Chez les fous : Shock Corridor


Fou de guerres à l’étranger ? Gare aux folies des Français…


À Antonin Artaud, Marseillais marteau ou momo

Je lui dis : Si vous n’êtes pas fou, pourquoi restez-vous dans une ville où tout le monde l’est ?
Il me dit : Parce que j’y gagne un argent fou ! Cest moi le banquier !

Raymond Devos

Hunter Thompson n’inventa pas le journalisme gonzo, vade retro, sous-genre sous-développé du porno, et Albert Londres n’attendit pas le personnage imprudent du film fiévreux de Samuel Fuller, sorti en 1963, de la novélisation simultanée sous son nom, pour s’investir in situ. Pour « porter la plume dans la plaie », précepte personnel indispensable, transposable, le reporter s’exporte puis rapporte, importe son « point de vue documenté », à la Vigo, animé par une similaire colère, tamisé par un humour en rime. Paru en 1925, Chez les fous ne se déroule pas à Nice, en Guyane, en Italie, en Russie, en Asie, en Afrique encore coloniale, en Palestine déjà tendue ; il se déploie à Paris, en province, il cartographie une France à la souffrance différenciée de celle, un brin SM, des « forçats de la route », désormais en déroute, dopage, dommage, du Tour de France, rebaptisé avec astuce, sinon précision, « tour de souffrance » l’année précédente, donc en 1924. Londres, visiteur lucide d’une « porte du sud », à savoir Marseille (1927), ville de votre serviteur, vous le savez, n’en finit pas de se faire mettre à la porte des maisons de santé « – comme la prison » homonyme. Mais il persiste et signe, signe un réquisitoire à la fois drolatique et horrifique. Celui qui commença par la poésie, celui qui incarna une forme majeure de liberté, de déplacement(s), de pensée, qui décrivit et agit, son indépendance au service d’une assistance à des personnes en danger, ici ou ailleurs, ne pouvait point passer à côté des internés, de leurs façons de (sur)vivre enfermés, parfois, souvent, pour rien, pour néant, afin de satisfaire une famille individuelle ou la famille humaine, de leur langage-paysage, de leur altérité radicale, conviviale, de leur étrangeté en effet inquiétante à force d’être familière, affirmerait Sigmund Freud.

Nul lecteur de Poe ne l’ignore, la folie affole et amuse, se fiche des frontières, s’avère davantage contagieuse que furieuse. Si Le Système du docteur Goudron et du professeur Plume (1845) demeure un sommet d’humour noir, que les anglophones traduisent justement par sick humor, se moque de son Candide d’occasion, démontre que l’insanité dirige l’asile à l’instant, un instant, en style western, en satire de la démocratie US, règne de la « canaille » honnie par l’auteur aristocratique, sudiste, dont la nouvelle se passe dans notre Sud à nous, boucle bouclée géographique, chic, Chez les fous relève de l’enquête, certes idem portée à la première personne, pratique une thématique très politique, ensuite reprise durant les seventies par le Foucault de Histoire de la folie à l’âge classique. Dès les années 20, supposées « folles », fichtre, on surveille, on punit, on écarte, on encadre. Près d’un siècle après, le lecteur en ligne découvre une réalité aussi comique et terrible que le texte qui la transcrit, la transcende, l’immortalise et prend acte de son proche décès, car « Le régime des asiles est condamné », contrairement à l’imagerie cinématographique de la dinguerie, promise à un riche avenir, je renvoie le lecteur vers mon bref essai consacré au sujet, intitulé en clin d’œil à Carpenter. Le journaliste peu populiste rassemble ses « Réflexions » dignes d’attention à la fin de son ouvrage, sorte de voyage intériorisé, entre quatre murs, la tête contre, rajoute Franju, résume ainsi sa moralité : « Notre devoir n’est pas de nous débarrasser du fou, mais de débarrasser le fou de sa folie. Si nous commencions ? » Auparavant, tout mène à l’aphorisme suivant : « Les asiles font des fous », CQFD de XXII chapitres, de 200 pages entre gondolages et outrages.



À l’époque, l’Hexagone compte « quatre-vingts immeubles officiels pour ses fous », établissements spécialisés à l’acmé de classe(s) représentée par les sanatoria, oui-da. Albert Londres se déplace presque partout et portraiture des pensionnaires au (pas si) drôle d’air. Les silhouettes s’esquissent, les allitérations s’accumulent, la douce mélancolie surgit, par exemple ici : « La quatrième était une dame qui pleurait sans bruit et sans mouchoir. Ses larmes s’allongeaient sur ses joues et tombaient abandonnées, sur sa robe noire ». Londres sacralise Toulouse, le toubib, pas la cité, se démerde avec un cinglé cosmopolite « à domicile », alter ego repoussoir, s’invite parmi une « cour d’agités », tend l’oreille en professionnel : « Les poètes, partis dans le cercle lumineux de leur inspiration, inventent des termes, les fous forgent leur vocabulaire. » Il fréquente des « dames » qu’escortent des sœurs, épouses du Christ aux prises avec les lubies et les repas des « furies », note que « Le mystère humain qu’est la folie s’épaissit dans les bâtiments pendant la nuit », qu’ils deviennent alors des « cloîtres diaboliques ». On se croirait disons à Loudun en compagnie d’Aldous Huxley & Ken Russell (Les Diables, 1971), on poursuit avec les persécutés, remarquez « la reine des cinémas », écoutez-la : « Or, tous ces ennemis qui m’accramponnent, c’est la faute du cinéma et du nitrate d’argent, qui font tous deux contact avec l’électricité. […] Le Crâne d’or, et Le Tombeau de l’Hindou, c’est moi qui ai tourné ces chefs-d’œuvre. » On descend en Haute-Garonne, à Braqueville (!), domaine de l’admirable docteur Dide, aux méthodes aimables, à l’armoire remplie de matière grise au sein d’ustensiles triviaux, « Parce que le pot de chambre, monsieur, est la forme idéale du cerveau ! »

