Il profumo della signora in nero : L’Ange noir


Deux ans après Chi l’ha vista morire? d’Aldo Lado, le tandem Francesco Barilli/Massimo D’Avack livre son propre opus, Il profumo della signora in nero, vrai-faux giallo et surtout attachant portrait de femme au bord de la folie.


Au début du film, qui repose sur ses frêles et graciles épaules, Mimsy Farmer, quittant son bel appartement romain du pittoresque quartier Coppedè – îlot architectural et intemporel, entre le fantastique et l’Art nouveau, à deux pas du centre historique, cadre de L’Oiseau au plumage de cristal et d’Inferno ; l’œuvre s’ouvre d’ailleurs sur un bateau d’enfant flottant dans la célèbre Fontaine des Grenouilles (mais le prince charmant s’avérera un assassin), annonce du drame biographique (le père disparu en mer) et métaphore de la psyché de l’héroïne sur le point de sombrer –, revient sur ses pas pour allumer une lampe, conjurer la solitude au moyen d’une présence, même artificielle. Dans ce détail réside un indice de son mal-être, de sa fragilité. Femme de science et de raison à la tête d’un laboratoire photographique, compagne d’un archéologue-aventurier familier de l’Afrique, dont il déterre les vestiges autant que les sombres secrets, sa garçonnière garnie de masques et d’armes d’ébène, de papillons épinglés, aussi, en mémoire de L’Obsédé signé Wyler, entomologiste et collectionneur particulier de jeunes femmes, Silvia, au prénom nervalien, comme Sylvie, l’une des Filles du feu, dans un long métrage faisant la part belle au jaune, jouant de « l’épanchement du songe dans la vie réelle » (Aurélia), dans sa blondeur immaculée, souffre d’un mal étrange, d’une douleur cachée, qui la ramènent au pays de l’enfance, avec pour porte d’entrée le cliché familial en noir et blanc du générique. Le Noir hilare qui évoque les forces obscures lors de la soirée entre amis, révèle son vrai projet en même temps qu’il indique l’itinéraire et le rythme du film : « Il faut du temps pour pénétrer dans le cerveau de quelqu’un ». 

Le tabou de l’interracialité, l’une des « niches » du divertissement pour adultes, remonte, on le sait, aux origines du cinéma, décelable chez Griffith, avec la figure du diable noir ne désirant que violer la vierge blanche, son honneur intact grâce à un précipice bienvenu (Naissance d’une nation). Il parcourt de nombreux titres, jusque dans le genre de l’horreur, avec par exemple l’envoûtant Candyman de Bernard Rose d’après Clive Barker, sorte de Belle et la Bête « ethnique » où la préraphaélite Virgina Madsen succombait au charme surnaturel de l’ancien esclave revanchard Tony Todd. Ferreri, sur un mode plus ludique, le traitera également, avec l’explicite Touche pas à la femme blanche !, son western anachronique et satirique tourné dans le chantier du Forum des Halles. Si Barilli utilise brièvement l’imagerie sexuelle, raciale (voire raciste ou pour le moins stéréotypée) de relations que domine une dynamique attirance/rejet, séduction biaisée par l’union physique et anxiogène des couleurs épidermiques (hantise du mélange, de l’impureté, de l’effacement génétique), notamment au cours d’une partie de tennis, durant laquelle la joueuse se blesse avec un clou fiché dans le manche de sa raquette, sous le regard vampirique de son partenaire, prompt à se saisir de sa main pour y lécher le sang, il s’intéresse davantage à la dimension psychologique et mythique de son récit.


