Les Noces rouges : La Vérité
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Claude
Chabrol.
Chabrol sociologue ? Chabrol
philosophe, a fortiori ici. La
bibliothécaire austère, un brin commère, suppose que le pavé offert doit être
difficile à lire, la fifille confirme. De quoi s’agit-il ? D’un essai obscur
de Michel Souriau, professeur, doyen, recteur, légionnaire d’honneur décoré d’une
croix de Grande Guerre et donc auteur de Éthique transréelle, paru aux
Éditions de Minuit en 1961. Peu importe, à vrai dire, ce que contiennent les 752
pages recensées, puisque l’hermétique intitulé – Mimi médita également sur Le
Mystère de Mallarmé, misère ! – définit le ciné, surtout celui-ci,
lui va comme un gant, comme le gant de Stéphane Audran, posé sur le volant,
pouce à peine en mouvement, tandis qu’un second Michel, Piccoli, rétame son
mari à la barre de fer, fichtre. D’une DS à l’autre, fi de Fantômas, bye-bye Barthes, de la
grise à la noire, conduite par un homme ou une femme, déesse funeste à laquelle
sacrifier sa pauvre épouse neurasthénique, quelques gouttes « de plus en
plus amères » feront l’affaire, son piètre époux impuissant, politicien
malin, motivé par le gain du terrain, couvert par ses accointances
présidentielles, de la science-fiction, bien sûr. Le fait divers éloigne la
politique, se frotte les mains le préfet, le cinéaste censuré, sortie
repoussée, s’inspire de faits vrais eux-mêmes miroités par la fiction, disons la
trame du Facteur sonne toujours deux fois de Jim Cain délocalisée dans
la France provinciale pompidolienne, portrait du commentateur magnanime des
mœurs mortelles de Russier Gabrielle, remember
Mourir
d’aimer (André Cayatte, 1971), de l’amateur de poésie, compris. Cela se
passe au sein d’un milieu précis et cependant l’essentiel se situe ailleurs, au
creux des cœurs, des cuisses, les amants criminels, moins vampiriques et
juvéniles que ceux de François Ozon (1999), idem
issus de l’actu, se repaissant de leur passion charnelle, insatiables de sexe,
étreintes pourtant pudiques, de panoramique sur le calme lac ensoleillé,
guère olé olé.
L’érotisme inoffensif, Chabrol s’en
fiche et nous itou. Le cadre petit-bourgeois, château falot recouvert de lierre,
à la grille grinçante, à l’instar de l’humour noir, vite portraituré via un retour en arrière d’une vingtaine
de minutes, voici comment ils se rencontrèrent, travelling arrière puis avant de spectacle scolaire, de meeting intempestif, amorcé, mouvement
de va-et-vient évocateur, prometteur, voilà comment ils vont à présent
commettre l’irréversible, suture sonore de mariage au-dehors, de joie manifeste
en contrepoint de leur discrète tristesse, ah, te quitter, mon amour, permet au
réalisateur de se focaliser sur le feu noir du couple en déroute, sur la route.
« Chez ces gens-là », raillerait Brel, l’aisance autorise la
présence, gare à l’absence suspecte, découverte, l’intense, l’obsession, l’irréflexion,
cf. la question pragmatique du flic sur la solution du départ, évasion
possible, rétrospective, désormais définitivement envolée, mains menottées,
serrées, à l’éloquence silencieuse. Le spectateur sincère dépasse la satire, ne
saurait assimiler l’observation à l’entomologie. Brûlant d’empathie, Chabrol
chauffe à blanc ses amants, son métrage en apparence et aux apparences
sages ; il ne filme pas des monstres, des salauds, des spécimens d’insectes
abjects, nonobstant habillés par Karl Lagerfeld & Cerruti 1881, merci, mais
des êtres de chair, de sang, de crime et de châtiment, Dostoïevski assourdi
davantage qu’Eschyle choisi. Et il matérialise ses questions de morale, il
donne à voir, à la Godard, une morale du regard, sa maïeutique magnifiée par
une actrice et deux acteurs au sommet de leur puissance expressive en retrait, maintenue,
tendue, précieux-délicieux Piéplu. Au bout d’une heure, Les Noces rouges (1973)
comporte un superbe plan-séquence dépressif et jouissif, très antonionien par
son décor marin, hivernal, par sa chorégraphie de la caméra, des comédiens se
jouant la comédie sociale de l’adultère, de la bonne affaire, tu baises ma
femme, mon cher Pierre, néanmoins je te tiens par les couilles pour mon
embrouille, toi le type de gauche, chic, quelle trique.
