulet rôti supposé apaisant, Jamel va (se) prouver le contraire, en « niquant » littéralement l’adversaire, « tonton Lassad », frère d’une copine, s’empressant, en représailles, d’imputer au « fils de pute » une bagnole fracassée à coup de maillet, un rouge engin dérobé. Précisons que l’amante lui téléphona, l’attira parmi le garage, guet-apens récalcitrant, sis sous le signe du déni, arène dérisoire où commettre en réunion une sodomie guère choisie, amie, à la « dignité » ensuite sauvée via un certificat médical monnayé. L’agression hors-champ répond ainsi à la secrète proximité, à la tendre intimité, de la scène d’introduction, dans le couloir, Noura le nez dans le cou de Lassad, mécanicien parfumé au diesel. À l’hôpital, elle y bosse en blanchisseuse efficace, l’héroïne déprime, panique, retombe sur ses pattes, papote à propos de draps disparus. Tout ceci semble bien inoffensif face au flic désormais à la place du commissaire vénère, sans merci, venu menotter chez lui, au saut du lit, le vengeur à vomir. Monsieur Hamadi trafique en effet, modèle de corruption, de collusion, « C’est moi, la loi » ose-t-il déclarer sans déconner en écho à son collège de la BAC un brin facho (Les Misérables, Ladj Ly, 2019). Noura rêve s’achève une première fois, sur un aveu d’échec, sur une décision de prononciation paraissant à contretemps : qu’importe l’aval du divorce, puisque Noura « dégoûte » Lassad ?



Mais le film ne se termine pas comme ça, prend congé de la spectatrice, du spectateur, une seconde fois. La vie reprend, la séparée, esseulée, reprend le dessus, les gosses retournent à l’école, se reçoivent presque une godasse providentielle, tombée du ciel, se chamaillent en famille. Noura perçoit tout cela, réveillée par les baisers de l’aînée, elle qui voudrait dormir, ne plus subir, peut-être en finir. Oui, là-bas, ici, il faut se lever, se relever, arriver à sourire, arriver à décrocher le cellulaire, nouvel appel, disons de Lassad rasséréné, provoquant lui-même un sourire. Porté par une actrice et deux acteurs très talentueux – énumérons volontiers les noms de Hend Sabri, Lotfi Abdelli & Hakim Boumsaoudi –, écrit au cordeau, cadré idem, Noura rêve mérite vraiment de trouver son public, maintenant en salle, demain à domicile, parce qu’il relève d’un vrai regard de cinéaste, d’artiste, de citoyenne, pas de militante, pas de politicienne. Je le répète, l’esthétique procède du politique, et inversement, bande de cinéphiles garnements, proposition personnelle aujourd’hui démontrée par une réalisatrice fraternelle. On s’en souvient, la dame songeuse du regretté Alain Bashung, c’est-à-dire, sur grand écran, Fanny Ardant, rêvait de formes phalliques, de petite et de grande mort, oh, encore (Rien que des mensonges, Paule Muret, 1991). Cette Noura-là rêve à une évasion, une émancipation, un nouveau départ, avant le trop tard. Opus pourvu d’une constante justesse, limpide et complexe, Noura rêve se situe du côté de l’envie, de la vie, du désir, du meilleur et du pire, nous rapproche d’une résistante capable de trahir, de demander pardon, de se voir accorder, in extremis, une rédemption.


La violence évidente, équivoque, des rapports, sexuels, pas que, l’angoisse dépressive, extatique, des relations, rassemblent et blessent les êtres de chair et de sang d’un film convaincant, puissant, qui dit non à l’onirisme autant qu’au défaitisme, qui fait penser, pourquoi pas, à du Maurice Pialat, compliment méritant, qui ne fait de procès à personne, qui se limite, entreprise majeure, supérieure, à accompagner des caractères, ni bons ni mauvais, les deux mélangés, aux actes en définitive irréversibles. Si le réel s’avère cruel, rien n’interdit de rêver, de vouloir le modifier, de  prendre son destin en main, au risque de tout/se perdre. Femme fréquentable, plurielle, sensuelle, mère amère, questionnée par un fils aimé auquel elle ment vaillamment, Noura nous va, nous captive, nous emporte dans son élan désarmant, à l’image d’un métrage moral, pas moralisateur, d’un film de cinéma à chaque plan, à chaque instant, comme une réponse à distance au davantage drolatique et choral Le Procès de Viviane Amsalem (Ronit & Shlomi Elkabetz, 2014), un démenti en action(s) aux médiocres items bien-pensants, rassurants et ressassants, de la modernité genrée, outragée, téléfilmée. Une révélation ? Une affirmation.



PS de l’auteur sur Messenger : « Merci beaucoup, je suis très touchée. Merci »

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