La Promise : Une créature de rêve


Sting en baron Frankenstein et Jennifer Beals en création émancipée ? Ce couple inattendu compte au nombre des divers atouts du film mésestimé, bientôt trentenaire, de Franc Roddam.


Davantage qu’à La Fiancée de Frankenstein, matrice avouable et avouée à laquelle le film rend un hommage digne et respectueux (comme Mel Brooks naguère au premier volet du diptyque de James Whale), on pense souvent et plutôt, en regardant La Promise, à La Belle et la Bête – un plan de voiles blancs animés par le vent dans un couloir obscur cite directement le Cocteau – ou à Freaks, voire à Meridian, le conte de fées érotique du prédestiné Charles Band, réalisé cinq ans plus tard. La vieille Europe, ses décors naturels et ses châteaux d’autrefois, inspire pareillement les deux titres, tourné en Italie ou en France : il suffit de poser sa caméra contemporaine à l’orée des bois, de passer le pont aux pierres séculaires, pour que les spectres de jadis, ceux des légendes orales et du cinéma en noir et blanc, viennent à la rencontre du spectateur des années 80, autant que de celui d’aujourd’hui.





Bien avant de créer MasterChef et d’adapter les classiques (Chaucer ou Melville) à la TV, Roddam, par ailleurs auteur du réputé Quadrophenia, basé sur un autre opéra rock des Who juste avant Tommy, le flamboyant mélodrame de Russell, se livrait à une sensuelle et réussie relecture d’un monstre devenu mythe, offrant au passage à Clancy Brown, caméléon prolifique et multimédia (il double moult jeux vidéo), mais surtout terrible Kurgan affronté par Christophe Lambert dans Highlander, le rôle de sa carrière, bien servi par son jeu subtil renouant, à sa manière, avec le pathétisme inoubliable du meurtrier fragile, humain, trop humain, de Karloff. Pour mémoire, au début des années 30, l’écran démoniaque n’hésitait pas à montrer des meurtres d’enfant, dans l’Allemagne irrespirable de M le maudit, dans la quiétude du lac sylvestre de Frankenstein. Désormais, le monstre se contente d’assister à un spectacle de Guignol, enfant (dans un corps d’adulte dé/recomposé) parmi d’autres.    







Le film de Roddam séduit tout d’abord par la beauté de sa lumière, que l’on doit au brillant Stephen H. Burum, collaborateur régulier d’un certain Brian De Palma, qui signa aussi la superbe photographie de La Foire des ténèbres, autre conte de fées pour adultes. Chaque image ravit l’œil, des intérieurs gothiques, empruntés aux architectures de la Universal d’avant-guerre, notamment le laboratoire du début, lieu incontournable, sous ses atours modernes ou plus anciens, de toute parabole sur l’hubris qui se respecte (la promise, en suspension sous ses bandages chirurgicaux, aiguillonnée par une gigantesque pointe phallique, évoque le bondage japonais), aux extérieurs ensoleillés des paysages régionaux (dont Sarlat, ville-musée souvent sollicitée par les reconstitutions historiques). Rien de décoratif dans ce déploiement de couleurs, d’ombres, de tons et de nuances, rien de gratuit dans cette tapisserie presque médiévale où viennent s’animer des personnages-types, des figures de blason jamais désincarnées grâce au talent de leurs interprètes (la voix de Police et Miss Beals s’en sortent avec les honneurs, le premier au moyen d'une distinction idéaliste et cynique, la seconde modulant son rôle de princesse urbaine et danseuse du très daté Flashdance, au profit d’une enfant sauvage bien plus charnelle et gracieuse que le gamin trouvé dans les bois puis « civilisé » par Truffaut).  
  