À la violence involontaire de la démence, des assassins badins, répond celle de la raison, « clandestine », courante, inexcusable, « La folie, me disait une sœur, est une punition de Dieu. Les hommes y ajoutent la leur. » Des visites adviennent, des timbrées friquées font leurs courses salissantes, une Mademoiselle Suzanne, charmante et touchante érotomane, s’éprend du soignant patient, qui déchire avec régularité ses lettres enflammées. L’asile ressemble à Babel, inclut des compatriotes, futurs autonomes : « L’Algérie n’a pas d’asile, ni la Corse. On expédie ces fous dans le sud de la France. Mais la Corse abuse. Ses fous ne sont pas tous authentiques. » Trêve de rêve insulaire, égalitaire, retour au réel, au « peintre sur soie » en camisole fournissant les élégants Galeries Lafayette et Bon Marché de la capitale. Un article du code pénal napoléonien contredit une loi de 1838, ou l’inverse, tragi-comédie d’irresponsabilité judiciaire discutable. Tout ceci, schizophrénie législative, sanitaire et sociale, les « frères de la drogue » ne s’en soucient, « L’opiomane, le cocaïnomane, le morphinomane sont également des fous, mais, par convenance, on les appelle des toxicomanes », amen. Quant au solitaire Isoard, déclaré guéri, qu’il ne compte pas sur l’accueil réjoui de son village à la Boisset, va-t’en vite, pauvre et pestiféré demeuré. Puis Londres s’en prend aux psys, indignation prévisible en perspective : « Dans plusieurs siècles, la psychiatrie aura assuré ses bases. En l’an 2100, le guéri aura le droit d’être guéri. Présentement, il doit attendre son heure ; la science, elle, attend bien la sienne ! Le fou est né trop tôt. » L’internement abusif, prolongé, on connaît, merci. Même la vraie vie guère nervalienne paraît pervertie par ces mois au contact quotidien du bas plafond de l’araignée d’idiotisme des idiots, du Spider (2002) de Cronenberg & McGrath : « Et [les asiles] ne remettent pas l’esprit en place. Chaque jour, en sortant de ces maisons, la vie ordinaire me semblait bouleversée. »


Bouleversant, discrètement, souvenirs de jeunes filles captives, conscientes, suppliantes, Chez les fous plaide en faveur de la formation, de la compassion, de la compréhension, seule clé non rouillée, à déverrouiller, de la guérison. En 2019, Donald Trump dirige le destin des États-Unis, la psychanalyse monopolise, Emmanuel Macron méprise, Edgar Allan se marre. Et toi, dis-moi, que dis-tu de tout cela, de l’état du cinéma, de ton corps à moitié mort, du HP généralisé, numérisé, mondialisé, comment fais-tu pour conserver ta santé mentale, au-delà de la salle de ciné, pour ne pas te dissocier du monde, de toi-même, de ce reflet à fuir, à devenir fou, sur ton miroir fantomatique, hic ontologique ? Tu lis Albert Londres, tu partages son opus, ton sentiment en sus, loin des calmants, du naufrage, autour de quarante ans, dans les flammes du fait divers, de l’intéressant intéressé, fausse matrice du lisse et droitiste Tintin. Chez les fous, chacun y vit aujourd’hui, qu’il le sache ou non, tels les poissons inconscients de l’eau. Cependant le spectre de la « normalité », démagogique marotte hollandaise, effraie au carré, épaulé par la pénible bien-pensance, la moralisation rance, l’insipidité des publications, des déclarations, des commentaires, des excréments du mercredi, fosse à purin rétinien pareille à celle des femelles frénétiques, surmenées, peu effarouchées, en train de déféquer, décrites par Londres. Peut-être naissons-nous tous fous, certains le restant, cf. Beckett ; peut-être, histoire de regagner la grande santé sauvage, nietzschéenne, devons-nous nous reprendre, reprendre les clés de nos geôliers, nous libérer d’eux, de nous-mêmes, et, à défaut d’en faire l’éloge, hélas pour les sarcasmes d’Érasme, décider de s’enfouir dans la folie jolie, d’en retirer deux ou trois raisons de ne pas désespérer, de réfléchir à l’écart du pire, de créer au cœur de l’obscurité.

Muni de son regard remarquable, de son élan vibrant, de sa plume jamais de plumitif, Albert Londres éclaire la voie, de sa voix vive et vivante – si nous suivions ?

Commentaires

  1. JACK LONDON SOUVENIRS ET AVENTURES DU PAYS DE L'OR 1975 POCHE 10-18, repérable dans le clip Chanter pour ceux qui sont loin de chez eux, Michel Berger aurait voulu être peintre ou cinéaste...https://www.youtube.com/watch?v=VbyKJ3xm1Sg&list=PLAegkpM0euAgiTmVj31pbMwMIz_L04CYw&index=4&t=0s

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    1. Compositeur-producteur incontournable, surtout en matière de "variété française" non dépourvue de noblesse..

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  2. Raymond Devos acteur dans un film drolatique d'un humour assez déjanté, témoin d'une époque révolue, dans la grande famille de la douce folie, une belle brochette d'acteurs en ligne impériale...
    Le Sicilien, un film français réalisé par Pierre Chevalier et sorti en 1958 https://www.youtube.com/watch?v=AKriDOGC2T0

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    1. https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2021/05/un-film-une-ligne.html

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