Le Boucher : L’Institutrice


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Claude Chabrol.


Réminiscences d’Alina Reyes.

« Vous aimez la viande ? », « Vous aimez le cinéma ? » : Popaul et Mademoiselle Hélène ne parlent pas la même langue, que le boucher donne à couper, si le rosbif déplaît aux convives, elle collectionne les reproductions de tableaux, en décore les murs de son logement de fonction, il collectionne les cadavres intacts de jeunes femmes inviolées, elle porte le deuil souriant d’un amour passé depuis dix ans, il voudrait l’embrasser, avoue venir la voir, le soir, silhouette sous sa fenêtre, mais ces deux-là se connaissent, se reconnaissent, se comprennent, s’apprécient et s’aiment à leur manière, sincère, mensongère, mortifère. Au cœur de leur accord secret, au propre, au figuré, ils s’entendent, ne se dénoncent pas, réside le vrai mystère de ce métrage en apparence trop clair, linéaire, lesté de symbolisme scolaire, de la grotte figurant une « psychologie des profondeurs », un primitivisme primordial, à la profession de la dénomination, à l’œdipien pedigree, aux quinze ans d’armée coloniale, en passant par la partition bruitiste, anxiogène, de Pierre Jansen, notez la basse, la harpe, la réverbération de déraison, quasiment à l’unisson du score à esses de Massacre à la tronçonneuse (Hooper, 1974), conte carnivore collatéral. Le Boucher, un film sur la culpabilité ? Oui et non, plutôt sur la complicité, sens duel, sentimental et criminel, car l’intérêt du spectateur se déplace vite de Jean Yanne, comme souvent excellent, vers Stéphane Audran, une fois de plus admirable, et blonde ! Si Paul ne trompe que son monde, si sa folie relève autant de la sociologie que de l’hommage à Fritz Lang, Popaul aussi perturbant et puéril que Peter Lorre selon M le maudit (1931), Hélène représente le réel soleil noir de l’opus solaire, estival, rural, dédicacé aux locaux accentués, portraiturés sans une once de condescendance, avec une hédoniste connivence.



Pas de bourgeois, pas cette fois, seulement de « braves gens du bourg », témoins à l’arrière-plan d’un dialogue presque à la Bernanos, néanmoins débarrassé d’arabesques métaphysiques, différence fondamentale entre Chabrol & Pialat, alors que les scènes de ripailles et de funérailles font dialoguer à distance le tandem de cinéastes. Maurice à son tour filma la France, l’enfance, les couples en déroute, remember Yanne & Marlène Jobert (Nous ne vieillirons pas ensemble, 1972), les tensions insoupçonnables, les vertiges inévitables, les flics, la mort, la peinture, pourtant son Mal à lui, maladie masculine, certes, prend une majuscule, pas celui de Claude, davantage trivial, banal, « banalité du mal » nazie délocalisée parmi le petit paradis pagnolesque du Périgord. La belle Hélène, exilée volontaire loin de Sainte-Hélène, pense apprendre à autrui, aux petits, en réalité, elle va apprendre ce qu’elle vaut, jusqu’où aller par amour pour un salaud, un « sadique », vocable vintage. Avec sa couleur capillaire très hitchcockienne, sa chasteté assumée, elle ne se contente pas d’embraser la cervelle du pauvre Popaul, elle lui offre, en forêt, un briquet, clin d’œil d’exégète à L’Inconnu du Nord-Express (Hitchcock, 1951). Mieux, ou pire, suivant le point de vue, a priori policier, elle le ramasse sur la cime du crime, elle laisse couler ses larmes en mangeant des cerises alcoolisées, amères, elle craque de soulagement, découvrant sa réplique identique, elle ne peut plus pratiquer le déni à la suite de sa disparition, piqué par le peintre improvisé, maladroit, regardez-moi en regard caméra. Pour salaire d’avoir su se taire, jouer les infirmières, les ambulancières, elle finit en plein air, au bout de la nuit, abasourdie, esseulée, sidérée, sinon damnée, sorte de Charon d’occasion, boucle bouclée de pont panoramiqué, d’eau qui dort, de Dordogne qui sent la mort, qui sent le sang à l’odeur identique chez les animaux et les hommes, qui écœurait le môme.


