Le Clan des clandestins
Exils 90 (28/02/2025)
L’identité, surtout celle d’un exilé, ne tient à rien ou à peu, à une couleur ou à une coupe de cheveux. Lorsqu’en coda Nino revoit Elena, on ne la reconnaît presque pas, son front dégagé durcit ses traits. L’Italien toujours sur le point de partir, de revenir, ô gare, ô désespoir, arbore une crinière bicolore, un pansement blanc, des cicatrices sombres : peu de temps avant, il fracassait sa face dans un miroir de bar, sillage de match de foot à la TV, de supporters insultant l’équipe transalpine (« pourris » et « chiens » parce qu’ils le valent bien), de méprise homophobe (« Je ne suis pas une tante » qu’il se lamente). Si le blondinet adore d’abord l’imposture de sa teinture, paraît enfin trouver sa place et trouver grâce auprès des indigènes germanophones, gueule parmi la meute, « à Rome fais comme les Romains », crétin, il ne résiste au cri, au « goal » de sa gorge, instant surdécoupé de silence sidéré, d’auto-défense et d’indifférence. Face à la glace, il (re)jette sa tête, les met en miettes, coupe court au secours, se fait sortir de force, tombe sur des poubelles mais pas dans les pommes. La prostituée retrouvée, souriante, interrogée sur sa langue, soulève alors sa blonde perruque et dévoile sa noire chevelure, tactique d’Hispanique. Auparavant, invité puis engagé par un compatriote milliardaire puis suicidaire, adieu au pactole planqué « dans le cul », dépôt bancaire plus revu, une « pute » prise pour une épouse s’exprime en anglais, seins dénudés, par le moralisme en ligne fissa floutés, à l’image du cadavre de la gamine victime d’un curé, découverte macabre de Krimi local, à parc paradisiaque et baballe à la Lang (M le maudit, 1931). Le prologue de Pain et Chocolat (Brusati, 1974) procède donc de l’utopie et de la paranoïa, tresse le drolatique au tragique, souligne que l’innocence ne tient à rien ou à peu, bis, à une voiture (de police) ou à des aveux (d’ecclésiastique).
Non coupable, le serveur reprend vite le collier, recadre de manière comique le commis patriotique et cabossé, à la petite amie patiente et mutique. Du côté du lac, le racisme en sourdine sévit, Nino ne s’en exonère, qualifie en froide colère « le Turc » un rival et confrère, qui lui accueille sa famille, ne se contente d’une (fichue, déchirée) photographie. Licencié pour avoir pissé en public, stress du commissariat oblige, l’étranger dégradé trompe sa solitude mais pas sa femme avec une voisine pas si mélomane, Grecque qui rigole, dissimule son fiston – fi d’Anna Karénine, revoici Anna Karina. Après l’emploi patatras de majordome, dommage, le chemin de croix picaresque vire vers le grotesque, avec l’épisode du poulailler de Napolitains peuplé, place d’occase pourvue par un « Piémontais » aux allures de dealeur et de… Godard, compagnon d’Anna et aussi Suisse parfois sympa. La communauté de freaks occupés à plumer les pauvres poulets, à survivre avec le sourire et le dos cassé au sein pas si malsain d’une maison(née) des Sept Nains relookée, au mobilier diminué, se rassemble derrière un grillage symbolique et contemple un éden naturiste de gens jeunes et jolis, à ravir les nazis et sidérer ces sudistes. Au cours du repas, œufs et cuisses compris, Nino se lève et ne porte un toast, plutôt sur lui-même s’interroge. « Qui suis-je ? » se demande-t-il et à autrui, avant de se mettre à nouveau dans le pétrin, de se décolorer à la Jacques Perrin, incapable de rentrer au pays, autant que d’occuper l’un des baraquements réservés aux ouvriers, amical (et illégal) dépannage et occasion d’une chanson, d’une scène de travestisme à défaut de triolisme, devant des hommes un moment mis mal à l’aise par la finesse déguisée d’un des leurs. Contre la cordiale mélancolie, la joyeuse nostalgie, ce dernier se désape et se carapate, leur dit leurs quatre vérités d’impuissants exploités.
