Le Cinéma, forme de l’esprit : Au-delà du réel


Commentaire de texte ? Dialogue à distance…


Les Français ont besoin de savoir qu’on les aime. Ils ont un président qui les aime.

Brigitte Macron
Montage

Extraits d’un article de Roger Gilbert-Lecomte, paru en 1933 dans la revue Les Cahiers jaunes, numéro 4, repris en 1974 via les Œuvres complètes, tome I, chez Gallimard :

Le cinéma n’existe pas : il doit naître ou mourir.

Je ne suis pas un « technicien » du cinéma mais un « technicien » de l’essentiel je veux dire de l’esprit humain essentiellement.

Rechercher les obstacles qui s’opposent à l’existence du cinéma c’est exactement faire le procès de la société contemporaine, de l’esprit moderne, de la civilisation occidentale.

Dictature absolue du capital : de production onéreuse mais source immédiate de gains le cinéma est uniquement une industrie (régime de la concurrence et des trusts) et comme tel soumis au seul critérium des « bénéfices » qu’il peut procurer.

Il doit au nationalisme le contingentement, le protectionnisme. À l’hypocrisie du libéralisme la censure (approuvée pour comble par la plupart des cinéastes). À l’imbécillité de l’individualisme le cabotinage des acteurs, la mégalomanie des metteurs en scène et l’absence totale d’unité dans les recherches. À l’esprit démocratique la soumission au mythe du public, excuse de toutes les routines réactionnaires. Enfin à l’impérialisme il doit les jolis rôles d’assommoir à abrutir les masses, de bourreur de crâne patriotique et d’agent provocateur pour la prochaine guerre.

Esclave du régime économique le cinéma comme tous les autres modes d’expressions de l’esprit se trouve dans la douce alternative : la liberté ou la mort.

« Le cinéma est-il un art ? » Il est trop évident qu’à cette fréquente et sinistre question il faudrait répondre sans réserves par l’affirmative si miraculeusement le cinéma était soudain délivré de toutes les contraintes matérielles qui pèsent sur lui.

Depuis son invention jusqu’à l’heure présente toute la production cinégraphique peut être tenue pour nulle et non avenue.

N’ayant pas la place pour démontrer, je ne puis ici qu’affirmer qu’au déterminisme marxiste de l’évolution sociale vers un état communiste sans classe, sans famille et sans religion correspond une évolution de la pensée : à mesure que l’esprit dialectique vaincra la raison mécaniste à la phase scientifique-religieuse présente succédera une phase de pensée moniste (non idéaliste et non matérialiste).

Il conviendrait d’abord de procéder à une réduction dialectique du fait religieux à la sociologie magique et du merveilleux (dit « surnaturel ») à la nature même de l’esprit humain.

Or dans cette dernière recherche qui est celle même qui nous occupe le cinéma est amené à jouer un rôle immense grâce à ses possibilités.

En laissant de côté les découvertes, possibles dans un avenir proche, du cinéma coloré et du cinéma-dans-l’espace (le cinéma-en-relief est une erreur psychologique) qui n’existent pas encore, nous avons actuellement à notre disposition le cinéma muet d’une part et le cinéma sonore d’autre part : c’est-à-dire des rapports mobiles de formes, de surfaces d’ombre et de lumière et de sons. En outre, si l’œil de la caméra ne voit pas de lignes dans la nature nous avons néanmoins des rapports mobiles de ligne et de sons grâce aux dessins animés.

Que la vision du cinéma soit un rythme, c’est-à-dire un mouvement lié à l’absence, cela constitue la première condition qui nous permet d’envisager l’avenir possible du cinéma dialectique, du cinéma forme de l’esprit.

Voici la seule mais immense raison d’être du cinéma : médiateur entre l’esprit et la nature il peut exprimer en mouvement et sous formes sensibles le devenir des formes de l’esprit. Si l’homme lui fixe un jour ce but le cinéma peut devenir un moyen d’expression dont l’« invention » serait presque aussi importante que celle du langage et de l’écriture, exactement le langage plastique.

Ainsi le cinéma, moyen de recherches et d’expériences, deviendrait un mode de connaissance, une forme de l’esprit.

La remarque s’impose : pourquoi le cinéma est-il livré à la seule expression des activités les plus insignifiantes et les plus bêtes de l’esprit humain comme le roman ou l’opérette ? Pourquoi ne pas lui fixer pour but au contraire les plus hautes expressions de l’esprit, telles la poésie et la métaphysique dans le sens tout particulier où j’emploie ces deux termes ?

La réponse est évidente : toute tentative intelligente est rendue impossible par les contraintes économiques de notre société.