Le parcours de Silvia, nouvelle Alice (le conte de Lewis Carroll, cité dans le texte, constitue l’un des sources revendiquées, l’épisode du thé avec le Chapelier fou et ses comparses fournissant une fausse conclusion en forme d’éliminatoires) perdue au pays des horreurs dans le reflux de la révolution des mœurs, résonne avec celui de Sylvia (encore !) Kristel chez Chabrol, autre relecture des Aventures d’Alice au pays des merveilles, et suit pareillement une rivière mentale sans retour, accomplit une dernière fugue (psychogénique) entre les quatre murs de son appartement, cloître ou prison, perméable pourtant aux jeux cruels du temps, de la mémoire et du complot des voisins, des amants, des commerçants (une antiquaire expose dans sa boutique une vase turgescent, déjà là dans le souvenir du trauma). On pense aussi à Carol dans Répulsion, bien sûr (avant le reclus du Locataire), mais le film ne donne jamais dans l’expressionnisme, dans le sens du grotesque, ceux de Polanski ou d’Argento (la comédienne sort tout juste de Quatre mouches de velours gris), se garde bien de reproduire leur usage expressif du noir et blanc ou de la couleur pour figurer un espace avant tout mental, créé par un esprit féminin pathologique ou en émoi (en reflet d’Antonioni dans Le Désert rouge) : schizophrénie, névrose, puberté (Suspiria), faites votre choix… Ici, le dérèglement de la réalité ne contamine pas l’esthétique du film, qui conserve tout du long une douceur pastel, un équilibre en contraste avec les événements (beau travail de Mario Masini à la lumière et au cadre), un poids concret des choses (l’escalier vertigineux emprunté à l’iconographie psychanalytique hitchcockienne) et des êtres, avant la froide nuit de la déréliction finale.

Dans le dernier plan de son Histoires de cannibales, Tsui Hark offrait, littéralement, son cœur au spectateur, dans un geste de provocation sentimentale. Barilli, contrairement à Deodato, démontre qu’il ne faut guère s’exiler aux Philippines ou ailleurs pour découvrir Le Dernier Monde cannibale, car celui-ci se tient sous nos pieds et ceux d’Alice/Silvia tombant dans le puits utérin de sa mémoire figée, de sa psychose active, subissant à vue des changements de tailles et d’âges (en écho à Tippi Hedren ou Geneviève Bujold dans Obsession), coupée en deux, adulte et petite fille (Lara Wendel, bientôt la proie des Ténèbres). Plus encore que le retour du refoulé, de la grande scène primitive (qui dit Pas de printemps pour Marnie ?) de l’adultère et de sa violence consubstantielle pour la gamine horrifiée (simulacre de viol, cicatrice infligée au visage du profanateur, avant qu’elle ne s’imagine, peut-être, subir ses outrages dans sa maturité), son film illustre la persistance de la barbarie et de l’irrationnel dans la société occidentale, de consommation et en crise, du début des années 70, pas même imputable aux supposées pratiques du passé africain, puisque Noirs et Blancs en blouses grises, hommes et femmes sans discrimination de milieux ou de classes, dans des souterrains auxquels mène un gigantesque tunnel (celui d’Alice, celui de la mort), se livrent dans un même élan communautaire, une fraternité atroce, à une cérémonie impie, une opération à mains nues et voraces sur la dépouille de la femme blessée, messe noire d’appropriation des organes internes et de l’âme du cadavre, rite régénérateur doublement scandaleux dans la modernité glacée de l’époque.