Nino se fait in fine expulser, déchire une affiche, anarchiste inoffensif, met la main aux fesses d’une rombière, puéril et pas pervers. Dans le train du destin, il se réveille au son d’un orchestre à la con, en rime à la pratique de l’héritier divorcé, au fils furtif, décide in extremis de descendre, de ne plus écouter pareilles chansonnettes suspectes pseudo made in Italy. L’épilogue prend la forme d’un raccord dans l’axe alors qu’il sort du tunnel mortel ou maternel, fin ouverte sur une renaissance ou une déchéance. On le voit, on le lit, Pain et Chocolat dialogue à distance avec L’Émigrant (Chaplin, 1917), Le Grand Restaurant (Besnard, 1966), Le Jouet (Veber, 1976), Affreux, sales et méchants (Scola, 1976), La Grande Illusion (Renoir, 1937). Dans les années soixante-dix, personne, pas même les politiques, ne parlait de « migrants », de « grand remplacement », de « réfugié climatique », d’« OQTF » problématique, de « communautarisme » et de « créolisation ». Le film drolatique et dramatique, lucide et précis de Brusati, scénariste éclectique de Dimanche d’août (Emmer, 1950), La Machine à tuer les méchants (Rossellini, 1952), Ulysse (Camerini, 1954), Roméo et Juliette (Zeffirelli, 1968) ou Le Jardin des Finzi-Contini (De Sica, 1970), conserve quand même une actualité d’éternité, voire l’inverse, justement parce qu’il ne s’agit ici de sociologie, mais du portrait d’un homme déjà âgé de plus en plus à la dérive, d’une parabole triste et drôle, en cela exemplaire de la sensibilité nuancée, portée par l’empathie et la cruauté, de la célèbre « comédie à l’italienne », d’un parcours existentiel bien plus que professionnel. Dans Pain et Chocolat, la débrouillardise se décline en existentialisme, la faconde se transforme en « fatigue », le personnage se moque de Marx et provient presque de Pavese.
Devant bien sûr beaucoup au subtil et indémodable Manfredi, au passage co-scénariste, l’ouvrage ne s’avère un « véhicule » vaniteux et ridicule, ne passe à la trappe le reste du casting impeccable, chaque silhouette avec justesse et justice esquissée. La thématique de l’altérité ne se limite ainsi à l’objectif, au collectif, au journalistique, au pathétique, elle cesse d’être un thème via un traitement ouvert sur la subjectivité, la solidarité, l’intime, la déprime. Vue à travers les yeux malheureux du protagoniste pragmatique, la Suisse ressemble à un rêve (in)accessible et coercitif, un lieu de culture classée haute (Mozart & Bizet) et classée basse (music-hall de travelos et de traviole, chansons populaires pittoresques et patibulaires), la réunion et non la rencontre d’hommes et d’idiomes, de problèmes et d’épidermes, c’est-à-dire, en mieux et en pire, le reflet de la fameuse fracture Nord/Sud de la Péninsule, auquel Nino fait référence en pleine conscience. Peut-être plus verte ailleurs, l’herbe n’équivaut au bonheur, elle ne saurait remplir un vide émotionnel et spirituel comme symptôme d’une époque de doute et de déroute, que la nôtre médiocre paraît rejouer avec une plus sinistre intensité (anticapitalisme, féminisme, terrorisme, écologie et tutti quanti). Ni militant ni méprisant, multiprimé, par le maestro Luciano (Tovoli) éclairé, entre Nous ne vieillirons pas ensemble (Pialat, 1972) et Profession : reporter (Antonioni, 1975), Pain et Chocolat ne carbure en résumé au candide délocalisé, par exemple Crocodile Dundee (Faiman, 1986), motif humoristique et relativiste à la Swift, davantage à l’absurde selon Camus, autre totem d’étrangeté originelle et sensuelle. Nino en Meursault ? Nino en morceaux, pas de chocolat, perdu, pourtant là.
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