Giorgino : Le Territoire des loups


Les filmographies consacrées à la Grande Guerre oublient souvent le titre de Laurent Boutonnat, malade et orphelin, à l’image de son héros ; profitons de cette période commémorative pour en louer l’envoûtante beauté, aussi sombre que le sang noir de la mélancolie d’autrefois.


Le lieutenant démobilisé au patronyme italien, au diminutif et au regard d’enfant (une infirmière religieuse le confond avec un futur orphelin en ouverture), va mourir, nous le savons dès la première scène, cette visite médicale dans la lumière maladive et les tons sépia d’un hôpital de province, à l’ombre de la chambre des officiers et des dortoirs communs où gémissent et se taisent les gueules cassées de notre imaginaire militaire. Son agonie va s’étendre sur près de trois heures, elle va lui faire rencontrer une étrange jeune femme aux cheveux roux, mystérieuse comme un rêve ou un baiser, létale comme l’eau d’hiver tapie sous la surface d’un marais. Elle va surtout le mener au bout de lui-même, à bout de forces et de souffle, perdu avec sa promise dans l’immensité neigeuse, couple d’un conte de fées pour adultes bientôt rejoint par la meute des loups que précèdent leurs hurlements (et hurlevent) ou de troublants dessins denfants. Du corps gazé, asphyxié de toux, dénudé pour l’examen, au pauvre manteau noir qui ne réchauffe plus, au manteau blanc qui enserre les amants maudits à la façon d’un linceul, le film va mettre en scène les stations de son calvaire, les capturer en CinemaScope dans des couleurs ternes, délavées comme les uniformes des combattants partant pour leurs tranchées, aussi grises que son uniforme revêtu pour un faux départ parisien, avec mariage à la clé, cette seconde chance qu’il ne connaîtra jamais. Ce long voyage au bout de la nuit, de la rumeur, d’un pays et d’une âme solitaire, déracinée, s’achèvera dans une aveuglante virginité à perte de vue, un cimetière symboliquement enchâssé en elle, dernière demeure du docteur Degrâce (les patronymes – l’abbé Glaise, Madame Chevalier, le soldat Dumoulin – et les toponymes – Chanteloup, l’asile Sainte-Lucie, Mortemont – dénotent et soulignent la dimension orale, fantastique du film, au risque de la redondance) et de ses enfants, au propre et au figuré.         





Cette fresque intimiste, lyrique et sincère, ne méritait certes pas l’accueil critique glacial qu’elle reçut à sa sortie, moins encore l’indifférence populaire qui l’accompagna et finit de compromettre son sort financier hexagonal (les fans de Mylène Farmer, tout sauf personnage principal, ainsi que l’énonce clairement le titre de l’œuvre, ne s’y retrouvèrent sans doute pas), quand le film triompha… en Russie. Ulcéré, harassé par un tournage tendu, délocalisé en Tchécoslovaquie et Slovaquie (l’ironie corrigea l’économie, puisque le climat trop clément nécessita l’emploi d’une neige factice, en rappel de celle affrontée par Don Camillo chez Duvivier !), vraisemblablement endetté (malgré le partenariat avec Canal+ et PolyGram, le film coûta cher à son producteur, qui cumulait les postes, à la fois réalisateur, scénariste, compositeur et monteur), Boutonnat rachète tous les droits d’exploitation et se plonge, en guise d’antidote, dans la réalisation de l’album américain de sa muse, Anamorphosée, avec toujours Jeff Dahlgren à la guitare (et aux paroles mais non crédité). Il faudra attendre le succès de Jacquou le croquant, antithèse solaire et sentimentale de son deuxième film, qu’il retravaille le temps du prologue, dans lequel le gamin perd ses parents, pour qu’il autorise enfin une édition en DVD, treize ans (de malheur !) après. Auparavant, il réutilisera le motif funèbre en trois notes du « Petit Georges » pour lancer la carrière d’Alizée, protégée d’une égérie devenue femme d’affaires, à l’aide d’un clip cynique jouant avec le tabou de la sexualité mineure (Nabokov revu par Britney Spears, pour ainsi dire).



