Que l’amour : Music of My Life
« On vit tous en province
quand on vit trop longtemps » ? On y (dé)chante aussi.
Que l’amour montre en même temps un mystère et
une mémoire, celui d’une épiphanie, celle de l’Algérie. « Abdel chante
Brel » affirme l’affiche, obligeamment apposée à Alger, alors, par
conséquent, on l’entend, on assiste au(x) spectacle(s), auparavant à
l’installation, aux répétitions, le principal intéressé entouré de ses potes ou
partenaires intéressants, à côté travaillant, comme lui-même, loueur de
voitures presque naval, estival, parisien adoptif délocalisé au Pays basque. Ce
documentaire dynamique et sincère, jamais angélique ni austère, épouse une
courbe bien (re)connue, d’une ascension suivie d’une chute, utilisée à
plusieurs reprises par le ciné US fictif, a
fortiori psychologique, mis en musique, à dimension (mél)dramatique, remember l’exemplaire The
Rose (Mark Rydell, 1979), vrai-faux biopic
d’une certaine Janis Joplin. Ce qui devait constituer une sorte de
couronnement, un retour aux origines doublé d’un sacre à domicile, s’avère en
réalité un crève-cœur et un crève-oreille, la faute au public épars, aux
larsens en série. Toutefois le chanteur, tout sauf imitateur, va jusqu’au bout,
n’abandonne pas Ne me quitte pas, ne déçoit point la dame le demandant. Petit
soldat presque à la Jean-Luc Godard, délesté de torture, de baignoire, Abdel
poursuit son sacerdoce, au-delà des animations, des banquets, des noces, il
accomplit en adulte, loin du tumulte, son chemin vers la rédemption, laisse
loin derrière les « bêtises » et les « conneries » d’hier.
Sur les terres d’Abdelaziz Bouteflika, un batteur diplomate, aux bonnes idées,
de rythme, de traduction, cite la philosophie à périple de Jonathan Livingston le goéland (Hall
Bartlett, 1973), la route, surtout en direction du bonheur, toujours plus
importante que la destination, les promesses de l’horizon.
Sous nos yeux, à notre écoute, en
miroir du miroir fantomatique, factuel, de la caméra, de la psyché où se
déguiser, s’amuser, drolatique plutôt que narcissique, Abdel se réalise, ne
s’idéalise, se met en scène, ne nous sème. Portrait diffracté d’une
personnalité, d’un passé, d’une obsession, d’une transmission, Que
l’amour traite de thèmes dits d’actualité, l’identité, la masculinité,
l’accomplissement de soi, la place personnelle, intemporelle, universelle, d’un
art populaire, qualifié à tort et à raison par Serge Gainsbourg de (détournement
de) mineur(e), sans justement les traiter en tant que tels, préférant au pesant
exposé le léger sensoriel. On le sait, les chansonnettes sentimentales
séduisaient François Truffaut, cf. la fameuse défense de Fanny Ardant donnée
dans La
Femme d’à côté (1981). Certes, le lien entre stupidité et vérité peut
être discuté, et les albums de Brel, méchamment mais assez justement surnommé
« l’abbé Brel » à ses débuts, se situent largement au-dessus du
tout-venant, souvent désolant, voire vaseux, de la « variété française »
(ou francophone). Cependant, tout ceci, pas encore ennobli, en dépit d’éditions de poche de recueils complets, de biographies remarquées, notamment les travaux
d’Olivier Todd, sinon d’inscription recommandée au sein des manuels des bambins,
représente un corpus valeureux,
salutaire, à chaque fois faire ressusciter ensemble, le temps d’une soirée, au
moyen du bel effort de tout son corps. Conté comme une confession en voix off, Que l’amour alterne à
parts inégales les multiples régimes d’images, de visages, de paysages. On y
découvre ainsi Brel à la TV (pas privée), invité applaudi de récente
indépendance, déjà pacifiste au moment des redoutables
« événements », on y aperçoit l’océan atlantique et une Oran
gastronomique, thé à la menthe + gros gâteaux de générosité obligés.