Mais à la seule possibilité toute théorique d’un tel emploi du cinéma on présente fréquemment cette objection : l’œil de vache de la caméra voit et enregistre les images d’une façon grossière et mécanique, sans choisir entre elles et en leur enlevant les qualités dont les revêt la perception de l’esprit.

Il convient de noter d’abord que ce reproche ne s’adresse pas à proprement parler au cinéma mais bien à la photographie. Aussi ne s’applique-t-il pas aux dessins animés.

Le vrai est que le cinéaste doit choisir ses images non pas dans la nature mais au studio parmi les essais filmés les plus divers car il est évident que le résultat d’une prise de vue, quelle qu’elle soit, demeure imprévisible.

La psychologie traditionnelle a su tirer quelques effets du cinéma : la faculté d’attention illustrée par l’angle de prise de vue et les gros plans, — les associations d’idées par le fondu, — la mémoire par les surimpressions.

Mais seule la psychologie des états fera servir toutes les possibilités du cinéma destiné à la représentation visuelle des formes mouvantes de l’esprit.

L’œil de la caméra peut devenir l’œil de l’esprit. Car le mouvement du cinéma peut reproduire celui de l’esprit par rapport au mouvement de la vie grâce à ses variations de vitesse inconnues jusqu’alors aux sens et qui permettent à la conscience de découvrir de nouveaux rythmes.

Aussi l’œil de la caméra peut devenir l’œil du cauchemar, le regard du sorcier, la clef des métamorphoses et saisir le fait lyrique dans son devenir instantané la métaphore poétique dans son essence : au moyen d’une technique minutieuse mais simple (flou, fondu et superpositions) il peut reproduire la mystérieuse transmutation paranoïaque que fait subir l’esprit aux objets dont il découvre soudain l’hallucinante horreur secrète : toutes les visions trop lucides du délire ; le rideau qui devient fantôme ; le crocodile qui se dessine dans la forme d’un arbre, devient réel, mouvant, puis se résorbe dans les lignes du bois, il reste l’arbre ; l’œil du nuage, les visages de ciel dans les branchages, la faune déchirée et hurlante du vent.

Enfin quand la photographie est impuissante à fixer certaines images de l’esprit, dans un domaine très vaste, vient le rôle du dessin animé (seul ou mêlé aux images cinégraphiques). Plus encore peut-être qu’une valeur humoristique ce mode d’expression possède une valeur poétique. Il apporte avec lui toutes les possibilités des lignes mouvantes et sonores.

Les possibilités sonores du cinéma apparaîtront lorsqu’on se décidera à rechercher le rôle spécifique du son subordonné au déroulement des images : un grand cri lumineux, les modulations des mares de l’eau.

On ne peut juger du cinéma parlant tant qu’une diction-de-cinéma ne sera pas trouvée.

Les adaptations musicales ne peuvent aboutir qu’à des résultats horriblement artistiques. Mais débarrassé de la musique et du langage le cinéma pourrait marier des rythmes de mouvements et de sons (ceux en particulier des instruments de percussion primitifs) susceptibles de provoquer physiologiquement des états collectifs d’exaltation, de transes, etc.

Le rôle véritable du cinéaste doit être par le moyen de ces diverses techniques de transposer sur l’écran toute la vie de l’esprit. De ce point de vue les formes de l’esprit sont de deux sortes : d’une part celles qui peuvent être rendues sensibles directement sous une apparence visuelle et sonore, d’autre part celles qui ne le peuvent pas.

À la première catégorie appartiennent par excellence les phosphènes et les rêves.

Un seul spectacle, au fond de même nature que les cérémonies magiques des primitifs, permettrait d’obtenir expérimentalement des variations d’états de conscience.

La projection d’images de rêves ou de délires sur l’écran — outre les services qu’elle pourrait rendre à la psychanalyse freudienne — jouerait un grand rôle dans la connaissance des mythes primordiaux de l’homme. Grâce à de telles images objectivées et soumises au critérium du trouble collectif, qu’elles provoqueraient, il serait possible de remonter aux sources profondes de l’esprit. Ce serait un moyen de recherche pour la démonstration de l’universalité du monde des rêves, des légendes et des mythologies.