Loin de ces errances lestées d’une colère froide, redonnons la main à Giorgino, le temps d’un article, pour le suivre sur les chemins de son enfance, qui ne le mènent qu’entre les tombes (on se souvient de la plaisanterie cruelle de Maxime Le Forestier, rapportée par Thierry Séchan dans Nos amis les chanteurs : « Boutonnat, chaque fois qu’il passe devant un cimetière, il tourne un clip »). Dahlgren, aux faux airs de Johnny Depp, s’y trouvait bien entouré, acteur débutant secondé par une distribution homogène, selon la formule consacrée, de surcroît anglophone (l’éphémère comédienne arbore pour l’occasion un délicieux accent français) : la trop rare Frances Barber, vue notamment chez Frears et en cantatrice dans un épisode opératique d’Inspecteur Morse, Louise Fletcher, qui ne surveillait plus les coucous du nid, Jean-Pierre Aumont et Joss Ackland, blocs fragiles porteurs d’une mémoire de cinéma et de vie, et même Albert Dupontel, futur papa de Jacquou, en exécuteur au pied bot des basses œuvres de la psychiatrie d’alors. Le légendaire Pierre Guffroy, responsable, parmi d’autres collaborations prestigieuses avec Godard, Truffaut, Buñuel ou Polanski, des décors de Tess, dont le romantisme cruel inspira certainement notre cinéaste (accessoirement relecture de Madame Bovary, matrice de La Fille de Ryan, source avouée de Giorgino), signe l’environnement lépreux de la France d’octobre 1918, tandis que Jean-Pierre Sauvaire, découvert avec le somptueux (et très Hammer Horror, pour citer Kate Bush, une autre admiratrice des Hauts de Hurlevent) Plus grandir, se charge des ténèbres à l’avant-goût de tombeau. Boutonnat s’adjoint en outre Gilles Laurent (auteur de Bernie, du barry lyndonesque Pourvu qu’elles soient douces et du goyesque Sans logique) au scénario et deux présences féminines fidèles, Agnès Mouchel au montage, Carine Sarfati aux costumes.        




Quelques défauts altèrent le film, certes, personne ne le niera, pas même son défenseur : tendance au surdécoupage (aggravée dans Jacquou le croquant), ralentis maladroits, utilisation trop massive du sound design, dû à Jean Goudier, assisté au mixage par Thierry Rogen, collaborateur fréquent sur la discographie (ces trois scories emblématisées par le plan d’une chute de sucres d’orge n’en finissant pas de tomber puis de se répandre au sol avec un bruit de tonnerre ; ils reviendront à l’asile et dans le final)… Boutonnat ne vient pas du clip – il possède une formation de musicien et choqua le bourgeois avec son premier opus, réalisé à dix-sept ans, interdit aux moins de dix-huit, La Ballade de la féconductrice – mais son nom y demeure évidemment attaché, puisqu’il transforma l’exercice promotionnel en court métrage musical, délaissant les expérimentations vidéo des années 80 au profit de narrations cinéphiliques servant d’écrins événementiels à ses propres mélodies (et aux paroles de la chanteuse) – rien d’étonnant, dès lors, à ce qu’il en reproduise divers tics. Le pygmalion polyvalent érigea avec son égérie un « mythe » à l’usage d’un public volontiers porté au culte, voire à l’hystérie (dans le dreyeresque À quoi je sers…, elle visitait sa mythologie en retrouvant les personnages de ses clips précédents). Avec Giorgino, il poursuit le sillon imagier, à défaut d’iconique, en équilibre avec une histoire (d’amour et de mort) simple et linéaire. On peut refuser le rythme du film, l’estimer bien trop long pour son discours, mais le temps, au cinéma, s’avère encore plus subjectif qu’ailleurs et Lean, Leone, Tarkovski ou les plus contemporains Béla Tarr et Nuri Bilge Ceylan (cf. Il était une fois en Anatolie annoté par nos soins), parvinrent à transformer la durée de projection en temporalité singulière, nécessaire au déploiement de leurs réflexions sensuelles et subjectives sur le monde et la mémoire (collective et individuelle). À l’évidence, Boutonnat ne se situe pas à leur niveau (nul ne le lui demande), bien que son travail exploite les ressources chronologiques du cinéma, art audiovisuel du temps et des fantômes, ceux de la Première Guerre mondiale parmi d’autres.





