Les Démons de Nadia

 Exils # 84 (19/02/2025)


Dans Elles n’oublient jamais (Frank, 1994), l’un de ses premiers films, Nadia Farès malmenait déjà un Thierry Lhermitte en ersatz de Michael Douglas (Liaison fatale, Lyne, 1987). Dans Storm Warning (Blanks, 2007), elle extermine une famille, un père et deux fils, en Australie, en une nuit. Ce thriller mâtiné d’horreur(s), aux primés effets spéciaux, met aussi un terme momentané à sa carrière, puisque l’actrice des Rivières pourpres (Kassovitz, 2000) ou Nid de guêpes (Siri, 2002) ne reviendra vers le cinéma et la TV qu’une dizaine d’années après, avec à nouveau Lelouch (Chacun sa vie, 2017) et la série Marseille. Que fit-elle entre-temps ? Peut-être qu’elle « aima », telle Isabelle Adjani, en tout cas elle chanta, comme la cigale de la fable ou la féline d’un clip anecdotique. Anglophone dès Rogue (Atwell, 2007), la voici parmi la « mangrove » d’Everett De Roche, scénariste souvent salué sur ce site, dont le script trentenaire ressuscite, avant que le même cinéaste son Long Weekend (Eggleston, 1978) revisite, via un remake homonyme et inutile de 2008. Vite choisie, ses origines marocaines troquées contre la nationalité italienne, la voilà Pia, sur une route de déroute, en bateau illico. Moins mouillée que la navigatrice de Visitors (Franklin, 2003), à propos duquel je ne reviens point, (re)lisez-moi ou pas, autre item de valeureuse comédienne, en l’occurrence Radha Mitchell, idem signé par qui vous devinez, elle s’avère itou moins solitaire, car partie en compagnie de son mari, qui lui conseille ne pas croire tout ce que lui raconte sa mère, misère. Soudain le ciel se couvre, la barque s’embourbe, la nuit arrive. Perdus et tendus, témoins malsains d’une baston près d’un camion, ils échappent à l’orage grâce à une ferme décrépite, où ils vont subir des outrages multiples.

Cela s’appelle tomber de Charybde en Scylla, pauvre « artiste » et pauvre « avocat », en combinaison à la con et « Volvo » de location, en conflit face à des cultivateurs de cannabis, des masturbateurs d’images lisses et accessoirement des mangeurs de pénis. Le dédale du marécage conduit donc à la lutte des classes, à la nudité rectale, au wallaby frit et frugal, à la fuite de cadavre. On le voit, Storm Warning renverse en réunion le home invasion, revisite la figure familière du redneck, ce croque-mitaine rural et immoral, jadis décrit dans Délivrance (Boorman, 1972). Le réalisateur/compositeur, amitiés à Carpenter, joindra d’ailleurs à sa BO un clin d’œil de banjo. Si la langue de Dante permet à Pia de parler d’un judicieux projet, à base d’alcool, que les démons s’endorment, rien ne réussit, à la grange ils finissent, Rob au sol, dans les pommes, jambe cassée, grosse porte cadenassée, par un clébard sanguinaire gardée. Si le viol ne survient, ruse stérile de se dire enceinte, la vengeance ne se dégustera pas froid. Le vrai-faux rape and revenge ne s’éternise, quatre-vingts trois minutes comptabilise. Entre Calder & MacGyver, Pia tend un piège avec l’attirail arsenal des pêcheurs pécheurs. Encouragée par l’épousé très remonté, elle éclate à coup de crochet la tête de Brett. Le patriarche aux trois compagnes ne perd rien pour attendre, ne parvient à se défendre, l’étrangère, humiliée, maquillée, lave l’honneur et la douleur de la « noire » Aborigène abusée, liquidée, fissa transformée en « engrais », « pâtée » de canidé, variation inventive du « vagin denté », prisé par les psys. Le « papa » pas sympa se dresse toutefois en travers une dernière fois, proie sanglante et appétissante pour rottweiler vénère, supplice de propriétaire pervers, comparable à celui du docteur Brasseur des Yeux sans visage (Franju, 1960), jamais sans ma fille ni mon chenil.

Jimmy quant à lui se fait déchiqueter par les pâles infernales de l’hydroglisseur de malheur, trépas que surcadre le pare-brise de la voiture volée, atrocité que supporte encore le rescapé courroucé. Un ultime travelling immortalise un portrait de famille, photo du trio péri presto. Storm Warning s’inscrit ainsi au sein pas si malsain d’une imagerie domestique pourvue d’une patine marxiste, dialogue à distance avec d’autres paraboles sur la réversibilité virale et volontaire de la violence : Les Chiens de paille (Peckinpah, 1971), La Dernière Maison sur la gauche (Craven, 1972), Le Dernier Train de la nuit (Lado, 1975). Même s’il possède une dimension féministe, solutionne de façon brutale les « violences faites aux femmes », même si le conducteur transparent devient passager impuissant, symbolique glissement voire déclassement, il ne s’agit ici d’illustrer une doloriste idéologie, de manier le manichéisme, les monstres toujours dotés d’une part d’humanité, la monstruosité de part et d’autre partagée, plutôt, sans cynisme, sans psychologisme, de rappeler que « l’on ne prête qu’aux riches », qu’une poupée gonflable peut paraître pathétique, que le couple d’entourloupe se révèle en définitive héroïque et problématique. Ce survival ironique doit une partie de sa réussite à son script, à son rythme, à sa direction artistique et photographique, annonce à sa modeste mesure le huis clos sinistre et rigolo de Killer Joe (Friedkin, 2011), adopté d’une pièce de Tracy Letts par lui-même, le pilon de poulet remplacé par du kangourou cuisiné. Pia déclare ne pas être une « guerrière », le métrage délesté de racolage (dé)montre le contraire. Bien entourée, bien maltraitée, par des partenaires locaux a priori peu patibulaires hors plateau, Nadia Farès y règne en détresse, y sévit avec sauvagerie, « Boucle d’or » brune en robe noire et pieds nus, touriste réactive adepte de la justice dite expéditive.

Elle « assure sa sécurité », assure tout court, apporte de l’empathie à un personnage presque démuni de sympathie. Comme la reconnaissance officielle, celle des César ou des Oscars, ne s’abaisse bien sûr à célébrer ce type de films, que ces quelques lignes laudatives donnent au lecteur et à la lectrice le désir de (re)découvrir en ligne le sous-estimé Storm Warning et d’y apprécier son talent et sa beauté.         

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