Chi l’ha vista morire? : Le Sang des innocents


Un couple en crise, une enfant morte, une ville morbide : malgré les apparences, toujours trompeuses, nous n’évoquerons pas Don’t Look Now, mais le giallo méconnu d’Aldo Lado, intéressant brouillon réalisé un an plus tôt. 


L’œuvre s’ouvre sur la neige, bientôt en deuil, de Megève, en 1968, date ne devant rien au hasard, on va s’en rendre compte. Une menace plane depuis les hauteurs, surplombant les silhouettes en contrebas (astucieux usage du remonte-pente), possibles cibles, fourmis inhumaines sur la pente vierge, pour jeter son dévolu sur une gamine jouant avec sa gouvernante à décorer un bonhomme de neige, avant de lui fausser compagnie sur sa luge. Nicole s’éloigne trop loin et trop vite de Ginevra – incarnée par Dominique Boschero, beauté brune et hexagonale, sœur de Martial, acteur dans Le Chat à neuf queues, par ailleurs producteur d’oeuvrettes aux intitulés évocateurs (Blow Job ou Blue Movie) – sur la blancheur de linceul, entre les bois sombres. Quelqu’un la suit, portant des gants et un voile noirs, sa proie perçue en point de vue subjectif. L’enfant française, le crâne fracassé par une pierre, disparaît vite sous le tapis poudreux et le générique, composé de photographies en noir et blanc de la scène du crime, peut venir se plaquer sur le dossier de l’affaire classée (fautes d’orthographe comprises !).

Cinq ans plus tard, à Venise, Franco Serpieri (oui, comme le futur papa libidineux de Druuna), sculpteur séparé de sa femme restée à Amsterdam, reçoit la visite de sa fille Roberta, aussi rousse et jeune que la première victime. George Lazenby, amaigri, moustachu, les cheveux longs, paraît méconnaissable, son éphémère (et attachante) défroque de James Bond épousant Diana Rigg pour mieux la perdre – déjà – définitivement enterrée (on le reverra au bras de Sylvia Kristel dans l’avion des téléfilms dérivés d’Emmanuelle). Nicoletta Elmi, âgée de huit ans, interprète la fillette ; actrice précoce et intrépide, elle s’égara dans La Baie sanglante, ressentit Les Frissons de l’angoisse puis, majeure, affronta ses Démons. Elle fait également le lien direct entre Mort à Venise, où elle apparaissait, et le film de Lado, lui-même chaînon manquant entre le titre de Visconti et Ne vous retournez pas de Roeg, qui impressionna tant Cronenberg (et Bertrand Bonello) que son horrible Petit Chaperon rouge, poursuivi à ses risques et périls par Donald Sutherland, se retrouvera dans Chromosome 3, autre conte pour adultes, paternel, endeuillé, autobiographique jusqu’à un certain point, mais vêtu d’un anorak, Canada oblige, et démultiplié sous la forme d’une portée mélancolique (the brood, vraiment, avec le double sens du mot) sans nombril. Anita Strindberg, habituée du genre, prête ses traits de mannequin scandinave à la mère éplorée, cherchant une seconde chance, une raison de survivre, après cet holocauste sans prix (remember le sacrifice d’Abraham).

Le père abandonne l’enfant à ses jeux de gosses italiens, qui l’encerclent, entonnent une entêtante comptine malsaine, taboue, attirée par les gouffres – enfantine, donc – en écho à celle des enfants pauvres et assassinés de l’Allemagne pré-hitlérienne, immortalisée par Lang dans M le maudit, qui plus tard, après sa disparition inquiétante, nieront la connaître, même trahis par le collier cabalistique qu’elle portait (cadeau empoisonné du vicieux marchand d’art). La ronde macabre emprisonne Roberta dans son destin d’agnelle, les voix acides des chérubins aux allures d’anges de la mort s’écoutent répétés à l’infini, ad nauseam, dans le chœur réverbéré d’enfants maudits composé par Morricone. Un drame va survenir, causé par la désinvolture du père (« Surveillez vos enfants ! » implorait la maman d’Elsie), son cinq à sept dans les draps sales de sa garçonnière, entre les bras d’une autre femme (Rosemarie Lindt, promise au Salon Kitty de Brass, vénitien de souche qui relut Mann autant que Tanizaki avec sa faramineuse Clé tournée par l’inoubliable Stefania Sandrelli), son attention concentrée sur une sculpture de corps sans tête. Lorsque vient la nuit (de l’âme), lorsque s’envolent les pigeons gris en signe funèbre, en métaphore de l’irreprésentable, Paolo court en vain chez les voisins, dont un indifférent père de famille occupé par sa canne à pêche (détail ironique pour ce qui va suivre), quémande auprès de tout le quartier, y compris un ancien palais vide servant de gymnase à une marmaille chaperonnée par un prêtre, des nouvelles de sa fille enfuie, reformulant sans le savoir l’interrogation du titre (seule une voix troublante à la TV lui répond).