Dans son rêve de cinéma, le réalisateur invoque des spectres familiers, ceux de Lean et d’Emily Brontë, au point de « refaire » des scènes (le lynchage, par exemple) ou de baptiser son héroïne Catherine et sa maison de production Heathcliff. Il surprend plutôt par ses clins d’œil à Winner (la séquence de l’asile comprend des freaks tout droit issus de La Sentinelle des maudits) et à Cassavetes (Giorgino cherche à ranimer l’ingénue après sa pendaison en lui faisant l’amour, écho du sauvetage intense et tout aussi physique de Lynn Carlin par Seymour Cassel dans Faces). Vingt ans après, ce projet muri depuis les années 70 conserve intacts le charme de son atmosphère morbide et la justesse de sa métaphore centrale. Les petites victimes de l’orphelinat renvoient à celles du champ de bataille, le drame local, circonscrit à un fait divers, s’élargit aux dimensions du deuil national. La meilleure part de Giorgino réside ici, dans son humilité orgueilleuse à n’épouser que sa propre route sans issue, à conter la chronique d’une mort annoncée, dans une bichromie – le noir de la nuit, le blanc de la neige – à l’opposé du bleu profond choisi par Besson (contacté au niveau du financement, remercié dans le générique de fin) pour repeindre ses Souffrances du jeune Werther à lui (Le Grand Bleu, sous son soleil sudiste, rendait presque sexy le suicide, préférant l’idéalisme des profondeurs à la vile surface du monde adulte ; ce retour à la matrice maternelle, à la Déesse Mère, baignant dans le liquide amniotique, dut en partie son succès générationnel à son aura écologique et romantique). Délaissant la démagogie « jeuniste » et l’emphase publicitaire (celle du Beineix de La Lune dans le caniveau, « cathédrale molle », suivant l’expression de Michel Chion dans La Musique au cinéma, à peine sauvée par un beau thème de Gabriel Yared), Boutonnat s’enfonce (s’enlise, diront les mauvaises langues) dans un romantisme noir et gothique en total décalage avec le postmodernisme émergent (Pulp Fiction en étendard).



Arrivé trop tard ou trop tôt, à l’instar du protagoniste cherchant des enfants déjà morts, qui ne trouve plus personne à qui distribuer ses sucreries (là aussi, on pense à la désaffection en salle), encore que les bluettes vampiriques ne s’avèrent qu’un bien pâle (aussi pâle que la peau de Pattinson) ersatz de cette fièvre sans remède, la fresque de chambre – oxymoron assumé – de Boutonnat séduit également par sa singularité, la folie du créateur rencontrant celle du personnage féminin, puisque tous deux semblent partager une identique obsession pour l’infanticide (envisagé sur un mode « historique » éloigné du Friedkin de La Nurse). Faut-il par ailleurs rappeler que la chanteuse emprunte son pseudonyme à l’actrice Frances Farmer, qui subit « dans la vraie vie » un internement, incarnée au cinéma par Jessica Lange dans un méconnu biopic ? Le film ne devient jamais un (trop) long clip, il s’inscrit au contraire dans un classicisme de longue date et de bon aloi, cadre solide pour aborder la pathologie mentale, d’un personnage et d’une époque. La « boucherie héroïque » vient de se terminer, mais la « Der des Ders » se révélera bientôt illusoire, et le passé regorge d’autres massacres d’innocents, comme dans des journaux poussiéreux s’entassent les rubriques nécrologiques dédiées aux enfants perdus. Film mortifère, sans horizon, déployant une galerie de morts-vivants, de femmes blessées, d’hommes impuissants, Giorgino évoque parfois un sabbat séculier, avec sa fausse sorcière aux cheveux rouges, ses harpies déchirées par le chagrin, son idiot (au sens dostoïevskien du terme) à la candeur insupportable, déplacée, ange de chair et de sang égaré dans un enfer de boue (naturelle et morale) infini, de deuil impossible, de sacrifice exorbitant. Dans cet univers d’outre-tombe, rongé par la lèpre du souvenir et l’absence de lendemain, il ne faut guère attendre un quelconque secours de la religion et l’église du final n’accueillera qu’un cheval indifférent à ce qui vient de se passer, buvant dans le bénitier, péché véniel ou règlement de comptes personnel avec une éducation honnie.




