La Camisole et l’Exode
Exils # 81 (13/02/2025)
Le même matériau d’origine – La Famille du Vourdalak d’un cousin de Tolstoï – mais pas le même film : La Nuit des diables (Ferroni, 1972) ne décalque le sketch central des Trois Visages de la peur (Bava, 1963). Adios Karloff tendre et féroce, exit le gothique romantique, à ravir et rassurer les amateurs de la Hammer, fi d’une direction de la photographie remarquable et reconnaissable. Nous voici désormais dans les années soixante-dix, décennie de « crise » pas seulement économique, d’audace et de désastre, de doute et de déroute, de « films de fesses » et de MLF, de terrorisme pas encore qualifié d’islamiste. Le caro Mario s’activa vite, opéra fissa sa transformation stylistique, avec le séminal et cynique La Baie sanglante (1971), matrice pas si apocryphe du slasher US et aussi modèle de misanthropie. Le collègue Giorgio mit plus longtemps, douze ans, avant de délaisser la beauté, la singularité, du renommé, du réussi, Le Moulin des supplices (1960), variation valeureuse, géographique et atmosphérique, sur le fameux et fatal motif des figures de cire. Sous l’influence évidente de La Nuit des morts-vivants (Romero, 1968), séisme de cimetière et d’horreur documentaire, cf. le titre en écho illico, La Nuit des diables assemble souvenir et survival, effroi et folie, réalisme et solipsisme. On sait au moins depuis Le Cabinet du docteur Caligari (Wiene, 1920) qu’il convient de ne croire les yeux fermés aux récits formulés ou imagés, a fortiori au fond d’un asile. La coda de celui-là le confirme une nouvelle fois, dessillement désespérant de « féminicide » frénétique. Comme le David Vincent de Larry Cohen (Les Envahisseurs), notre Nicola s’égare et ne se marre, déboule dans un bois et casse son « carter », tombe aussitôt sur une famille mortifère, à proximité d’une indéterminée « frontière », entre l’Italie et la Yougoslavie, entre la mort et la vie. Si « la colline a des yeux » (The Hills Have Eyes, Craven, 1977), la forêt fout la frousse et ne vaut guère mieux, malheureux.
L’importateur de stères, projeté en plein et macabre mystère, n’y croise cependant le « sauvageon » Jason (Vendredi 13, Cunningham, 1980), cette dangerosité de la ruralité évoque davantage le huis clos de tombeau de Romero et l’autarcie satirique de Saura (Anna et les Loups, 1973). Une maison, une malédiction, une guerre de générations – le cinéaste observe son cobaye plus sceptique qu’intrusif, ensuite converti à l’insanité généralisée, because décès en accéléré. Les mains sales et la raison en cavale, il essaie de se raccrocher à la réalité, dialogue avec un ex-« exorciste » et « brigadier » jugé « superstitieux » donc remercié, maintenant cassandre et joueur d’orgue, quel homme. Nico se voudrait Orphée, hélas l’ersatz d’Eurydice le tétanise, en dépit d’un déshabillé, d’une croix au cou, alors au volant de sa voiture rapidement dégradée, il fracasse le restant du clan des morts-vivants, vivier de vampires au zeste d’inceste, puisque le fils fout la femme de son défunt oncle, quel monde, quasi « viol conjugal » et domestique à faire frémir les féministes d’hier et d’aujourd’hui, pourtant piétaille face à celui des Chiens de paille (Peckinpah, 1971), autre conte d’une autre trempe à propos des plaisirs et des cadavres de la campagne. Ce massacre motorisé amuse grandement deux enfants elles-mêmes contaminées, gamines et frangines en lointaine rime à la gosse morose d’Opération peur (Bava, 1966), à la « piccola » Claudia d’Anne Rice (Entretien avec un vampire). Chez George, la fifille finissait atteinte de cannibalisme, tant pis pour ses parents appétissants ; chez Giorgio, la mère adultère, au sein de travers soudain découvert, accepte de se faire mordre comme on se pend avec une corde par une « sanglante géniture » décolorée à l’Agrippa d’Aubigné. Parmi la péninsule plombée, à main armée, il faut se méfier de tous et tout le temps, des ascendants, des descendants, idem ici, couvre-feu inclus, barres de barricade aux portes et aux fenêtres bienvenues.
« Film d’épouvante » sur ses puissances, sa transmission, son infection, Shyamalan se régale, La Nuit des diables sonde la « solitude » en maladie, en épidémie, lie « pour toujours » le vampirisme et l’amour. De la « sorcière » supposée à l’héritière dépucelée, du patriarche en chasse au blondinet décérébré, chacun cherche sa moitié, poursuit son promis, ce que prouvent le prologue et l’épilogue, sis en ville, en psychiatrie, via un mateur taxi, c’est-à-dire à nouveau en « milieu fermé », occupé par un anti-héros cinglé, sanglé. Le toubib magnanime reçoit de la visite, petite amie tout sauf vampirique, en quête de son amoureux victime d’amnésie dite traumatique. Il explique que souvent ses patients se retrouvent ici à cause de leur « travail » et que « nous avons tous des anomalies », Norman Bates sourit, il comprend que l’inconnu ne supporte plus l’arrivée de l’obscurité, l’impossible oubli. « Les morts ne marchent pas » résumait l’ancien cartésien ; actuellement il court et aboutit à un four, dont le tisonnier lui sert à planter la chère étrangère éprise et apeurée. Fi de xénophobie, plutôt meurtre symbolique, objet phallique, attraction/répulsion. Tandis que le sentimentalisme du thème musical de Gaslini, revoilà la cara Edda, survole l’ensemble à contre-courant, à contre-torrent, Ferroni fait feu de tout bois, locution en situation, ne fout le feu et toutefois immortalise des êtres cramés, des zombies d’Espagne et d’Italie, prémices de sévices à ceux de Fulci. Alors âgé d’une soixantaine d’années, déjà sourd paraît-il, le réalisateur rageur se livre à un tournage à l’arrache, cinq semaines express, délivre escorté d’un trio de scénaristes classés spécialisés, flanqué d’un dirlo photo hispanique, l’esquisse impressionniste d’une déliquescence de son temps, qui prend acte de l’âpreté du contemporain ciné, qui comporte en cohorte un crâne décoré, un cœur expectoré, des carcasses animales, des statuettes suspectes, des « nuits américaines », des zooms en chaîne.
Dans le bien nommé Frenzy
(Hitchcock, 1972), on abusait et se baffrait salement, on étranglait à la
cravate une femme, on s’étranglait à la cuisine de sa femme. Dans La Nuit
des diables, on fait du stock-car avec des macchabées, on (se)
termine athée, (con)damné, individu évidé, métonymie du pays, de la paranoïa de
cette période-là. Que l’on croit ou pas Nicola, impeccable Gianni Garko, que
l’on aspire ou non à devenir vampire, le « principe de réalité »
refait son apparition in fine, porte les traits juvéniles et sensibles
d’Agostina Belli, vraie-fausse consœur de la Carmilla de Le Fanu et victime
sacrificielle offerte sur l’autel de la déraison, de la séparation, de la
destruction, symptômes d’époque du passé trépassé, autant que du présent
pourrissant.
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