Faux polar, faux thriller, drame peu à peu épuré commencé dans l’euphorie de la comédie, champagne et sérénade inclus, Le Boucher (1970) esquisse un tueur en série, reste à sa surface fichtrement freudienne, platement antimilitariste, se focalise sur une seconde insanité, bien plus troublante et malaisante, féminine et dépourvue, merci, de la moindre misogynie. Après le virtuose travelling arrière en temps réel allant des noces à l’école, durant lequel Hélène & Popaul batifolent, se confient, fument en pleine rue, geste bientôt tabou de notre modernité hygiéniste, hypocrite, le découpage matérialise la nervosité de la directrice, à l’étroit dans son espace d’un autre âge, explicite et pudique rideau tiré devant le lit, son incapacité à rester en place, son besoin d’ouvrir la fenêtre, de respirer de l’air, saisie en zoom arrière. Hélène attend, quelque chose, quelqu’un, elle sait de toute sa conscience, son élégance, sa prestance de possible onaniste, que ne pas faire l’amour rend fou, que le faire, parfois, itou. La voici, la vraie folle à lier, avec laquelle se lier, qui, littéralement « dos au mur », confrontée à l’éclair du couteau de giallo, à nouveau de co-production franco-italienne, paraît s’abandonner à son tourmenteur préféré, prédestiné, à la fois sur le seuil de l’extase et de l’agonie, à l’instar de l’ultime victime de l’émouvant Voyeur (Powell, 1960). Que se passe-t-il au cours des trois fondus au noir successifs, sur l’arme, sur les visages ? Un évanouissement, un suicide ? Sans doute, pas seulement. Outre renvoyer vers la bienséance hollywoodienne d’autrefois, cachez ces étreintes ou les ligues de vertu imbuvables portent plainte, le procédé scelle en silence, en absence, à soi, au monde, leur pacte faustien, appelle l’obscurité au secours de la clarté, comme si la candide confession du psychotique, en écho dégraissé aux pénibles explications du psychiatre de Psychose (Hitchcock, 1960), coupait le courant, provoquait un court-circuit au creux du récit, de l’imagerie, troquait son caractère idyllique, bucolique, gentiment nostalgique, contre la nuit intime du fantastique effroyable, effrayant, tel un développement rétréci, en huis clos, serrures verrouillées un peu tard, en vain, à l’horreur diurne, ensoleillée, kubrickienne, de la découverte du corps cassé de la mariée, déchaussé à la Mais qui a tué Harry ? (Hitchcock, 1955), l’hémoglobine de sa main venant maculer la tartine d’une gamine, mince.


La scène du transport vers l’hôpital, qui n’en finit pas, se plaint Popaul, en train de vider son sac, de se vider de sa force vitale, ressemble, sous les arbres fluorescents, à une traversée des apparences, de la souffrance, en route pour la délivrance, et rappelle la morte-vivante Sylvia Kristel de Alice ou la Dernière Fugue (Chabrol, 1977) ou le « cauchemar » de Juste avant la nuit (Chabrol, 1971). L’intensité accumulée, incarnée, abstraite, suffit à transformer un vulgaire voyant lumineux d’ascenseur en équivalent d’un cœur qui bat, s’en va. Comme pendant le yoga gâché par l’arrivée de la police pressée, pataude, pitoyable, à deux pas à peine de l’assassin au chamberlain, tout (se) passe par/sur la face de Stéphane, qui ferme enfin les yeux, dit ainsi adieu. La maîtresse de la classe, la maîtresse classe, inaccessible, vestale provinciale, descendue de la capitale, à la séduction balzacienne, éclairante citation de dictée, peut remonter dans sa 2CV, peut-être envisager de se foutre à la flotte. Nietzsche le formula jadis, la monstruosité contamine, l’abîme s’avère un miroir – en Popaul, Hélène, le spectateur avec elle, contemple une inquiétante altérité, une familière atrocité, la Bête, grotesque, fidèle, reflète la Belle, passage à l’acte par procuration, point de non-retour du mortel amour. Sorte de version hardcore d’Emma Bovary, celle de Flaubert, celle d’Isabelle Huppert (Chabrol, 1991), où Jean Yanne s’affichait en pharmacien, formation à répétition du cinéaste cinéphile, Hélène David rêve en sourdine, se délecte par avance du gros gigot, rime gastronomique au segment de la série Alfred Hitchcock présente dirigé par le maître en personne, avec Barbara Bel Geddes, la Midge du contemporain Sueurs froides (1958), en épouse trompée, cuisinière assassine concoctée par le délictueux Roald Dahl, interrompt l’exercice littéraire pour le recevoir, forme avec Popaul un amusant duo pour les respectueux marmots.