Survivant à L’Apprentissage de la ville, Giorgino éprouve de façon fugace Le Bonheur des tristes, résumerons-nous pour saluer la bouleversante autobiographie de Luc Dietrich en deux volets, lui-même placé en orphelinat, emporté par le conflit suivant (nous devons sa lecture à « Mylène », comme la nomment affectueusement ses admirateurs, comme l’appelait en silence le marionnettiste de Sans contrefaçon, abandonné par le « Giorgino Circus », et de cela nous lui garderons toujours reconnaissance). Son chemin de croix, on le disait, s’achève entre les tombes, enlacé par sa folle amoureuse et enfantine (un plan dénudé dans un lit résonne avec son équivalent chez le Brisseau de Noce blanche, Vanessa Paradis, autre chanteuse à la plus conséquente carrière à l’écran, endormie dans un cadre pictural immortalisant sa séduction de femme-enfant). Triplement orphelin, de ses parents biologiques, adoptifs, symboliques (les Degrâce), il voit enfin les loups, preuve de la santé mentale, de l’honnêteté de Catherine, ou bien simple hallucination au seuil du trépas (mais le plan large, dans son « objectivité », nous dit le contraire), esquisse un sourire tandis qu’elle le berce en une pietà à genoux – poignant épilogue de l’itinéraire hivernal d’un personnage christique, dont le nom signifie, ironiquement, dans sa langue maternelle, je voulus, fiché là dans la neige inexorable, lui qui voulut si peu, lui qui ne veut plus, à présent, que s’endormir entre les bras de sa fiancée, écarlate et livide, dans le don ultime d’un dernier baiser avant de mourir.                



Malgré ses limites, surtout lorsque les critiques l’appliquent au système hollywoodien des années 30 à 60, la théorie auteuriste souligne l’unité du regard et par conséquent de l’œuvre d’un cinéaste, s’attache à raison à sa personnalité décelable au sein d’un art par essence collectif et commercial. Dans cette optique, Giorgino « appartient » bel et bien à Laurent Boutonnat, et pas uniquement parce qu’il s’implique dans chaque département de production : sur le tout premier album du tandem, Cendres de lune, on entendait déjà les cris et les pleurs d’une enfant noyée, qui donnait son nom à la saisissante comptine Chloé, (en sus d’un bel hommage à Greta Garbo). Avec beaucoup plus de moyens, avec une ampleur de champ et d’ambition, Boutonnat nous narre la même histoire, filme la même perte, pour laquelle il compose un requiem – « Un verre qui chante, c’est un soldat qui meurt » défend l’aubergiste à sa fillette qui joue avec la vaisselle – dirigé à Prague par Yvan Cassar, escortant une grande part du métrage, comme durant « l’âge d’or » de Hollywood. Signalons que le réalisateur mélomane (ou l’inverse) tisse discrètement sa tapisserie sonore avec trois sources musicales « exogènes » : le puissant largo du troisième mouvement de la Symphonie numéro 1 de Bohuslav Martinů, compositeur tchèque prophète en son pays, utilisé lors de l’enterrement du père de Catherine, et les expérimentaux Uaxuctum (premier mouvement) et Pfhat, de Giacinto Scelsi, élève de Schoenberg, plusieurs fois interné, durant la découverte par Giorgino des chambres vides là où il croyait trouver les enfants « différents » de la fondation Roux, du nom de ses parents adoptifs (notez le raccord lexical avec la chevelure de la vierge folle).