Il s’agit en définitive de célébrer la sensualité du monde (que chanta Kate Bush en s’inspirant de Joyce, pour un clip rappelant les productions des Archers), sa richesse visuelle et sonore, la corne d’abondance de toutes les sensations, chair rugueuse des arbres, chair tendre des corps, chair évocatrice des bâtisses, telles que les éprouvent les créatures nées de la main et de l’esprit de l’Homme, aussi émerveillées que des nouveau-nés. Plus encore que Whale, Roddam saisit bien toute la prodigalité, la virginité disons édénique de son environnement, sa dimension fantastique et cependant concrète, beau fruit mûr qui ne se savoure que grâce à la magie des images, sans omettre toutefois les gibets ni les fosses communes. À contre-courant du cinéma clipesque et publicitaire commençant à émerger pour un règne éphémère, avant la mainmise du virtuel, La Promise s’avère chant lyrique du monde « réel », qui n’oppose plus la science démiurgique et nocive à la religion conservatrice, sinon réactionnaire, mais à une nature dont l’innocence, la bonté intrinsèque, font écho à l’intériorité du couple monstrueux, émouvant d’humanité (leçon de tous les adeptes de l’anormalité, de la différence féconde, au rang desquels Tim Burton, avant qu’il ne commette Alice au pays des merveilles). Le film se prémunit enfin de tout manichéisme par des touches évidentes (l’animosité du directeur de cirque) ou plus subtiles (le bellâtre officier qu’éblouit Eva arbore une cicatrice sur le visage).      
   





Rousseauiste éloge de la marginalité, La Promise délivre également une fable sur l’éducation, l’apprentissage social, le conditionnement amoureux. Sting se rêve en Prometheus Unbound (il jette au feu la pièce de Shelley), amène son trophée dans la bonne société, fait parader sa fille par procuration – qu’il désire et convoite avec la même obsession taboue que le père de Peau d’âne – auprès des tenants du bon goût et des élégances, lui-même misfit, par ses expériences, par sa conception de la femme future, voulant intégrer la norme aristocratique (Veruschka, rescapée de Blow-Up, aperçue en altière Comtesse ; Geraldine Page, revenue d’entre Les Proies, en domestique sévère mais juste) ; il lui en coûtera plus cher encore qu’à ce pauvre Barry Lyndon malmené par Kubrick, puisqu’il paiera de sa vie sa passion jalouse et incestueuse, ainsi que ses aspirations de reconnaissance sociale. Mais la jeune Eva, au prénom bibliquement connoté, ne se laisse pas dominer, apprend vite et se libère du joug sentimental de son seigneur et maître conquis, bien plus faible qu’elle-même, homme de raison succombant à son obscur, immaculé objet du désir (et souhaitant contradictoirement son indépendance pour en faire son égale). Tandis que le X envahit les foyers, avec l’avènement de la VHS, le film entérine un néo-féminisme visible aussi dans Body Double et Aliens, le retour : voici venu le temps des femmes qui ne s’en laissent plus conter, sûres de leur sexualité, de leurs capacités, innées ou acquises, qui n’hésitent pas à traverser le miroir pour découvrir leurs origines, leurs puissances, en reflet de la mère immortelle du monstre, son enfant défiguré, Mary Shelley, bien sûr.  




Le métier de vivre implique la perte et Viktor – notez l’inversion des prénoms par rapport au roman original et l’étymologie latine de vainqueur – devra se séparer de son ami Rinaldo (feu David Rappaport), le nain qui lui fait le don précieux de son amitié et celui, plus rare encore, d’un nom, par conséquent d’une identité. Réuni à sa promise par un lien psychique en métaphore de l’amour, du destin parfois cruel qui lui réserve in fine son égale, apprenant à se connaître et reconnaître dans son regard féminin enfin dépourvu des préjugés de l’espèce (les yeux du cœur recommandés par Saint-Exupéry), il s’en va convoler logiquement à Venise, réalisant à sa place le rêve de son ami, petit Icare emporté dans les airs puis tombé à terre, noble victime qui ne perdit jamais foi en ses rêves. Le spectateur conquis à son tour ne peut que souhaiter bonne chance aux tourtereaux mal et si bien appariés, sans la Marche nuptiale de Mendelssohn, mais avec pour trousseau musical un beau thème lyrique et fougueux de Maurice Jarre, à l’image d’un film plus médiéval que victorien, (re)découvert avec plaisir.  


          

Commentaires

  1. Ton analyse très fine et pertinente donne vraiment envie de découvrir ce film rare et méconnu. J'attends donc avec impatience une sortie dvd dans nos contrées.

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    1. Merci ! Pour patienter, je te renvoie au beau thème de Maurice Jarre partagé ces jours-ci...

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