Ciel sans étoiles : Frontière(s)


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Helmut Käutner.


Dans Ciel sans étoiles (Helmut Käutner, 1955), Anna & Carl ne cessent d’aller, de (re)venir, de (re)passer la frontière, pas encore matérialisée par un mur : la caméra comprend, accompagne ce contradictoire mouvement émouvant. Voici, presque en catimini, un grand petit film allemand, pas tant d’un autre temps. Hier, la Frontier représentait une utopie US ; désormais, délocalisée en UE, elle anime l’imaginaire des « migrants ». En 1952, époque de l’opus, sept années viennent de s’écouler depuis la défaite « d’Adolf », familiarité infernale, fossé de 39, mais la guerre n’en finit pas, cette fois-ci infanticide, fraternelle, davantage individuelle, idem cruelle. La séparation politique, économique, idéologique, duplique en plus une fracture intérieure, entre une mère solitaire et son fils fissa orphelin définitif. En RDA, la camarade Anna bosse à l’usine, sous l’œil et surtout l’oreille d’un contremaître compréhensif, tandis qu’en RFA, les parents du père tombé au champ d’horreur, mince pour l’armistice, gèrent un commerce, songent à s’agrandir. Quoi de mieux pour le gosse déguisé en cow-boy, méprisé par les « indigènes » de son âge, Peaux-Rouges à drapeau pareil ? Vivre à l’Ouest, dans l’aisance, dans le consumérisme, dans le cocon concon ? (Sur)vivre à l’Est, en exil, au sein d’une seconde famille, recomposée puis décomposée ? L’humanisme du cinéaste, qui ne filme jamais des salauds, ni des (super-)héros, se tamise de lucidité, sinon d’expressionnisme, beau boulot du directeur de la photo Kurt Hasse, alors Ciel sans étoiles évoque à sa façon Carnival of Souls (Herk Harvey, 1962), autre récit de féminine et provisoire résurrection après plongeon. Ici, Roméo & Juliette ressemblent à Tristan & Yseut, leur mort programmée, à peine repoussée, dépourvue de pathos, rappelle celle du couple SM de Duel au soleil (King Vidor, 1946).




Quelques centimètres de terre tiennent à l’écart les mains des fuyards fauchés par le trop tard, les balles rivales, l’enfant esseulé descend du camion, marche vers une barrière baissée… peut-être s’agit-il déjà du rejeton de Good Bye Lenin! (Wolfgang Becker, 2003), illusionniste maternel, ou d’un (con)frère du dessillé suicidaire de Allemagne année zéro (Roberto Rossellini, 1948). Néanmoins nos aimables amants vont de l’avant, en travelling homonyme, rencontrent des gens généreux, décident de changer, de bouger, de s’aventurer vers l’avenir. Au milieu du mouvement, du déchirement, du courant, ils s’accordent Le Temps d’aimer et le Temps de mourir, dirait Douglas Sirk en 1958, c’est-à-dire qu’ils ne se disent rien près d’une scierie, qu’ils contemplent en commun la modification de la lumière, des ombres, sur le bois odorant, des souvenirs d’antan, qu’ils font l’amour en zone neutre, no man’s land épargné par les policiers complices de leur silence, sommeil, sérénité. L’échec de l’échappée d’Anna & Carl repose sur un malentendu, de laissez-passer poignant, réduit à néant, apporté par un Russe amateur d’échecs, amoureux, allez, de la prolétaire flanquée de son père amer, ancien professeur obsédé par des fautes, pas seulement d’orthographe, qui ressasse, fait la cuisine, fait grise mine, proprio au bout du rouleau, dont l’épouse perdit une partie de sa raison à Dresde, elle-même survivante des bombardements alliés, eh ouais. Le désastre personnel, précédé par de l’érotisme édénique, Renoir dut apprécier l’ondine indépendante, attirante, blessée, pas blessante, par une sorte de légèreté tendue, de lyrisme dépressif, se déploie sur une plus large échelle, esquisse, délesté de la caricature, de l’imposture, l’impasse de deux systèmes structurels, existentiels, a priori antagonistes, le capitalisme et le communisme en réalité meilleurs ennemis unis contre l’insouciance, la désobéissance, la spiritualité, la corporalité, l’intimité, l’altérité.



Une cuisse infectée, merci au tireur zélé, une paume amochée, merci au fil barbelé, ça se soigne, ça se panse, Dieu nous envoie l’oubli afin d’abolir la souffrance, si l’on en croit la grand-mère traumatisée précitée. Comment, cependant, panser les plaies des esprits, apaiser le passé, réduire les distances, réconcilier la nation ? Doté d’un tel argument, d’un pareil questionnement, Ciel sans étoiles pouvait vite verser dans le démonstratif, le message émollient, le pathétique en effet pathétique. Parce qu’un vrai réalisateur (et auteur et narrateur) se tient derrière l’objectif, parce que chaque plan emporte dans son élan, parce que ce métrage quasiment méconnu, pas une seconde malvenu, charme à chaque minute par sa beauté, son intégrité, son intelligence, sa justesse, Ciel sans étoiles constitue de visu une réussite évidente, pertinente, une œuvre valeureuse éclairant son temps et notre présent. Sensuel, actuel, drôle et tendre, impitoyable et très recommandable, le film primé à domicile du fréquentable Helmut Käutner confirme tout le bien pensé par votre serviteur à propos de La Paloma (1944) et du Général du diable (1955). Il bénéficie de surcroît d’une distribution à l’unisson, remarquable casting choral où reconnaître un juvénile tovarich nommé Horst Buchholz. Certes, les mélomanes pourront se plaindre de la partition parfois pesante de Bernhard Eichhorn – comparé au reste, à sa qualité, à son intensité, ceci ne nuit, en sourdine s’écoute, ne déroute. En définitive, l’intermède idéal ne dure qu’un dimanche, qualifié de « beau », au détriment de « marrant », correspondance d’inconscience avec la dichotomie kantienne du « beau » et du « sublime ». Ouvrage rural et urbain, solaire et sombre, modeste et majeur, tracé avec acuité, vivacité, Ciel sans étoiles brille sur la rétine, cartographie les cœurs, cède le Paradis et concerne/séduit aujourd’hui.


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