Boutonnat, une fois encore, ne laisse rien au hasard, puisque la première pièce se veut une symphonie chorale sur la fin de la civilisation maya, quand Giorgino enregistre la fin d’un monde (et non la fin de la guerre, ou la guerre elle-même, aucun combat ne « décorant » le long métrage), en présage des révoltes paysannes de Jacquou le croquant cristallisant le renversement d’un certain ordre social, et la seconde comporte en sous-titre : « Un éclair… Et le ciel s’ouvrit ! » – espoir déçu et antithèse visuelle de son film (l’écran ne s’aveugle d’un fondu au blanc qu’après la « résurrection » de Catherine). L’ajout ponctuel et récurrent d’un duduk, une flûte arménienne au son « mystique », immatériel, achève de conférer au récit son altérité sonore et musicale, à l’unisson de sa parabole sur toutes les différences, maltraitées en temps de paix, abolies par les charniers en temps de guerre. Le conte de fées adulte n’oblitère jamais le réalisme du contexte : recruteur/bonimenteur plaidant en faveur de la Mère patrie, mention de l’armistice signé, insupportable hommage aux « Morts pour la France », mutilés par les loups dans les Balkans (remarquez encore les patronymes : Forestier ou Galopin), départ en masse des femmes annonciateur de l’exode de mai-juin 40… Giorgino lui aussi veut partir, direction Paris, où épouser Catherine, mais les hommes ne reviennent pas, et les enfants se noient : elle servira de parfait bouc émissaire à la vindicte maternelle, le sang de sa défloration en rime avec celui de sa chevelure arrachée pour les cierges soufflés dans un accès de colère.




Le conte accumule également les éléments (du crime) qui le placent sous le signe de l’enfance (Boutonnat, tradition française oblige, arrive après Duvivier, Vigo, Truffaut, Pialat et les autres) : Giorgio Volli ne termine pas son internat en pédiatrie ; les enfants se voient transférés au début de la guerre dans un orphelinat de montagne, comme emportés par le Joueur de flûte de Hamelin ; Catherine tète sa servante et elle accompagne Giorgino quand ils sucent leur pouce, éveillé ou endormie ; celui-ci, imitant la gamine de l’aubergiste, n’hésite pas à sauter au-dessus de la jambe en bois de l’abbé. Le personnage du docteur Degrâce, funèbre et facétieux, reconnaît en lui cette part d’enfance, l’appelle par son surnom et laisse libre cours à la sienne propre : durant l’enterrement de sa femme, il demande à Giorgino de souffler dans une langue de belle-mère déposée dans la poche de son manteau – le lieu de la perte inconsolable peut en effet provoquer le rire (souvent fou), et l’on se rappelle la mise en terre mémorable de Laura Palmer dans la série Twin Peaks. Aux jeux cruels de l’enfance, proposant de couper en deux le faux cadavre du jeune homme, répond le souvenir-épitaphe de Jean-Pierre Aumont évoquant « 12 petits nénuphars tout violets dans leur corolle noire » (douze comme les apôtres, sacrifiés à l’image du fils d’Abraham). Face à l’enfance, la religion figure sous l’aspect d’un Christ décapité (par Degrâce), de cierges allumés pour protéger un fils ou un mari partis au front, un ciel vide imploré par Giorgino, tandis que le vieil acteur se retrouve plongé dans l’eau glacée d’une tombe, sa tête surnageant à la surface, en réminiscence de celle du Crucifié dans sa baignoire : autant de fétiches d’une foi agonisante, comme le reste, impuissante à sauver les hommes absents et les femmes restées qui désormais blasphèment.





