Voir Venise et crever

 Exils # 80 (12/02/2025)


Venise livide, avortements révoltants, prêtre pervers : Solamente nero (Bido, 1978) évoque davantage Mais… qu’avez-vous fait à Solange ? (Dallamano, 1972) que d’autres titres tournés in situ, plus connus et reconnus. Adieu donc à Lado (Qui l’a vue mourir ?, 1972), Roeg (Ne vous retournez pas, 1973), Visconti (Mort à Venise, 1971), coucou à Hitchcock, auquel l’item dérobe la coda de Sueurs froides (1958), annexe le dilemme de La Loi du silence (1953), l’assassin thompsonien de L’Ombre d’un doute (1943). Plutôt préoccupé de culpabilité décuplée, partagée, in extremis assumée, dédoublement stimulant + suicide en prime, que de mortalité matérialisée au sein malsain de la célèbre cité, Terreur sur la lagune constitue en l’état une étude de cas et de climat, démontre l’immoralité du moralisme, affirme en filigrane l’effroi de la fraternité. Variation vénéneuse sur le tandem d’Abel & Caïn, parce que les orphelins le valent bien, ne valent rien, il dispose d’une pléthore de monstres humains trop humains, notables bancals un brin chabroliens, mention spéciale au comte immonde, amateur de minot et de gigolo, à la « faiseuse d’ange » étrange, flanquée d’un fiston fêlé, enfermé, prophétique de la créature de Castle Freak (Gordon, 1995), elle-même déjà (dé)figurée autrefois dans Phenomena (Argento, 1985). Si le tout premier trépas, celui d’une étudiante a priori point innocente,  justement sis aux alentours d’un château, se déroule au ralenti post-produit, outrage onirique, souvenir ensuite, puzzle en pièces détachées, comme les membres de la « punie » poupée, aux yeux bien évidemment et symboliquement crevés, que le professeur « épuisé » – Lino Capolicchio traversa Le Jardin des Finzi-Contini (De Sica, 1970) et sortit de La Maison aux fenêtres qui rient (Avati, 1976) – doit assembler, rassembler, jusqu’à la révélation de l’observation, amnésie traumatique choc et chic, kitsch et utile tableau illico, en écho à la fresque funèbre de Profondo rosso (aka Les Frissons de l’angoisse, Argento, 1975), le deuxième requiem prend place sous la pluie, près d’un puits, de nuit, en imperméable de panoplie, scène bleutée aux mains obscures bien sûr gantées, giallo oblige.

L’enquête existentielle et temporelle rappelle ainsi la quête d’Il était une fois dans l’Ouest (Leone, 1968), en partie co-écrite par le Dario plus haut, tandis que le jeu sur le genre de la némésis de la médium annonce le travestisme de Pulsions (De Palma, 1980), au titre original explicite (Dressed to Kill). Les petits pinailleurs remarqueront le faux raccord entre les yeux bleus du curé, les yeux verts du meurtrier, cependant ceci procède de l’astuce scénaristique, du non-dévoilement d’une identité toutefois indiquée dès l’orée, lorsque le catholique attablé confesse « avoir peur » de l’arnaqueuse argentée, à secrets, isolée, elle-même adepte de table soi-disant tournante et surtout dotée d’un magnétophone de Perséphone, aux oracles convoités. La une du canard local et une poignée de pages de bréviaire permettront de résoudre l’affaire et le mystère, auparavant ponctués de décès assez soignés, empalement de « pédé » – terme du policier peu doué porté sur la fanfaronnade au lit et le convivial panini –, crémation à la maison, noyade en barque, cadavre dans le placard et, cerise sur le gâteau, candélabre de KO. On se souvient qu’à Venise aussi Stefania Sandrelli affrontait à distance, à domicile, de manière humide, la mainmise masculiniste du fascisme (La Clé, Brass, 1983). Ici, Stefania Casini, croisée dans Du sang pour Dracula (Morrissey, 1974), 1900 (Bertolucci, 1976) ou Suspiria (Argento, 1977), se limite à jouer une joyeuse et anxieuse touriste endeuillée, qui peint, qui soutient, qui ne dérape, qui ne se désape, puisque le puritanisme en ligne sucre une scène de sexe guère nécessaire, dixit le cinéaste himself. Tout ceci se voit survolé par une partition de Cipriani à la sauce Simonetti, éclairé avec doigté par le directeur de la photographie Vulpiani, chef op de Ferreri et de… Castel Freak, bis.

À la fois fréquentable et infernal, cordial et coupable, bourreau et victime, malicieux homme de Dieu, cf. une réplique sur sa vie avant l’habit, un sourire de partie de foot aux ragazzi à la Pasolini, et sicaire de l’Adversaire, ancien « solitaire dépressif » jadis aux prises avec ses profs à Padoue, Craig Hill incarne un personnage presque mémorable, décroche le meilleur rôle d’un casting choral honorable, accessit à Juliette Mayniel, jadis aperçue chez Franju (Les Yeux sans visage, 1960), sorte de sosie français d’Alida Valli, alors au travail en Italie. En rime à Hitch, Bido fait un caméo de cimetière, se met en abyme parfumé de funéraire. À la noirceur de l’âme et de la soutane, soulignée par l’intitulé, d’un regard impitoyable de justicier ulcéré de donner l’hostie à des pratiquants répugnants, Terreur sur la lagune oppose la brève bouffée d’air clair d’une scène solaire, la préférée de l’auteur mineur, de rapide balade en orange zodiac, par une journée ensoleillée, par le couple allégé du passé appréciée. La maladresse du candide le rend immédiatement attachant, fi de vraie-fausse poursuite avec accordéoniste, celle de « l’architecte » révèle des lettres à la typographie suspecte. Réalisé sans beaucoup de personnalité, néanmoins muni d’une certaine solidité, Solamente nero bénéficie d’évocateurs extérieurs filmés à Murano, suit là-bas le chemin de croix d’un pécheur pluriel, aux péchés peu véniels, à la tête de chèvre écarlate planquée au creux du tabernacle, profanation certes plus discrète que le christ massif en douce détaché, fissa fracassé. Ni navet à négliger ni chef-d’œuvre à vulgariser, il s’agit en résumé d’un estimable voyage immobile à l’intérieur du labyrinthe d’une ville et d’un esprit, vers sa lumière envahie de nuit, en sourdine d’un conte de classes où, laïc et pêcheur, le père ne peut que se taire, sans espérer solution ou réparation, car la rétribution, à défaut de la rédemption, se passe entre-soi, parmi ces gens-là, provinciale omerta valant à son échelle celle de la plus industrielle Cosa nostra.

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