On y entrevoit des extraits de
concert numérisés, muets, pas seulement pour des questions de droits coûteux,
des photographies solaires, empoussiérées, une violence évasive, archivée, un incipit en POV, dos tourné, very Rosetta (Luc & Jean-Pierre
Dardenne, 1999), un voyage immobile, aux silhouettes taciturnes, en train aux
vitres panoramiques, locomotive de locomotion et de cinéma méta, (re)lisez-moi
ou pas, dès les frères Lumière, conducteurs-contrôleurs de L’Arrivée d’un train en gare de La
Ciotat (1896), manière de se mouvoir, déplacer à distance, d’abolir les
distances, de remonter le cours d’un CV, en quête d’une mère célibataire,
battante, admiratrice de Mireille Mathieu. Dans ce film d’hommes dû à une
femme, l’épouse (et l’enfant) se positionne hors-champ, suivant son
consentement, selon sa volonté, tandis que la maman dissimule à demi-mots, joli
moment, une déception amoureuse, en compagnie de deux copines et sous le regard
étonné, attentif, de son affalé fils. Ici réside la troisième texture du
métrage, sa mélancolie en sourdine, en filigrane, devinée à l’occasion d’une
nocturne errance, en bord de Seine, au bord de l’enfance, d’un échange avec le
père autrefois en prison, improbable rappeur sachant transcender sa rancœur,
capable de déclarer à un Abdel assis, touché, tête baissée, toute sa fierté. La
scène intense, sereine, résonne avec un autre dialogue remarquable, mémorable,
parmi Marius (Alexandre Korda & Marcel Pagnol, 1931), Alger, bien
sûr, un chouïa aux allures de Marseille, ports à proximité, d’anciens
adversaires en mesure de surmonter leurs communes blessures, de parler la même
langue, de se comprendre, double sens. « Ennemis
intimes » (mise au pluriel du titre homonyme de Florent-Emilio Siri, 2007),
les Français (« de souche », expression hideuse) et les « Maghrébins »
(Abdel se désigne tel, se fait défriser chez le coiffeur, ses cheveux moins
soyeux que ceux des « Chinois », dommage) ?
Évidemment, regretterait France Gall,
néanmoins, de facto, détenteurs de
liens, de correspondances tissées au-dessus des souffrances. D’ailleurs, dans
le sillage du conflit anticolonial, l’Algérie traversa des années de guerre
civile, Abdel, à la vingtaine et demi, en témoigne, via son anecdote de voitures servant d’abri pendant les passages des
militaires. Les différences, les affrontements, les déchirements d’antan, du
présent, ne cesseront demain, en Méditerranée ou anywhere – raison supplémentaire pour agir avec intelligence, observer
avec lucidité. Documentariste primée, critique à Positif, enseignante
spécialisée, accessoirement productrice et directrice de la photographie, en
tout cas parfois, issue de la sociologie, liseuse de scripts (pour ARTE, taclée pour manque de liberté), fan du féminisme à la Delphine Seyrig
(son prochain projet), du japonisme à la Naomi Kawase (Rien ne s’efface, 2007),
Lætitia Mikles se soucie avec finesse, délicatesse, énergie, empathie, de ses « sujets »,
des individus dépareillés qu’elle choisit d’accompagner avec respect, humilité,
la nécessité d’une intégration, vocable désormais très connoté, d’une discussion,
d’une mutuelle compréhension, en fil d’Ariane a priori de ses essais consacrés à la scolarisation d’une gamine
trisomique (Lucie va à l’école, 2001), à la conversation tactile entre
sourds et aveugles (Touchée, 2003), à la repentance d’un yakuza dessiné (Kijima
Stories,
2013), à la polymorphie d’un ancien fugueur métamorphosé en plasticien, en chef
cuisinier new-yorkais (Et là-bas souffle le vent, 2015), en
écho à la toque éphémère d’Abdel reconverti en propriétaire de resto. Si, pour
elle, pourquoi filmer demeure une énigme, en reflet de la passion dépeinte,
filmer la marge, en marge, représente une évidence, au diable la bien-pensance, malgré un
financement du CNC, de son Fonds Images
de la diversité, amen.