Le vétéran navrant, marrant, impuissant, fera l’affaire afin de renverser son « bonheur insoutenable », à la Ira Levin, afin de faire exploser sa façade respectable, respectée, d’élément bien noté, bien placé, à l’irréprochable normalité, au célibat sympa. Quant au mari de la morte, « professeur des écoles » assommé, mal rasé, il sort du film par la petite porte, encore de façon littérale, aperçu, poignant, pas de pathos, please. La sauvagerie civilisée, le désir devient « aspiration », enseigne la chorégraphe fugace ; debout, de dos, elle place sous hypnose le marquis grimé, « andouille » mélancolique, tandis que Chabrol associe en montage alterné la cour de récré, l’arrivée quadrillée des uniformes sombres, les réunit au cours d’un même plan à deux dimensions, la bande-son disons innocente virussée en sourdine par la dinguerie des notes. Popaul, qui devrait consulter un médecin, pas le chaud lapin de Docteur Popaul (Chabrol, 1972), justement, ne supporte pas les films de guerre, ne comprend pas qu’ils puissent divertir, mais ce film de guerre à part entière, la sienne, obscène, solitaire, singulière, poursuivie par d’autres moyens tout autant malsains, se remémore les monuments aux morts, glisse dans l’oreille de l’auditeur une cloche d’église aux allures de glas. Cadré au millimètre par un certain Claude Zidi, nimbé de la sensualité attristée, ouatée, du directeur de la photographie Jean Rabier, Le Boucher corrobore le caractère provisoire, illusoire, de la paix, souligne, sous le glacis policé de la culture, acquise, transmise, insaisissable, ah, les problèmes crétins de trains, de robinets, la fosse aux serpents permanente, prégnante, des pulsions, domestiquées par intervalles via une idéalisation de saison, d’occasion, Hélène en Vierge de maternelle, maternante, en icône pas conne pour diable fréquentable.


Lorsque tout se dénoue, dérive vers le remords, la honte/haine de soi retournée contre soi-même, la rédemption se profile, l’horrible se métamorphose en fraternel. Parque impeccable, à l’écriture calligraphique, aux tenues chics, Hélène sourit à son soupirant sur sa civière, embrasse à sa demande le suppliant en sueur, kiss of death de la femme au pantin, de la muse solide, raisonnée, en bonne santé, au type maladif, émotif, rongé par le cancer de ses chimères, livide Lucifer. Grand petit film religieux, dans sa simplicité majestueux, Le Boucher nous en bouche un coin par sa précision artisanale, sa douce puissance, sa capacité à conjuguer salles colossales et recoins subtils. Au terme du film, du portrait de femme centrale, obscure, radieuse, taiseuse, le spectateur singe Stéphane, statue de sel impénétrable, double acception, sphinx à contre-jour, à contre-amour : l’énigme de Paul possède des solutions multiples, celle de la mutique Hélène conserve sa sorcellerie de succube, de rousse décolorée, d’actrice remarquable et remarquée.


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