Ensuite, reprise de la préoccupation supra, l’assassinat nocturne se déroule
hors-champ, rassurant, jusqu’à ce qu’un gros plan du second Claude renvoie sur
notre visage la violence de sa face défaite, fracassée, ensanglantée, point
adoucie par la direction de la photographie veloutée de Jean Rabier. La mort,
Paul le disait, formulait la morbidité de la curieuse Hélène, sa belle
belle-fille, ne possède aucune beauté, le Hitchcock du Rideau déchiré (1966) et
de Frenzy
(1972) ne me contredira pas. Tuer/manger/copuler salement, par conséquent, et
en sus illustrer les conséquences de pulsions par procuration. Un
révolutionnaire se foutrait du traquenard de Paul Delamare, le pardonnerait en
juste renversement, accorderait une fin heureuse au couple d’entourloupe – pas
Chabrol, conservateur et co-signataire avec Éric Rohmer d’une exégèse balèze
consacrée au catholicisme hitchcockien. La scène fonctionne en écho à la coda
de La
Cérémonie
(1995), au marxisme en boomerang, au
massacre familial en musique par les domestiques et au deus ex machina d’un accident de la circulation à cassette
magnétique explicite. Malgré l’égide des Euménides, Les Noces rouges s’apparente
plutôt à une tragi-comédie débutée à la Psychose (Alfred Hitchcock, 1960) et
conclue telle La Loi du silence (AH, 1953), délivrance de l’aveu en tandem, je t’aime tant que je te
décharge presque de ta responsabilité, ma Lucienne adorée, mère célibataire
orpheline, Sisyphe du jardinage adepte du café bien fait, chiche, bonniche,
sujette à la crise d’hystérie, porteuse de bas noirs, de combinaison rouge,
complice mutique au sac oublié qui nécessite l’explosion d’une vitre côté
passager pour sortir de son autarcie, sortir du véhicule couleur tombale en
automate de tournant de campagne.
Une fois le pont passé, pas de
spectres en vue, salut à Nosferatu, amitiés à Murnau, les retrouvailles déjà au
goût de funérailles d’une émule de Lady Chatterley, allons forniquer au creux
des fourrés de la forêt, au risque de croiser des pêcheurs autant amateurs que
le reste du casting, recruté sur
place, parmi l’aimable et anonyme populace. Le sombre thème de Pierre Jansen,
usité en musique dite de source, comprenez diffusé à la radio, accompagne
Pierre/Piccoli, le pousse en avant, épouse son élan, remémore à l’oreille le
sens herrmannien du fatum à Phoenix,
Arizona, la chambre d’hôtel et le soutien-gorge ébène de Janet Leigh
précédemment remplacés par un dessus-de-lit rose et une sieste solitaire d’après-midi
maladif de Clotilde Joano, jadis au générique des Bonnes Femmes (1960),
hélas décédée d’un cancer à la quarantaine, en 1974, dans le sillage du
tournage de L’Horloger de Saint-Paul de Bertrand Tavernier. Toujours au
rayon des réminiscences, le vertige en stéréo, ressenti, symbolique, renvoie
vers Vertigo
(Hitchcock, 1958) et signe la formation en pharmacie de Chabrol, transmission
paternelle en rime avec le père médecin d’un certain Flaubert : le romantisme naturaliste s’ancre
encore dans le corps, invite la trivialité du thé préparé à la cuisine
intimiste. En remède à l’ennui municipal, électoral, à l’abrutissement devant
la TV, retravail du motif de La Femme infidèle (1969), Lucienne,
au pieu, confesse ne pas avoir trompé Paul, bienfaiteur mauvais baiseur, d’où
ses Folies
bourgeoises (Chabrol, 1976) réalistes, d’où la chambre à part, on se
marre entre femelles à ses grimaces ensommeillées, on se soûle au chaud champagne
muséal tendance Crying Freeman (Christophe Gans, 1995), on met en scène un crash à base de « brouillard »,
tu parles, on se déguise en mauvais témoin endeuillé, aux yeux clairs, aux faux
airs d’Isabelle Huppert relookée en Violette Nozière (1978), on macère
dans le romanesque médiocre, sublimation de médiocrité, on se voue au
vaudeville avorté, on récolte la rumeur semée, on présage Le Fantôme de la liberté
(Luis Buñuel, 1974), Piéplu & Piccoli s’y recollent.