Les « minorités », terme
vite risible, employé par la majorité (de quoi ? de qui ? sur quels
critères ? à quel dessein ?), se composent, sorry du truisme,
d’individus, d’unicités, de trajectoires et de discrétions mêlées, entrelacées.
La cinéaste ne filme à aucun instant un saint, un représentant, un exemple, un
spécimen : avec un classicisme élégant, précision et pertinence du moindre
plan, y compris au risque de la rime, de l’illustratif, fenêtres en tandem, de texte, de façade, pays plat en
doublé, belge ou oranais, elle filme en femme fréquentable (et abordable, à la
fin de la séance) un homme aimable, un être de chair et de sang, au « bagou »
charmant, au sourire désarmant, elle sait inscrire au creux du récit de
révélation, d’initiation, d’émancipation, ses silences, ses absences, son
ballon, son émotion, son endurance, sa prestance. Abdel, « rebeu » auquel
une conseillère judiciaire conseilla naguère de se rebaptiser Rayane – dans Taxi
(Gérard Pirès & Luc Besson, 1998), Samy Naceri interprète un personnage
prénommé Daniel, CQFD –, se retrouve en Brel, et chacun, chacune, peut, à sa
propre échelle, se reconnaître en lui, éprouver son trac, sa pétomanie de
cérémonie, sa tristesse obstinée, son désir
d’exigence et d’intégrité. Puisque je possède une réputation d’amateur de films
classés d’horreur, je papotai en aparté, avec la réalisatrice, à propos de L’Exorciste
(William Friedkin, 1973) et de Shining (Stanley Kubrick, 1980), je
lui laissai mon adresse de courriel, adressez-moi de la documentation, merci,
je la devance aujourd’hui, en espérant que cet article ne lui déplaise. Au
niveau de l’année de naissance, douze mois en moins (pour moi) nous séparent,
ils ne sauraient servir d’obstacle à la poursuite de notre suivi, sur petit
écran de PC ou sur grand écran de ciné, allez.
En attendant, si ma prose privée
d’anamorphose parvient à vous influencer, lectrices et lecteurs dépourvus de
faces, filez fissa découvrir Que l’amour, « documentaire de
création », admettons, bientôt, j’allume une bougie, en bon athée,
distribué, diffusé. Vous y verrez non pas la naissance d’une star à dollars, un feel good movie
inspiré par Bruce Springsteen (Music of My Life, Gurinder Chadha,
2019), idem identitaire, de surcroît
communautaire, davantage le déploiement d’une sensibilité, d’une fluidité, d’une
dualité, d’un artisanat entre le plaisir et l’appréhension, où le réel, ses
histoires, sa luminosité, son opacité, enchantent et désenchantent, à l’image
du monde, des humains (dirait le vieil homme des rues, en amour avec le
répertoire de Charles Aznavour), de leurs existences fascinantes et de leurs
films ou chansons de tout, de rien, de ton destin et du mien.
En PS, une correspondance au présent :
Bonjour Jean-Pascal
Un grand merci pour
l'article paru sur votre blog consacré à Que
l'Amour. Article d'une grande érudition cinéphile, pointu, fouillé, dont
les références révèlent un éclectisme ouvert et éclairé. J'ai été très touchée
par ce que vous avez dit du film. Je vous envoie comme promis la petite revue
de presse qui commence à se constituer autour du film.
Bien à vous,
Lætitia
Bonsoir Lætitia,
Merci à vous, surtout. John
B. Root itou me qualifia d’érudit ; disons que je possède encore un peu de
mémoire et l’usage de ma lucidité. Rien de pire que la spécialisation, l’expertise,
le marché de niche, le communautarisme, au cinéma, au-delà : Welles,
professionnel suprême, célébrait le statut d’amateur, dont l’étymologie nous
renvoie évidemment vers Que l’amour.
Quant au sacristain Scorsese, il ne paraît jamais loin, à l’horizon de la rédemption...
Votre serviteur
provincial,
Jean-Pascal
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