Et la mort innerve chaque image, depuis la réanimation ratée de Madame Degrâce jusquà l’ultime réplique de Giorgino (« Je crois que je vais mourir »). L’abbé avertit le nouveau venu : « On ne devrait pas parler des morts, surtout quand ils sont mal morts » et lui apprend que la grippe espagnole emporta tous les vieux du village l’an dernier. Degrâce enfonce le clou (du cercueil) : « Les animaux sont comme les hommes : ils n’aiment pas regarder la mort en face ». Giorgino voit de ses yeux la charrette fantôme qui emporte l’enfant et sa mère, ce garçonnet qui présage son propre sort, qui porte peut-être son propre prénom. Le premier docteur qui l’examine déclare « La mort a peur de vous », mais l’abbé, rejoint par Degrâce, s’inquiète : « Vous faites peur à voir… Vous êtes souffrant ? ». Frigorifié, transi, transformé en statue (en gisant) par la neige comme Nicholson dans Shining, Giorgino ne peut que promettre à Catherine qu’ils ne mourront jamais, pas plus que leurs enfants, vœu pieu bien sûr irréalisable. En regard de cette ombre permanente, telle une réponse maladive, désespérée, le film réserve des moments de tension sexuelle provoquée par la seule présence du personnage, désiré/redouté par toutes les femmes, qui se livrent à un colin-maillard égrillard durant la beuverie à l’auberge.





Ce tableau peint par un cinéaste/compositeur présente tout un bestiaire (médiéval, comme la mélancolie) où les chevaux se taillent la part du… lion, entre une chouette, des corbeaux, les oiseaux que fait chanter la douleur dans la question de Catherine enfant posée à l’abbé, les loups entendus par Giorgino (seulement le vent du nord de la vallée se moque gentiment Ackland). Un cheval, coaché par le fameux Mario Luraschi, ouvre et clôt le film : au début, les yeux bandés – suggestion d’Aumont lors de sa rencontre avec le héros, pour contrer la nervosité de la monture, expliquée par la présence invisible d’un cadavre –, sur le point de se faire abattre par d’indifférents bouchers, racheté par Giorgio, puis, à la fin, seul dans l’église. Bergman, dans L’Œuf du serpent, montrait un cheval éventré, métaphore de l’Allemagne de Weimar ; Jia Zhangke, dans A Touch of Sin, reprenait le motif équin pour sa radiographie de la Chine d’aujourd’hui. Boutonnat rejoint aussi le Bresson d’Au hasard Balthazar avec sa bête démontrant l’inhumanité des animaux bipèdes (on pense aussi au beau roman de Michael Morpurgo, Cheval de guerre, qu’adapta Spielberg). Témoins ou victimes de la cruauté des hommes, les animaux semblent cependant prémunis de leur folie.    





Du reste, le professeur Beaumont le confie à son jeune confrère : depuis l’hébergement des soldats, indiscernables des autres patients, son asile devient une vraie maison de fous (Thomas Murat, dans ses sous-titres, traduit madhouse par foutoir, perdant l’ironie). Pour éviter toute méprise, celle, par exemple, du narrateur du Système du docteur Goudron et du professeur Plume (le duo célébra Poe avec Allan), un seul remède – la marque au cou causée par les baignoires d’eau glacée. La folie généralisée de l’époque (et du film) unit les mutins de 1917, clairement désignés par Beaumont en écho à une révolte des patients du sous-sol, aux malades mentaux qu’il soigne, ne sachant toutefois distinguer le vrai du faux (il finira par vouloir interner Giorgino, qui porte à son cou la marque de la corde des gamins, qui déjoue aussi les clichés de joie et de volubilité italiennes louées par le bon docteur). L’auditeur attentif remarquera un même jeu sur les apparences et le travestissement au niveau musical, puisque le thème de Giorgino s’entend déformé par un accordéon lors de la scène de demande de dons publics (cet instrument symbolise paresseusement l’Hexagone dans la musique de film hollywoodienne, mais il peut engendrer de belles réussites, telle la composition lyrique de Jerry Fielding pour Scorpio).  