« J’ai peur que vous soyez des
assassins ! » proclame la progéniture transalpine éthérée, doublée, Eliana De
Santis, cadeau de co-production, sorte de grande sœur de la gosse en ascenseur de Pulsions (Brian De Palma,
1980) dévisageant Angie Dickinson, adultère affolée car peut-être contaminée
par une IST, femme malheureuse, aventureuse, trop peu radieuse, et non fautive
achevée sans pitié pour salaire de son péché, pour preuve exemplaire en mode slasher de la « domination
masculine », interprétation-instrumentalisation-victimisation à la con de
foutues féministes fascistes, pléonasme, incapables de saisir son désir, sa
mélancolie, promptes à manifester dans les médias, aux abords des cinémas, leur
mépris rassis de la supposée misogynie du brillant Brian. Chez Chabrol & De
Palma, sur l’écran, au-delà, l’innocence n’existe pas, les innocentes se
salissent, Romy Schneider en 1975 (Les Innocents aux mains sales) ou
Sissy Spacek en 1976 (Carrie au bal du diable), a contrario d’une culpabilité partagée,
dépeinte avec lucidité, mansuétude. Les métrages étriqués de petits juges, les
traités d’humanisme naïf, sélectif, directif, les indignations et les
condamnations de saison, ils ne s’en soucient, en dépit d’un moralisme évident,
permanent, d’une éthique économique, politique et cinématographique. Dans le
système capitaliste, à dimension US ou à taille hexagonale, la sexualité, sinon
l’abstinence, se monnaie, la beauté participe de la fierté, Lucienne,
faussement sereine, arrivée, installée, impulsive, prudente, pas assez
prévoyante, retour inopiné du maire parti à Paris, en larmes, rendant les
armes, « Oui ma chérie, tu as eu raison », représente un trophée en
représentation, une eau qui dort de mise à mort. Sa propre descendante la
dénonce, avidité de vérité, souvenir de Vichy, de son Œil homonyme (Chabrol, 1993), écho
du Corbeau
(1943) de Clouzot, ultime ironie des bonnes intentions, d’une injonction de disculpation
en accélération d’arrestation, sans doute d’exécution.
Pour avoir voulu éviter le scandale d’un
divorce dédoublé, les assassins d’occasion, dotés d’une courte vue, se feront
écourter la tête, connaîtront le cynisme du journalisme, l’exhibition de leur
compulsion, de leur machiavélisme du dimanche. En conclusion, ces noces moroses
s’apprécient en moralité sur l’inertie, l’immaturité, le mensonge généralisé, à
droite, à gauche, dans les relations et à l’horizon. Avatar transgenre d’Emma
Bovary, Pierre se tient derrière sa fenêtre au rideau crème, guette l’apparition
épistolaire, funéraire, de Lucienne, mirage du mariage, de l’amour formulé,
dis-moi que tu m’aimes, du temps présent passé ensemble, la nuit nous
appartient, en plein – il se fait son cinéma, à domicile, il rêve éveillé. Le
réel, traversé, voire transcendé, par l’art des images en mouvement, sonorisées, temporalisées, le
rappelle à l’ordre, le remet aux forces de l’ordre, remet de l’ordre dans son
infernal trio à la Francis Girod (1974, Romy & Piccoli bis). Pierre & Lucienne voulaient baiser, se font baiser, privés
de Spinoza, trop peu philosophes, c’est-à-dire amoureux de la sagesse, délivrés
de la caverne des illusions, trop portés sur les corps caverneux et la vanité d’une
vie plus sexy, mieux remplie, le
ratage d’une tactique délestée d’éthique, CQFD, en effet.
Chabrol, la peinture de moeurs, ici provinciales, dans l'esprit d'une ambition toute Balzacienne ;
RépondreSupprimerhttps://books.google.fr/books?id=ur8kEAAAQBAJ&pg=PT262&lpg=PT262&dq=chabrol+et+balzac+noces+rouges&source=bl&ots=uF8SNbLsTl&sig=ACfU3U36lFew3qV28MOfr9zIEh7MBbTNdg&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwiFt8y_reDvAhUJyoUKHQt8Crs4FBDoATAFegQIARAD#v=onepage&q=chabrol%20et%20balzac%20noces%20rouges&f=false
Mankiewicz & Balzac, pourquoi pas, mais aussi Flaubert & Minnelli, comme si les personnages de Chabrol se perdaient entre l'idéalisme rêvé, du cadre réel la cruauté...
SupprimerEn effet il y a de cela aussi ,
SupprimerBalzac pour la peinture des caractères, études de mœurs et en particulier les relations inter générationnelles avec le destin qui circule librement au travers d'elles tel un furet sauvage et indomptable...