Il règne dans le film de Lado, outre un sentiment de tristesse aigu, de perte irréparable, un moralisme déviant – l’une des appellations apocryphes, en oxymoron, du puritanisme – qui fait la peinture d’une époque sous l’angle sexuel, un peu à l’unisson de Mais… qu’avez-vous fait à Solange ?, autre giallo interrogatif, discutable avertissement à base d’avortement (on ignore ce que vaut le versant érotique de sa filmographie). En 1972, Gorge profonde symbolise un changement de mœurs et de représentation de la sexualité. Lazenby, avec sa pilosité très seventies, semble un avatar d’Harry Reems. Le tueur moralisateur ôte la vie à des petites filles lui rappelant sa mère, rousse putain figée dans l’ovale poesque d’un pendentif, voulant les préserver de la souillure à venir, cette « boue sexuelle » exécrée par Minos, son double fraternel, démoniaque, de Peur sur la ville. Les notables locaux se voient tour à tour soupçonnés par le sculpteur, dont Adolfo Celi, rescapé d’Opération Tonnerre et de Danger : Diabolik !, un homme de loi impliqué dans un précédent meurtre d’enfant (il aida financièrement les parents), peut-être pédophile, tout au moins détournant des mineures, l’amant de Ginevra, retrouvée à Venise, associée du cosmopolite Serafian (il revient de Beyrouth), elle-même pécheresse, maman et putain démasquée par un film amateur, en plein jeu sexuel avec tout ce joli monde, qui comprend une séance de maquillage entre hommes encore héritée du Visconti, capturée par le found footage (qui tient la caméra, sinon Lado) laissé en testament obscène, offerte aux yeux de son propre fils, des nôtres et de l’assassin de dos dans un fauteuil, orgie grotesque et puérile, spectacle dérisoire et pathétique identique à ceux de L’important c’est d’aimer. Serpieri, secouru par cet ange gardien symboliquement handicapé, donne pourtant l’impression d’apprécier le show privé, interroge sur la pleine volonté de la participante, tandis que l’orphelin déclare qu’il vaut mieux parfois ne pas savoir la vérité. 

Venise, cité des amoureux suivant l’adage et l’imagerie populaire (malgré l’amertume démystificatrice du Lean de Vacances à Venise, justement), devient devant les trois caméras de Visconti, Lado et Roeg, rien moins qu’une île des morts, plus tortueuse et brumeuse que celle du tableau de Böcklin, mais tout autant funeste, spectrale, dernier rivage dont ni Bogarde ni Sutherland ne parviendront à s’échapper, contrairement à Lazenby prenant la fuite in extremis, sans demander son reste (Serafian monte lui aussi à bord d’un navire dans le brouillard, sorti tout droit de Nosferatu le vampire, d’Amarcord) mais avec un fugace sourire à sa chère et tendre, survivante à son tour, après une tentative d’assassinat dans le sanctuaire profané d’une église, à bord d’un vaporetto, accompagnés par le chant jovial des enfants et l’ultime saillie de l’ami journaliste : l’inspecteur s’avère pareillement un imposteur !

Superbement éclairée par Franco Di Giacomo, chef opérateur pour les Taviani, Scola, Risi, mais encore pour La messe est finie (titre alternatif du Lado) de Moretti, la ville marine, troisième personnage du drame (avec le père et l’assassin), se révèle tombeau des enfants perdues, qui flottent à la surface sale des eaux troubles de sa lagune, pauvres répliques d’Ophélie en rime avec le cadavre sur la Tamise au début de Frenzy (on notera le travestissement trompeur en clin d’œil évident à Psychose), victimes expiatoires des péchés d’adulte, offrandes pour conjurer la rébellion du joli mois de mai, comme on exorcisera un an plus tard à peine la fillette d’une actrice divorcée, dans le reflux naissant des utopies libertaires, portées par la jeunesse d’alors, tel qu’enregistré par le Nouvel Hollywood, cinéma du désenchantement, de la faillite du rêve communautaire, du désastre individuel. Narciso Ibáñez Serrador, avec ses Révoltés de l’an 2000, fera un sort à cet anti-jeunisme, à cette méfiance généralisée envers les innocents (dépravés par la BD, avant leur séduction, au sens étymologique de corruption, par les portes de la perception afin de mieux tuer le père, qui les envoie au Vietnam, par exemple, pour s’en débarrasser ou, dans le contexte politique transalpin, leur livre une guerre sans merci, infanticide, durant les bien nommées « années de plomb », en tant que rejetons terroristes de l’extrême gauche). Vieilles histoires de conflits générationnels, vieilles vengeances et massacres commis pour exterminer la lignée revancharde, modelés sur les affrontements mythiques et incestueux des familles de la tragédie grecque, les Atrides, pour ne citer qu’eux…


