Rambo : Le Vagabond


Prendre les armes, fondre en larmes, exécuter un programme ou rendre l’âme.


Pour mon propre père

« Retour du refoulé », vietnamien à défaut d’être freudien ? Bien sûr, davantage : retour du fils prodigue, dans un éden déserté, endeuillé, retour d’entre les morts, qui le hantent encore, ce christ fissa refoulé par les flics, purifié à la dure, en parodie impitoyable du baptême. Ici, les cicatrices s’interprètent en stigmates ; ici, un policier provincial, rural, brutal, excellent Brian Dennehy, prend des allures de Ponce Pilate luciférien ; ici, David Caruso, sans lunettes, devient le rouquin témoin des humiliations de saison, des traitements indécents, prodigués par de sadiques et piètres et joyeux agents. Chasseur de cerf à la Robert De Niro (Voyage au bout de l’enfer, Michael Cimino, 1978), fugitif forestier, accompagné par les percussions puissantes de Jerry Goldsmith, modèle non officiel du Motorcycle Boy de Rusty James (Francis Ford Coppola, 1983), l’homme des bois aux abois, le traumatisé en terrain miné, de mine magnanime, décide in extremis de mettre à sac la petite ville trop tranquille, guère hospitalière. Rambo: First Blood (Ted Kotcheff, 1982) s’avère par conséquent un survival dépressif, revisitant avec talent deux motifs importants de l’Americana, de son cinéma, à savoir l’outsider et la small town. À le revoir en vitesse en 2019, pour ainsi dire à la veille de la sortie de Rambo: Last Blood (Adrian Grunberg, 2019), il résonne à la fois avec The Thing (John Carpenter, 1982), son contemporain, et, certes en moins sarcastique, avec Gremlins (Joe Dante, 1984). Il s’agit, à trois reprises, en milieu hostile, humide ou enneigé, d’affronter une familière, guerrière, altérité, alors que la fusillade du commissariat renvoie directement vers Assaut (Carpenter, 1976). Victime d’un coup de Trafalgar, d’un coup de matraque sur les reins, pour rien, l’ex-soldat, à présent paria, sème esseulé le bazar, le désordre, le scandale, fantôme infernal qui ne cesse de disparaître, de renaître, par exemple une fois franchi un pont en direction de Portland, en écho renversé au Harker de Murnau (Nosferatu le vampire, 1922).



« Dieu n’a pas fait Rambo » affirme le colonel Trautman, convaincant Richard Crenna, clin d’œil à Frankenstein et à sa créature impure, référence d’évidence, relevée par le principal intéressé, mais John J. refit Sylvester Stallone, six ans après le succès mérité, critique, public, de Rocky (John G. Avildsen, 1976). L’étreinte ultime, masculine, retravaille d’ailleurs celle du boxeur au grand cœur et de son irrésistible Adrienne sur le ring. Retour à Sigmund : la parole libère, permet d’être entendu, double sens, du père, presque éternel, monologue gore méritant un Oscar, même dérisoire, même en VF valeureuse. Mec de peu de mots, taciturne par la force des choses, l’affreux de l’uniforme, Johnny s’exprime bien, en flot joycien. Film d’acteurs, de froide fureur, de discrète ironie, de colère et de mélancolie, Rambo souffre toutefois d’une absence d’ampleur, d’un déficit de style, car le Canadien Kotcheff, qui commettra ensuite Retour vers l’enfer (1983), où Gene Hackman modélise Chuck Norris (Portés disparus, Joseph Zito, 1984), se cantonne à un classicisme soigné, impersonnel. Néanmoins sa modestie séduit, sa marginalité assumée ne manque pas de pertinence. Accueilli par une « femme de couleur », le vétéran vagabond, machine à tuer, à la fabuleuse efficacité, « cinglé » auquel on peut pardonner, en tout cas essayer, se situe du côté des recalés, des désargentés, de tous ceux que l’Amérique nordiste de Ronald Reagan voudra oublier, opprimer, à fond enfouie au sein de sa folie, à la Patrick Bateman, le bien nommé narrateur à faire rire et à faire peur du American Psycho de Bret Easton Ellis. Les suites dispensables signées George Pan Cosmatos (Rambo 2 : La Mission, 1985) puis Peter MacDonald (Rambo 3, 1988) entérineront la transformation, le changement d’orientation.


Comme s’il manquait une Marie à tout ceci, à cette adaptation infidèle d’un roman de David Morrell, Sly assortit subito son alter ego sado-maso de femmes fréquentables, Co Bao/Julia Nickson pour le deuxième opus, Sarah Miller/Julie Benz dans John Rambo (Stallone, 2008) + Paz Vega, Adriana Barraza et Yvette Monreal selon le cinquième titre précité de la fameuse franchise. Au dernier plan, au dernier instant, de son chemin de croix laïc, entre types, de son calvaire d’ancien béret vert, John Rambo regarde sur sa droite, éclairé en clair-obscur éloquent par des projecteurs, rescapé des ténèbres de l’horreur, extérieure, intérieure, quasiment à la Conrad ; menotté, il évite d’être (re)crucifié, acquiert enfin une forme de liberté. Que voit-il, au bord du profil, en travelling de défilé, de haie d’honneur inversée, le panoramique précédent telle une boucle bouclée avec son homologue liminaire, bucolique, lyrique ? Peut-être un peu du destin de l’Amérique, un brin du sien, désormais mexicain. Bye-bye à la Birmanie, cependant la mission demeure la même – sauver une femme, sauver son âme, en finir à l’infini avec un conflit intériorisé, délocalisé, ressusciter, au risque de la redite, un mythe étasunien, une persona personnelle, au retentissement collectif, à la légende pérenne. 


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