Giorgino, point de non-retour professionnel, césure dans le couple (médiatique, sentimental, artistique), geste romantique perdu d’avance dans une décennie cynique, constitue donc un adieu à l’enfance, à la pureté (de la neige, d’un sexe de femme rougi du premier sang), aux parents lisant le soir des contes à leurs enfants pour embellir leur sommeil (similaire au mensonge de l’abbé sur le retour au foyer des hommes disparus, les déclarations de guerres et les logorrhées de la propagande en revers maléfique, autres fables sanglantes servant à endormir la conscience des nations). Dans sa mélancolie inguérissable, dans sa fragilité déguisée en superproduction, dans le cœur brisé de son héros, gisent une troublante humanité, un sortilège prégnant. Certains qui franchirent les portes de l’orphelinat, posèrent les pieds sur le rivage et regardèrent s’éloigner le petit passeur « au drôle de visage », moderne Charon (À quoi je sers…), s’en souviennent encore – de leur jeunesse relative, de leurs rêves emportés, des êtres chers qui ne reviendront pas, ils doivent apprendre à leur tour à se défaire, afin de laisser cet enfant seul dans l’immense nuit, rendu davantage esseulé, fantomatique, par sa lanterne, s’en retourner nous y attendre tous : voici bien la magie noire de Giorgino, sur le point de s’exercer, n’en doutons pas, auprès du spectateur (de la spectatrice) volontaire à venir.  


Commentaires

  1. Très beau texte vibrant de la musique touchante aux couleurs de vos diverses émotions, admirations littéraires, cinématographiques si sincèrement partagées...
    Guerre dite grande de gaz asphyxiants, feux d'artifices des poudres de mille et une couleurs, orange aussi comme la chevelure de Jacqueline Kolb jeune épouse de Guillaume Apollinaire qui trouvait malgré tout la guerre si jolie et qui mourut de la grippe espagnole le corps tout noir, ce calciné mort vivant accompagné des slogans scandés sur le boulevard Saint-Germain en bas de son nichoir poétique parisien : "à bas Guillaume ! "Confusion des prénoms oblige, il fallut attendre et emprunter pour le mettre en terre, et sa femme dite La Jolie Rousse qui attendait un enfant qui ne vit jamais le jour...
    Question décor ambiance et violence fantastique, ce film Un roi sans divertissement, Giono, Leterrier,1963, reste pour moi (car fantastiquement souligné de la voix rocailleuse et blanche d'un Brel transcendant) une merveille de conte Pascalien et terrifiant : "
    Pourquoi faut-il que les hommes s'ennuient"
    https://www.youtube.com/watch?v=hWpMXqEPKE0

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    1. Merci !
      Je le suivis aussi, voire je le subis ; si Leterrier père un peu me désespère, je préfère me taire, au sujet des films de son fils...
      Sinon, voici un aperçu de l'estimable survival avec Neeson :
      https://www.youtube.com/watch?v=PqsCKy48XAo
      Encore un écho de filmique frigo :
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2019/05/arctic-les-survivants.html

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    2. Eh oui, vous analysez avec brio voir une touche parfois passionnelle ou parfois plus froide et technique, c'est selon les films en fin connaisseur du monde particulier des cinéastes, du fameux côté technique on en apprends beaucoup au fil de vos billets, aussi pour quelqu'un comme moi qui me laisse séduire par le côté ambiance, parfois très bluffante cette ambiance même dans des films plus ou moins réussis. Outre que, est-ce là un regard féminin ? je suis plus interpelée par le côté trouble psychologique que par la violence en actes, j'avoue fermer souvent dans les yeux devant certaines scènes qui si je les regardais trop fixement je sais qu'elles tourneraient en boucle dans ma tête à n'en plus finir.
      Vivre demande déjà de convoquer une telle énergie...

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