L’Esprit de la ruche : La Musique de Candyman



Face au miroir, ils prononcent un nom fatidique, sésame de violence et du passé qui ne passe pas. Face à la musique, emportés par son élan, nous finissons par reconnaître cet ennemi dans la glace, qui nous ressemble tant…  


Il fallait toute la sensibilité de Philip Glass pour voir en Candyman une histoire d’amour plutôt qu’un film d’horreur, et tout son talent pour confectionner aux amants maudits l’écrin musical qui leur revenait de plein droit. Le romantisme noir irriguant sa partition, jugée par le compositeur trop courte en vue d’une édition discographique (il faudra donc attendre la suite des aventures du géant apiculteur, et la demande pressante de ses admirateurs, avant qu’un CD ne regroupe les deux œuvres), résonne avec celui des sœurs Brontë, de Bram Stoker ou des contes de fées pour adultes : nul hasard si Glass relut le Dracula de Browning avec le concours des cordes du Kronos Quartet et transforma La Belle et la Bête de Cocteau en opéra expérimental. De même que Bernard Herrmann vit à travers (à l’intérieur) de La Mort aux trousses bien plus qu’un simple road movie récréatif, version ludique et solaire du luciférien Sueurs froides, qu’il en révéla le cœur vibrant, celui d’une tragique romance égarée par les apparences, dans une mémorable scène de séduction en train, où sa musique prenait le relais d’un morceau plus léger et convenu d’André Previn (musique de compartiment et non plus d’ascenseur), Philip Glass ne donne jamais dans la redondance, le cliché, ses notes préférant emprunter des chemins de traverse malgré le balisage paresseux du genre.



Un piano, un orgue, une boîte à musique, des chœurs féminins et masculins : à partir de cette base presque élémentaire, dépouillée de la panoplie habituelle de l’imagerie horrifique, Glass érige une musique lyrique, mélancolique, sacrée, enfantine, parfois. S’il se sentit dans un premier temps trahi par le montage final du film, avec son réalisateur débarqué par la production, lui-même refusant les excès du gore et autres farces et attrapes traditionnelles, ainsi que le rappelle le producteur Don Christensen, il sut parfaitement retranscrire, souligner, magnifier la nature sentimentale de la fable, logée dans la rencontre de deux solitudes, sa noblesse (qui doit beaucoup au charisme de Tony Todd) et son humanité (forte et fragile Virginia Madsen, dans l’un de ses meilleurs rôles, étudiante en sociologie devenue Mère Courage par procuration, sauveuse d’un nouveau-né cerné par les flammes, y perdant sa belle chevelure préraphaélite et la vie). Le compositeur signe également une autre biographie musicale, après le Mishima de Schrader (l’une des BO préférées de Brian De Palma, cinéaste mélomane et opératique, avec sa caméra prima donna) et avant le Kundun de Scorsese, les trois figures, véritables et/ou romanesques, constituant un triptyque d’individus bigger than life, dont le destin funeste décuple la dimension mythique.



De Chicago à La Nouvelle-Orléans, du ghetto de Cabrini Green aux quartiers des esclaves, du martyre dans un champ ensoleillé à l’adieu à la chair prôné par le carnaval, de Candyman à Daniel Robitaille, du thème d’Helen la chercheuse à celui d’Annie l’institutrice, du réalisme urbain de Bernard Rose à l’onirisme sensuel et religieux de Bill Condon (partenaire de Clive Barker sur Ni dieux ni démons, leur biopic d’un autre mythe, le metteur en scène James Whale), Glass déploie un univers qui n’appartient qu’à lui, bien que rattaché au courant du minimalisme (Reich et Richter, par exemple, le dernier signant la belle élégie du Congrès). Influencée par la musique indienne, davantage préoccupée par le rythme, l’éternel retour du même dans des variations infinies, que par les lignes mélodiques – mais Candyman n’en manque pas, à commencer par ses deux remarquables thèmes féminins –, sa composition reflète à la perfection son travail polymorphe et permet à l’auditeur de se plonger facilement dans le mandala sonore, le maelström océanique les caractérisant. On doit se laisser porter par ces cercles concentriques, reliés à une énergie primordiale, une vraie « musique des sphères ». Le mysticisme de Glass tourne résolument le dos au diabolisme de Goldsmith, auteur d’une terrifiante messe noire pour La Malédiction. Ses chanteurs et chanteuses semblent ouvrir les portes du Ciel, à tout le moins celles d’un au-delà clément, à l’ancien esclave amputé (symboliquement castré, donc), abandonné au baiser mortel des abeilles, ainsi qu’aux femmes de sa vie (l’amoureuse réincarnée, la descendante bientôt enceinte). Ici, dans les courants de conscience et de musique, le destin et le temps s’abolissent, la répétition – d’un nom ou d’un motif – unit le croque-mitaine au crochet, cet éventreur noir en symbole de la mauvaise conscience blanche (et du désir tabou de mixité), avec l’ex-chauffeur de taxi new-yorkais, collectionneur de nominations à l’Oscar mais doté d’une absolue discrétion, d’une grande simplicité, l’un des derniers compositeurs romantiques, en somme, perdu parmi le cynisme contemporain…



On trouve assurément du Candyman (et du Mishima, et du Dracula) en Philip Glass ; la complexité de son écriture n’égale que sa chaleur, son charme immédiat, ici et maintenant, offerts à tous, vibrants de mille passions, d’innombrables arabesques, à la fois géométriques et affectives. Une musique aussi captivante, émouvante, puissante à l’instar d’un fleuve intérieur, ne pouvait que rencontrer le miroir des fantômes du cinéma (et des salles de bains !), donner chair et âme à ses spectres qui nous attirent tant, servir les anges exterminateurs qui ne veulent plus mourir et viennent se venger auprès des vivants sans lesquels ils ne peuvent survivre. La mélancolie du film et du protagoniste tient à cette contradiction en forme de réflexion méta sur l’origine adulte (le fait divers) et enfantine (le roman familial) de nos peurs, sur leur diffusion communautaire et intemporelle : sans la terreur qu’il provoque, sans le courage enfantin et incrédule pour l’évoquer, il cesse d’exister, se brise comme la glace du second film, amant sans mariage, géniteur sans paternité. Candyman, dans les replis mouvants des images ou des notes, s’avère avant tout un personnage de cinéma, une icône d’épouvante et un homme victime de ses frères humains, de sa couleur de peau trop différente, suspendu au regard et aux larmes des actrices (Virginia Madsen ou Kelly Rowan) autant qu’à celles du spectateur – les monstres, in fine, nous apprennent-ils autre chose qu’à regagner notre humanité ?                               

                                        

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