Certains processus, certaines formes mouvantes de l’esprit ne se peuvent réduire directement à des images visuelles et sonores. En ce cas le cinéaste pourrait cependant les objectiver sur l’écran grâce à leurs correspondances swedenborgiennes, ou, selon le langage phénoménologiste, grâce à d’autres images appartenant à la même catégorie affective. Il faut alors entendre « catégorie affective » dans le sens de : principe d’unité pour l’esprit dans des représentations différentes qui l’affectent de la même manière ; — généralité non conceptuelle mais sentie ; — coloration, tonalité commune à certaines représentations que le sujet saisit immédiatement comme appartenant à toutes celles de la même catégorie. Un tel symbolisme est le propre de la pensée des primitifs, mais aussi de toute pensée poétique : tout est lié à tout selon un réseau de forces mystérieuses dont l’homme est, sans le savoir la plupart du temps, un centre d’émission et de réception.




Démontage

1933 ? King Kong & Adolf Hitler, mais aussi l’année du décès de la mère de Gilbert et son arrestation pour possession/usage de stupéfiants, de la rencontre avec Ruth Kronenberg, amour d’une vie de misère et de maladie, promise à Auschwitz. 1943 ? L’écrivain crève, septicémie de piquouse, âgé de trente-six ans, un 31 décembre, cinq mois avant l’ami-ennemi René Daumal, lui-même en couple avec Véra la Juive, idem amenuisé par les fameuses « difficultés matérielles », mis en bière en similaire demi-trentenaire. Nerval, Rimbaud, le mysticisme, le surréalisme, Breton & Paulhan, ceci sert de base, d’arrière-plan, (m’)importe assez peu. Demeure, huit décennies après, un texte lucide, injuste, daté, d’actualité, dont l’élégante clarté rédactionnelle contrebalance l’apparente obscurité du propos, l’éclaire de sa rigueur, de sa simplicité. Au sommaire également, Antonin Artaud le lut peut-être. Paddy Chayefsky & Ken Russell le connaissaient-ils ? Je ne le crois pas, même si leur excitant et décevant Altered States, c’est-à-dire, en VF, Au-delà du réel (1980), semblait illustrer en différé la phrase supra, personnelle définition-aspiration du cinéma selon Lecomte : « Un seul spectacle, au fond de même nature que les cérémonies magiques des primitifs, permettrait d’obtenir expérimentalement des variations d’états de conscience ». Et RGL connaissait-il Asquith, Bernard, DeMille, Dovjenko, Eisenstein, Feuillade, Griffith, Hitchcock, L’Herbier, Lang, Lubitsch, Murnau, Pabst, maîtres mutiques rassemblés parmi ma collection thématique ? Apparemment pas, dommage, mettons cela sur le manque de temps et le manque de santé, sur la came injectée volontiers, en passeport vers la mort, en fix d’épiphanie, point trop n’en faut à Michaux. Le voyage immobile, les cinéphiles le pratiquent au quotidien, presque pour rien, sans nourrir un dealeur, sur Netflix ou de préférence ailleurs.

Et ni le Robert De Niro de Il était une fois en Amérique (Sergio Leone, 1984) ni, plus récemment, la Stéphane Audran des Noces rouges (Claude Chabrol, 1973), pareillement allongés, songeurs en chœur, leur âme et leur œil intérieur envolés « au pays des souvenirs », dirait Mickiewicz au sujet de Conrad Wallenrod, ne me contrediront. Je dis cependant oui au cinéma à réinventer, tel l’amour rimbaldien, je modère le marxisme, pasolinien ou point, je me moque du communisme, je ne m’intéresse guère au monisme, néanmoins j’admets la réalité des liens, je salue l’importance allouée aux dessins animés, je me méfie du réalisme, je souligne à chaque occasion les puissances du son, le ciné en art audiovisuel, en dialectique des moyens expressifs, anatomiques, organiques. Quand je lis « diction-de-cinéma », je pense à Bresson ; quand je lis « adaptations musicales », je pense aux comédies homonymes, pour le meilleur des meilleures. Un chamane, le cinéaste ? Pourquoi pas, encore faudrait-il croire à l’au-delà, bis, aux replis du réel, à « l’inconscient collectif » jungien, alors que ci-gît la psychologie, que la psychanalyse relève de la lucrative imposture intellectuelle, certainement pas d’une quelconque thérapie, y compris alternative, verbalisée. Swedenborg ? Pas trop ma drogue, j’en reste aux correspondances à la Baudelaire, le « réseau » désormais multiplié, sinon modélisé, par Internet, l’homme perçu en poste de radio (« centre d’émission et de réception ») dorénavant doté de l’ubiquité numérisée, mondialisée, personnalisée, j’analyse tes données, je dessine ton shit en ligne, je surveille tes monstrueuses merveilles. Une note évoque « Les seuls films qui permettent de ne pas désespérer de la naissance du cinéma : les documentaires scientifiques » dédiés à la cristallisation, scientifique, pas stendhalienne, à la germination, à l’entomologie ; je renvoie le lecteur vers le libellé Statut de l’invisible.