La fable funèbre de Lado, si elle ne possède pas la grandeur mahlérienne du Visconti, ni la virtuosité temporelle du Roeg (elle l’anticipe, néanmoins, dans des inserts venant troubler la linéarité des actions du protagoniste, sa pensée ramenée à la scène primitive de la coucherie culpabilisante, ou par une scène d’amour tragique, stérile, qui participe de l’impuissance polymorphe dépeinte, celle de l’artiste ne créant plus, celle du mari ne faisant plus jouir sa femme, à peine sa maîtresse, celle du meurtrier ne se livrant à nul sévice), encore moins la radicalité de la morale politique déployée dans l’éprouvant Dernier Train de la nuit, sans doute le meilleur film du réalisateur, relecture cauchemardesque de La Dernière Maison sur la gauche, et surtout parabole marxiste où une « grande bourgeoise, méchante femme » (surprenante Macha Méril), pour paraphraser Molière à propos de Dom Juan, dévoie la jeunesse prolétaire, transforme des délinquants en violeurs et meurtriers, démontre cependant un anticléricalisme « naturel », une décadence épidémique (voire épidermique), dresse la carte mouvante d’un royaume moite et vil condamné à s’enfoncer dans les ténèbres abyssales de la ville. L’envoûtement du film, son charme délétère, son caractère poignant, aussi (très belle scène de découverte du cadavre de l’enfant à l’ombre triviale d’un marché, magnifiée par le requiem de Morricone), proviennent de ce portrait tout sauf touristique, d’un temps, d’un lieu, d’une société. Moraliste, Lado n’exploite jamais la nature sordide de son sujet – la mort de plusieurs enfants – et le surdécoupage de la dernière scène, l’immolation du prêtre fou, qui ne cesse de chuter du balcon dans ses flammes infernales, illustre une rage froide, une colère qui exploseront dans le final du Dernier Train de la nuit.

Outre qu’il réserve de vrais moments de terreur – on pense à la scène silencieuse, uniquement rythmée par un vent artificiel et anxiogène, dans laquelle Elizabeth, seule à l’intérieur de la maison de Paolo, se sent suivie, menacée, par une présence non identifiée, dans sa panoplie de tueur (de giallo), qui démontre une grande maîtrise de l’espace et du temps, belle leçon de mise en scène rappelant son pendant dans le Martin de Romero – ou de beauté incongrue, telle la mort de l’avocat épris d’ornithologie, une cage ouverte déversant les oiseaux sur sa dépouille, Chi l’ha vista morire ne manque pas de questionner le spectateur, film méta qui déroute la perception, souligne les illusions létales dans la cité des masques. Le meurtre de Ginevra se déroule dans un « vrai » cinéma, ironiquement baptisé Il Progresso (devenu depuis… un supermarché !), anticipant les plus ludiques Angoisse de Bigas Lunas et Démons (encore) de Bava. La confession du prêtre, frère du marchand, se fait par magnétophone interposé, en double présage de Conversation secrète ou Berberian Sound Studio, réflexion nostalgique et inquiète sur le genre et l’horreur sonore (analysé ici même). La question posée par le titre du film s’adresse bien sûr à nous-mêmes, spectateurs volontairement égarés dans ce labyrinthe fétichiste, maniériste, onirique et nocturne, volontairement trompés par la ronde des suspects habituels dupliquant celle des gosses, aisés ou non, promis à la mort.

Le voyage, on le sait, vaut plus que la destination, et l’enquête de Paolo, œuvre d’art dans la « vraie vie » de la diégèse, voulant atteindre une vérité tragique, inguérissable, prend corps dans le film de Lado lui-même. Co-écrit par le tandem Francesco Barilli/Massimo D’Avak (à qui l’on doit le réputé mais encore plus rare Il profumo della signora in nerogiallo sur lequel nous reviendrons sous peu), à maintes reprises loué par Olivier Père sur son propre blog généreux, lesté d’une vraie mélancolie, d’une douleur secrète, sous les artifices et les conventions du genre, du mobile, gages de son indiscutable valeur, riche de surcroît d’une humilité artisanale ouverte aux métaphores historiques, sociétales et universelles qui se mirent dans le rouge profond du sang des innocents, ici ou là-bas, hier ou aujourd’hui, voici bel et bien un poème glacé, en noir vénitien (hommage au film d’Ugo Liberatore, connu pour la belle partition de Pino Donaggio, natif voisin de Venise), définitivement tourné du côté de la mort. 


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