Le sacrifice des enfants dans Chi l’ha vista morire? se voit remplacé par celui d’une (presque) vierge, victime de son passé la dévorant, victime de cannibales se repaissant de son intimité la plus corporelle. Le diptyque dessine une société létale, mangeant ses propres enfants, sous les masques divers de la respectabilité (le prêtre ou l’ethnologue). Il dresse le tableau désespéré d’un pays rongé par la solitude urbaine des capitales (« Ma vie n’est plus la même depuis la mort de ma femme » confie Rossetti, le vieux monsieur indigne, au nom de peintre, nourrissant ses chats avec des doigts féminins effilés aux ongles rouges) ou propice à l’égarement dans le dédale marin des sites touristiques, dévoilés dans leur nature funèbre, à l’opposé de toutes les cartes postales, puant la mort sous la brume des canaux ou dans le clair soleil d’une grande place (Argento se souviendra de cette leçon d’hyperréalisme et d’horreur en plein jour pour Ténèbres). « Ce n’est plus un jeu, c’est un voyage » affirme Orchidea, la voyante aveugle, incarnée par Niké Arrighi, aperçue chez Truffaut ou Resnais, à Silvia, qui ne peut s’empêcher de retourner sur la tombe de sa mère, jetée d’un toit par ses soins enfantins (elle brisera son portrait ovale fixé dans le marbre, suprême blasphème faussement libérateur), adepte des cimetières à l’instar de Madeleine dans Sueurs froides, car ce voyage en aller simple ne conduit qu’au trépas, à la chute maternelle reproduite par la fille devenue adulte (et jamais mère) – terrible malédiction de la dame en noir du titre, qui ne doit rien à Leroux mais tout à la Faucheuse, à ce parfum ignoble que la vraie mère (des larmes) vaporise dans son cou, surcadrée par un miroir, à l’image de ceux réfléchissant l’éclatement psychique de sa progéniture.

Le film déploie tout un bestiaire, chats, papillons, hippopotames sculptés peints en bleu, oiseaux, mammifères vivants et empaillés (en plus grand nombre que chez Norman Bates ou les félines de Tourneur et Schrader), lions et singes d’un zoo (de surcroît, le quartier romain possède un Palais de l’Araignée) en miroir de la bestialité humaine, tapie sous la bienséance et la banalité du quotidien. Barilli, acteur épisodique pour Bertolucci et Bolognini, auteur aussi de documentaires naturalistes pour la TV italienne et peintre réputé, dirige avec adresse l’excellente Mimsy Farmer, qui tient là le rôle d’une carrière, après ses rêveries opiacées chez Schroeder (More), plus aigüe et radicale que Mia Farrow enceinte (probablement) du Diable à New York dans Rosemary's Baby, capable de manier avec dextérité un hachoir vengeant toutes ses petites sœurs du MLF de la « domination masculine ». Sa fête triste (poignant sourire de l’actrice sous les banderoles et les lampions qui n’existent pas) donnée dans son petit théâtre de la cruauté (maquette bergmanienne à côté des photos étêtées), sa danse immobile dans les ténèbres, superbement accompagnée par la valse mélancolique de Nicola Piovani (le reste de sa partition paie son tribut à Morricone, qui suivit Mimsy dans Frissons d'horreur), s’achèvent sur une table d’autopsie, dans sa nudité courageuse, au centre du cercle des grands prêtres et des disciples innombrables de la secte sans nom rassemblés pour le festin, masse compacte groupée autour de l’individu en holocauste. Le réalisateur surprend avec cet épilogue, mais conserve une mesure lui évitant le piège du salace, du voyeurisme, du sordide ridicule. La violence des images rime avec celle, bien plus dérangeante, de « la vraie vie » du contexte terroriste de l’Italie d’alors, elle s’en abreuve, la métaphorise, la métamorphose en odyssée personnelle encadrée dans l’Histoire nationale et les conventions du genre, pour mieux s’en démarquer, s’en extraire, afin d’inventer sa doucereuse et sensuelle musique de chambre, composer un singulier, entêtant et mémorable parfum, à humer captivé par sa note (bleue) capiteuse.
             

Commentaires

  1. Une bien belle analyse bourrée de références pertinentes (Lewis Carroll, Repulsion...). "Il profumo della signora in nero" est une œuvre surprenante, un diamant noir illuminé par la performance tourmentée de Mimsy Farmer. Un film méconnu (à quand un dvd français ?) et qui mérite pourtant d'être découvert. J'aime aussi beaucoup "Frissons d'horreur", un autre giallo atypique avec la même Mimsy.

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    1. Merci - je te recommande aussi "La Maison aux fenêtres qui rient", de Pupi Avati, contemporain de "Suspiria", envoûtant giallo méconnu, réflexion sur l'art et la douleur, autant qu'allégorie du fascisme et du 'passé qui ne passe pas'.
      https://www.youtube.com/watch?v=4IJhwKnKM-Y

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