Quant à la seconde, traitant de « cinépoème », de « cinémagie », d’une « intervention qui met en jeu toute l’action morale du XXème siècle », « éclosion » qui nécessite « sans doute le soleil soviétique », elle fait sourire, elle remémore le Soleil trompeur (1994) du poutinesque Nikita Mikhalkov. Quant à la coda en duo, là au même endroit, elle plaide en faveur d’une aide institutionnalisée, réclame des célèbres « moyens », antienne hexagonale : « Expérimentalement, je demande et j’attends du mécénat occidental le moyen de réaliser », fausse indépendance car au prix de la dépendance, hélas.

Remontage

Le cinéma n’appartient pas à l’État (français) ni aux studios (US), il appartient au public, au peuple, à tous ceux qui le fabriquent, le pensent, se dépensent pour lui, au propre et au figuré, art démocratique, démagogique, dictatorial, libérateur.  

Le cinéma commercial constitue un pléonasme, tant pis pour l’expérimental et l’underground, à l’arrogante discrétion, à la diffusion paupérisée, de musée, à ne pas confondre avec le cinéma mercantile, monopole du mercredi.

Le cinéma européen ? Une chimère à faire se marrer les Américains, un moyen de se montrer supérieurs à tous ces épiciers, vous comprenez, en petit comité, en festival de happy few, en récompenses risibles assorties de subventions nationales.

Le cinéma produit des objets esthétiques, économiques, politiques et poétiques, excusez les truismes à la suite, pas tellement évidents pour les myopes esthètes, les comptables attachés à leurs recettes, sens duel, les pitres apolitiques, les poètes de pub.

Le cinéma, on peut l’écrire, le théoriser, le rêver, on pourrait le réaliser sans l’expliciter, sans pontifier, sans se lamenter au lieu de se salir les mains, l’objectif, le cœur et l’entrecuisse, sans renoncer à son éthique, à sa liberté même fantomatique.

Le cinéma subit sa modestie, n’utilise pas assez ses possibilités, les développe à la manière limitée de nos capacités cognitives – on se sert d’une part réduite de son cerveau, on se contente en salles, à domicile, en mouvement, d’une moyenne médiocre.

Le cinéma se doit de (se) surprendre, de se méprendre, de reprendre le dessus sur tous ses adversaires, d’aujourd’hui, d’hier, les bien-pensants, les bien-votants, les bien-baisants, les bien-filmants, qui terrorisent, se victimisent, censurent, quelles crevures.  

Le cinéma, en tout cas celui qui me va, matérialise une intériorité, mélange les « genres » inexistants, idéologiques, mixe les imageries, se fout des frontières, se fiche des phalanstères, occulte les cultes et chagrine les chapelles, à la fois collectif et individuel.

Le cinéma change, me plaît lorsqu’il me dérange, me donne la nausée lorsqu’il essaie, en vain, de me rassurer, tout ira bien, tu ne mourras pas, tu ne perdras point les tiens, viens vite verser tes larmes et tes deniers sur mon épaule et sur mes produits boursiers.

Le cinéma, qui s’en occupe encore, à part les romantiques et les cyniques, les déçus du vécu et les professionnels du fric, avers et revers de la pièce unitaire, de la médaille duraille, en fat chocolat, César ou Oscars d’occasion, à la con, à l’horizon ?

Le cinéma, ma chérie, tu peux t’en passer, contrairement à moi, qui crains de ne pouvoir me passer de toi, de passer à côté de toi, à force de fricoter avec tous ces spectres, ces silhouettes, ces visages-paysages d’ici et maintenant ou d’un autre âge, rivage.

Le cinéma ? Te voilà chez toi, étrange étranger, utopie quantique, exotique, fière et familière, placée sous le signe dédoublé de la mère et de la mer, de la mort et du corps, du sérieux et du jeu, grand à la Daumal, réglé à la Renoir, auquel, (é)perdu, (se re)gagner.


Commentaires

  1. "Les Français ont besoin de savoir qu’on les aime. Ils ont un président qui les aime."
    Brigitte Macron...Question de cinéma cette phase vaudrait bien un film à minima, et à chacun de trouver sa catégorie...
    pour votre billet, merci pour l'interpellation, la richesse du propos et ces questions qui ne manquent pas de se poser, de se re poser à sa lecture...

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    Réponses
    1. Storytelling présidentiel perpétuel, à la truelle, au risque de la sécession, sinon de l'implosion.
      Merci, ici aussi, de vos passages en forme d'hommages.

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